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Le bien a pour tombeau l'ingratitude
Khelifi Ahmed, premier arbitre international algérien de football
Publié dans El Watan le 02 - 04 - 2009

« Ceux qui prétendent que l'injustice est inévitable oublient qu'elle ne l'est que parce que trop de gens leur ressemblent. » Goethe
Il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par l'ingratitude. Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine. Il n'y a qu'un seul vice dont on ne voit personne se vanter, c'est l'ingratitude
Il aurait pu être un brillant footballeur ou connaître une carrière d'entraîneur enviable. Rien de tout cela. Une blessure au genou et voilà que les rêves s'envolent. Une parenthèse mal fermée, mais que l'on se rassure, il n'a pas perdu au change. A l'heure de juger des mérites, Hadj Ahmed peut savourer une fierté justifiée. Il a réalisé tous nos rêves d'enfance. Premier arbitre international algérien, formateur d'une cuvée qui lui voue respect, Hadj Ahmed aujourd'hui taclé par la maladie, a, avec le foot, une relation charnelle presque magique. Il ne cache pas son bonheur lorsqu'il évoque son riche palmarès. Ses yeux pétillent, son visage s'illumine et on devine cette trame heureuse qui s'empare de son corps, même si sa mémoire se heurte à des oublis qu'il se désole de ne pouvoir évoquer. La maladie, cette traîtresse, pénalise aussi sa langue, incapable parfois d'accompagner le souvenir truffé d'aventures à la pelle et des fins heureuses à tous les coups ou presque.
Un large sourire bien évocateur supplée aux trous de mémoire et à une ouïe très approximative. Il y a, dans le métier d'arbitre, quelque chose qui fascine et répugne à la fois. Fascinant lorsqu'on a cette sensation très forte de juger, d'être au-dessus de la mêlée, de capter les émotions des uns et des autres, leurs tensions, leurs désirs et leurs chagrins. Répugnant lorsqu'on voit l'homme en noir, seul avec sa solitude, réceptacle de toutes les frustrations, parfois incompris, ballotté, malmené, agressé, molesté jusqu'à vous faire dégoûter le sport, mais qui, malgré toutes les vilenies renoue avec sa passion comme si de rien n'était. Ça, le plus avisé des « psy » ne peut l'expliquer. Réservé, à la limite de la timidité, Ahmed n'aime pas trop parler de sa personne. Avec assez de pudeur, il s'explique : « Il est difficile de parler de son passé sans que la mémoire soit entachée de mensonges par des clichés qui contaminent le dialogue. Il faut savoir résister à sa propre subjectivité pour respecter l'opinion des autres », concède-t-il. Khelifi est un homme peu enclin au verbiage stérile. Il est de ceux qui privilégient la nostalgie d'un monde qui n'est plus. Il est aussi adepte d'une critique douce-amère des mœurs sportives d'aujourd'hui peu compatibles, selon lui, avec les valeurs d'autrefois. C'est dans la tourmente de la grande crise qui secouait le monde à la fin des années 1920 qu'il est né.
Un enfant de la Casbah
« C'est au cœur de ce majestueux panorama de ma vieille et chaleureuse Casbah qui étend ses magnifiques terrasses blanches, superposées pour mieux dominer la plus magnifique baie du monde que j'ai vu le jour, par un hiver rigoureux, à l'aube du 8 janvier 1929, dans une chorfa sombre que n'a jamais percée un rayon de soleil. Tous les jours, à la sortie de l'école, et après la corvée d'eau à la fontaine publique du quartier, je rejoignais mes camarades pour engager des parties généreuses qui ne se terminaient qu'avec la complicité de l'obscurité. » Vers les années 1937/1939, Ahmed se familiarise avec le foot officiel, celui des stades et des clubs structurés, en allant voir les grandes équipes de l'époque. Et comme la tentation était forte, il signe sa première licence en équipe minime. Il se voyait en haut de l'affiche locale et le fait de jouer à la JSMA ou à l'ESMA était déjà un privilège. Mais un accident allait ruiner ses espérances à 17 ans. Une opération du ménisque le contraindra à mettre fin à une carrière même pas entamée parmi les adultes. En 1947, il se convertit à l'arbitrage. « C'était pour compenser ma frustration, et jamais je n'ai pensé faire une si longue carrière dans ce domaine », relève-t-il, non sans insister sur la foi qui l'animait pour aller le plus loin possible dans ce métier si chaleureux, si humain.
Et lorsqu'en 1951 il est proclamé le plus jeune arbitre interrégional de France, Ahmed aura compris que l'heure de la gloire avait sonné. L'école Sarrouy, le cours complémentaire, c'était fini, place à la vie active, et le fringant sportif se met au boulot où il intègre, à 20 ans, les PTT en qualité de télégraphiste. « Ce n'était qu'après les heures de travail qu'on pouvait s'entraîner dans des conditions pas toujours enviables, du fait de la fatigue accumulée durant la journée. » En fouinant dans sa boîte à souvenirs, Si Ahmed se rappelle de ce duel épique qu'il a arbitré entre les colons du RCMC et les musulmans de l'USMMC au stade Zevaco en 1953. Il n'avait que 24 ans. L'affiche était explosive et les conséquences imprévisibles ; vu la stature des deux équipes et les motivations de leurs supporters qui n'étaient pas seulement sportives. « Il fallait avoir beaucoup de courage et de la poigne pour diriger pareille confrontation qui s'est déroulée sans incident majeur », se souvient-il. Si Ahmed reconnaissant, ne tarira pas d'éloges à l'endroit de Moussaoui, un ancien arbitre qui a été pratiquement son mentor, « c'est lui qui m'a mis le pied à l'étrier et m'a encouragé à persévérer dans ce domaine ». Jeune arbitre, Ahmed a reçu les félicitations du président de la Ligue d'Alger, M. Riera et de Djaout, alors membre, qui était toujours là avant les matches du Gallia, de l'ASSE, du MCA pour prodiguer les derniers conseils au jeune arbitre qui ne cache pas que le referee Esposito était son modèle qu'il n'hésitait pas à copier. Si Ahmed a aussi en mémoire un match explosif arbitré dans la tourmente entre l'AS Boufarik « équipe de colons racistes, méprisants » et l'USMMC. Les Harrachis avaient gagné, mais n'acceptant pas la défaite, les joueurs boufarikois avaient mis le feu aux poudres et moi-même avais été la cible de leur vindicte et de leur colère.
Avant, c'était mieux
Retraité et affecté, Si Ahmed se contente de regarder à la télévision les matches qui ne l'impressionnent guère. « Avant, c'était mieux. Les mœurs ont changé. Il y a trop de contestations sur le terrain, devenu un terreau fertile à la violence qui reste le pire ennemi du sport. Mais je crois que cela dépasse le cadre étroit du stade. Cela relève de l'éducation et du savoir-vivre et peut-être du mal-vivre », suggère-t-il. Il a mieux à raconter comme cette anecdote : « Lors de la première finale de coupe d'Algérie que j'ai arbitrée au stade municipal en 1963 entre l'ESS et l'ESM, Ben Bella avait ordonné l'ouverture de toutes les portes du stade aux jeunes, alors que les gradins étaient pleins. Il y avait tellement de monde sur la touche que même les juges ne pouvaient pas faire leur travail. J'avais alors décidé de ne pas donner le coup d'envoi. J'avais peur que des incidents n'éclatent. Il a fallu que le Dr Maouche intervienne pour que je revienne sur ma décision. Mais, ce jour-là, ça a marché comme sur des roulettes. Le fair-play était total de la part des joueurs comme de la part du public. C'était inimaginable. Avec ce qui se passe maintenant, je ne pense pas qu'on puisse évoluer dans d'aussi rassurantes conditions ! »
Et comme il a arbitré cette première finale aux côtés de Aouissi et Benganif, Si Ahmed restera marqué par cette ambiance sud-américaine dans une véritable liesse populaire. Ce fut une rencontre très plaisante. Il est vrai que les deux équipes étaient entraînées par deux monuments du foot algérien, Maouche et Aribi. Puis, Si Ahmed de nous relater l'histoire du ballon de cette finale : « Tout le monde voulait le garder comme souvenir. J'ai alors profité d'une sortie de touche pour l'accaparer en sifflant la fin du match. C'est un ballon qui nous avait été offert par le Stade de Reims et qui nous a été ramené par le célèbre Kopa. Profitant de la réception organisée à l'Aletti, j'ai fait signer ce ballon par toutes les personnalités présentes, y compris Ferhat Abbas. »
30 ans au service du football
Khelifi a des mots tendres pour ses pairs comme l'Oranais Hadefi, alias Benzellat Abdelkader qui faisait parler le sifflet, pour reprendre l'expression de notre ami Ahmed Bessol, non seulement remarquable à sa chechia mais aussi à sa façon originale d'arbitrer. Chacun a sa manière, même celle de ne pas affronter les problèmes, comme ce referee bien connu qui, pour éviter les actions litigieuses, se détournait et faisait semblant de lacer ses chaussures. Plus sérieusement, les chevaliers du sifflet qui ont fait honneur à leur mission sont légion comme Chekaïmi, Mezahi, Chihani, Mohandi, Benghezal. Puis, il y a eu Lacarne, Hansal, Bounaga, Kouras, Koussa, Bendjehen Bergui, Medjiba, Mimoun, Sandid, Zerhouni, Kedouri, Ould El Hadj, Taleb, Nems, Djezzar et la liste est encore longue. Un demi-siècle au service de la balle ronde, dont 30 ans en tant que chevalier du sifflet, avouez que l'homme a derrière lui tout une histoire. Mais notre interlocuteur a su garder une humilité propre aux grands hommes. Pour Khelifi, « l'arbitre n'est pas un acteur qui s'exhibe sur le terrain en essayant de se faire voir, tentant de ravir la vedette aux véritables acteurs que sont les joueurs. Certains referees font du cinéma alors que la meilleure chose qui puisse arriver à un arbitre sur un terrain est de passer… inaperçu ».
L'arbitre ne doit nullement profiter de sa situation pour imposer sa loi. Il est appelé à faire accepter ses décisions avec doigté. Si Ahmed se lamente du peu d'écho que lui ont réservé les décideurs alors qu'il avait une panoplie d'idées novatrices. D'une voix lasse et résignée, il répète pour la énième fois « que la réforme de l'arbitrage a toujours été le sujet brûlant de tous les conclaves du football, mais rien de concret n'a été entrepris pour remédier à son mal chronique. » Il est le premier à revendiquer la souplesse dans l'interprétation. « Il ne faut pas se figer seulement sur les textes. L'esprit du jeu doit être pris en considération. Il faut tenir compte des spécificités d'une rencontre, de l'environnement dans lequel elle se déroule, mais aussi des sensibilités du joueur algérien. » Sa sensibilité à lui a été mise à rude épreuve, après avoir été carrément oublié. Depuis qu'il a remisé le sifflet, il n'a cessé d'apporter sa pierre à l'édifice en caressant l'espoir qu'un jour on pensera à lui pour services rendus. En lui rendant hommage par exemple. Rien de tout cela. Et cette situation a l'air de le désoler. Profondément. Cela s'appelle l'ingratitude. Que voulez-vous ? Il y en a qui, étant montés, tireraient bien l'échelle après eux.
Parcours
Ahmed Khelifi est né le 8 janvier 1929 à La Casbah. Après une carrière de football stoppée par une blessure au genou, il se consacre à l'arbitrage dont il devient l'un des symboles dans les années 1950. Comme la plupart des Algériens, il arrête toute activité dès 1956. A l'indépendance, il a l'insigne honneur d'être le premier arbitre international algérien de football. Il a officié le premier match Algérie-Bulgarie, puis d'autres matches tout aussi importants. Distingué par la FIFA, il a formé de nombreux arbitres. Parlant du football actuel, Si Ahmed ne s'empêche pas d'y relever les travers qui empêchent sa progression. Il se désole de cet état de fait, comme il s'insurge contre la culture de l'oubli dont il est l'une des victimes.


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