Le jeune Algérien, publié en 1931, au lendemain des fêtes du centenaire de la conquête française de l'Algérie, tiré à un millier d'exemplaires, n'était alors connu que des initiés, mais sa réédition en 1981, aux éditions Garnier, à Paris, lui permit un lectorat plus large. Les Algériens d'abord, férus de tout ce qui concerne cet homme illustre, dont ils ont été privés de la présence sur la scène nationale, mais certainement aussi des hommes et des femmes, de diverses origines. La renommé de ce grand homme dépasse, en effet depuis des lustres, les frontières de l'Algérie et de la France. L'homme se révéla très tôt dans la lignée des grands hommes qui marquèrent leur génération et toutes celles qui suivirent. L'avenir l'a prouvé, car aucun homme politique algérien n'atteindra à l'instar de Ferhat Abbas, une aura internationale due précisément aux qualités d'un surdoué de la politique, et de l'humaniste que tout un chacun reconnut en lui. La réimpression de cet ouvrage en 1981 est d'autant intéressante que son auteur y apporte des commentaires et certaines mises au point, 50 ans plus tard, et est, comme il le dit lui-même, l'occasion de rendre public le Rapport adressé au maréchal Pétain en avril 1941. «Ce document, dit-il, a été ma dernière tentative auprès du gouvernement légal de la France pour obtenir de profondes réformes de structures susceptibles de parer au désespoir de notre peuple.» De tous les ouvrages de Ferhat Abbas, Le jeune Algérien reste la référence, non seulement parce que son auteur y fait une analyse des plus clairvoyantes et des plus scientifiques des maux de l'Algérie dus essentiellement, comme il le dit lui-même, à la grosse colonisation, mais aussi au laxisme de la France vis-à-vis de ceux qui s'opposèrent aux réformes dont l'Algérie avait besoin pour une égalité des droits entre toutes les communautés peuplant le pays. Mais aussi parce que cet ouvrage démontre que la fibre nationaliste de Ferhat Abbas n'a pas attendu le poids des ans, mais s'est réveillée en lui dès ses jeunes années. Cet ouvrage a été publié en 1931, donc durant l'entre-deux-guerres, une période charnière de l'histoire de l'Algérie. La période de toutes les effervescences, celle où se sont nouées toutes les intrigues, celle qui a vu naître le mouvement national algérien, qui se concrétisa par la lutte armée le 1er novembre 1954. Et c'est justement durant l'entre-deux-guerres, et plus précisément de 1920 à 1935, comme nous le verrons plus loin, que la question de l'Algérianité prit une ampleur sans précédent, devenant l'objet de convoitise des colons devant la montée du nationalisme algérien. Le jeune Algérien est de ce fait, non seulement un témoignage édifiant sur 100 ans de colonisation, mais l'intérêt de cet ouvrage se trouve aussi ailleurs, et le titre parle de lui-même. Un titre n'est-il pas révélateur d'un contenu ? Un droit de réponse aux algérianistes Le jeune Algérien par son titre même fait de la question de l'Algérianité le cœur de l'ouvrage. Cette Algérianité symbole de l'existence des Algériens en tant que peuple, et par extension de l'Algérie en tant que nation. Cette Algérianité que les colons ont voulu s'approprier, au détriment du peuple algérien légitime propriétaire. De l'analyse de l'ouvrage, il ressort, en effet, que l'édition du Jeune Algérien 1931 est un droit de réponse de Ferhat Abbas aux colons au sujet de cette question précise de l'Algérianité. Et sa réédition en 1981 est un droit de réponse à ses détracteurs, certains de ses compatriotes, qui par ignorance de son combat, l'ont taxé injustement de pro-français, pour ne pas dire d'assimilationiste. Notre réflexion à travers l'analyse de l'ouvrage s'appuiera principalement sur Le jeune Algérien par rapport à ce double droit de réponse. A travers Le jeune Algérien, Ferhat Abbas a regroupé une série d'articles écrits dans les années 1920, dans divers journaux où il collaborait (Le trait d'union de Victor Spielmann, Attakadoum du docteur Benthami, L'Ikdam de l'émir Khaled), alors qu'il était étudiant. Et ceci en réponse à des articles outrageants pour les Algériens et parus dans la presse coloniale, entres autres L'Afrique latine et Le Figaro. L'entrée en matière du Jeune Algérien se fait à travers un article de Ferhat Abbas publié en novembre 1922 à travers Le trait d'union de Victor Spielmann, concernant la durée du service militaire (18 mois pour les Français et 3 ans pour les Algériens). Les Algériens protestèrent contre cette décision, mais cette protestation, dit Ferhat Abbas, n'était pas du goût des colonialistes groupés autour de la revue L'Afrique latine. Cette publication précise Ferhat Abbas, tenta de justifier l'inégalité en faisant preuve d'un racisme outrancier. Scandalisé, Ferhat Abbas répondit au rédacteur de L'Afrique latine. C'est ensuite un article sur l'immigration ou plutôt l'exode des Algériens vers la France, poussés par la misère, dont la majorité d'entre eux étaient d'anciennes recrues qui avaient connus la France lors de la guerre de 14-18 et y ayant trouvé plus d'humanité et la possibilité d'y travailler y retournèrent une fois la guerre terminée. Cette immigration mise à l'index par les journaux colons qui ne voulaient pas perdre cette main-d'œuvre à bon marché au profit de la Métropole. Et enfin, deux réponses de Ferhat Abbas, l'une concernant les intellectuels algériens objet de moquerie parue dans Attakadoum du docteur Benthami, et l'autre, l'Islam objet d'invectives. Les articles regroupés dans cet ouvrage sont signés de ce pseudonyme qui lui sied bien Kamel Abencérajes, clin d'œil à celui dont il admirait l'œuvre de progrès, Kamel Attaturk. Si la publication du Jeune Algérien en 1931 correspond à une année près au centenaire de la colonisation, il est certain que non seulement Ferhat Abbas, mais plus d'un, et certains Français eux-mêmes s'offusquèrent de ce faste qui n'avait pas ses raisons, car il n'y avait pas de quoi tirer gloire, l'Algérie, comme disait Ferhat Abbas dans L'Entente, était toujours moribonde. Il n'y a en tout cas aucun doute que la publication des articles de Ferhat Abbas en réponse aux articles colons, dénigrants vis-à-vis des Algériens et cités ci-dessus, regroupés dans Le jeune Algérien, précisément en 1931, n'est pas anodine. Cette date correspond à une période clé, celle où un mouvement idéologique appelé Algérianisme (1920-1935) dont l'arrogance défiait toute concurrence, sûr de ses assises et de sa pérennité, avait fait de la question de l'Agérianité une cause de survie. A travers Le jeune Algérien Ferhat Abbas pointe du doigt essentiellement une de ses plumes raciste et redoutable, celle d'un certain Louis Bertrand. Pourquoi ? Parce que ce dernier est tristement célèbre non seulement par rapport à ses articles à travers la revue L'Afrique latine ou Le Figaro, mais surtout parce qu'il est l'apôtre de ce mouvement. Louis Bertrand est à l'origine de l'ascendance de ses idées, la revue L'Afrique Latine étant la revue des Algérianistes. L'Algérianisme créé officiellement en Algérie en 1920 (mais qui prit réellement ses racines à la fin du 19e siècle avec Louis Bertrand et perdit de son souffle vers 1935), et qui sous couvert de mouvement littéraire, regroupait en son sein des «romanciers» de circonstance qui s'étaient donné pour mission (véritable croisade) de véhiculer à travers leurs ouvrages un message, qui revient comme un leitmotiv, relatif à leur identité d'Algériens, et les seuls Algériens. Venus d'horizons divers, mais Européens, nés en Algérie pour peu d'entre eux et de passage pour beaucoup, tel Louis Bertrand, venu en 1891 à l'âge de 25 ans, y professer les Lettres françaises. Fraîchement installé en Algérie, ce Louis Bertrand découvre un peuple nouveau, celui des Européens d'Algérie et en extase devant «ce peuple neuf courageux et travailleur», il décide de lui révéler qu'en tant que vainqueur et latin, les Romains étant arrivés en Algérie avant les Arabes, il découle de source qu'il est le seul Algérien. Ce peuple «neuf» va être glorifié par Louis Bertrand, apôtre de ce mouvement, à travers son ouvrage Le sang des races (1899), qui n'est rien d'autre qu'un pamphlet raciste et antisémite à travers lequel l'indigène est affublé de toutes les tares (voleur, menteur, fourbe et fainéant), et l'intellectuel indigène francisé tourné en dérision. Louis Bertrand passera par la suite le flambeau à Robert Randau, (lui aussi dans le point de mire de Ferhat Abbas) qui parachèvera l'œuvre du maître à travers deux ouvrages Les colons (1907) et Les Algérianistes (1911), regroupant autour de lui, à partir de 1920, un nombre considérable d'auteurs animés par le même dessein funeste. Et la boucle sera bouclée par le plus venimeux d'entre eux : Charles Courtin, qui caresse le rêve génocidaire. Dès l'entrée en matière, Ferhat Abbas va droit au but, il fait une mise au point sans équivoque : «L'Algérie en 1830 n'était pas une terre vacante. Elle était peuplée par une race vigoureuse et guerrière.» (p11-12). «Pour un Louis Bertrand, écrit Ferhat Abbas, quel que soit l'avenir des nouvelles générations algériennes, et quels que soient les événements, souvent indépendants de la volonté humaine au milieu desquels les peuples évoluent ou meurent, le monde reste divisé en deux : les supérieurs, dont il fait partie, et les inférieurs, dont nous sommes» (p 76). L'on comprend dès lors que Louis Bertrand et la revue L'Afrique latine où il déversait sa rogne, soit dans le point de mire de Ferhat Abbas à travers Le jeune Algérien, car c'est le même discours raciste que celui du Sang des races qui revient dans L'Afrique latine, faisant des indigènes des êtres inférieurs, et des étrangers, devant se soumettre à leurs maîtres les colons, ou se démettre en quittant le pays. Auquel Ferhat Abbas répond : «Nous sommes chez nous. Nous ne pouvons aller ailleurs. C'est cette terre qui a nourri nos ancêtres, c'est cette terre qui nourrira nos enfants. Libres ou esclaves, elle nous appartient, nous lui appartenons et elle ne voudra pas nous laisser périr. L'Algérie ne peut vivre sans nous. Nous ne pouvons vivre sans elle. Celui qui rêve à notre avenir comme à celui des Peaux-Rouges d'Amérique se trompe. Ce sont les Arabo-berbères qui ont fixé, il y a quatorze siècles, le destin de l'Algérie. Ce destin ne pourra pas demain s'accomplir sans eux» (p 143). Un droit de réponse à ses compatriotes-détracteur Ce reniement de leur Algérianité aux Algériens de souche, non seulement ne laissera pas indifférent Ferhat Abbas, mais le fera remettre les pendules à l'heure. La plume de Ferhat Abbas à travers Le jeune Algérien est alors celle d'un scientifique qui, sur la base d'une démonstration sans faille, remet les pendules à l'heure. Il est tour à tour historien, géographe, sociologue, économiste… et même théologien. Ce qui laisse le lecteur sans voix, lorsqu'il sait que ce jeune Algérien qui écrit n'est alors âgé que de 23 ans. Comment peut-on être un érudit pluridisciplinaire à cet âge-là, lorsqu'on a connu les bancs de l'école à l'âge de 12 ans ? «A 12 ans, je courrais pieds nus dans le douar sans savoir un seul mot de français» (p 111). C'est ce qui relève du surdoué. Et c'est davantage encore la preuve que celui qui écrit sait ce dont il parle. Il ne le fait que parce qu'il détient la connaissance qui lui permet d'aller avec certitude et sans peur sur le terrain de l'adversaire, pour démontrer que son Algérianité, et donc celle de son peuple est l'évidence même. Cette identité algérienne pour laquelle il est prêt à sacrifier sa vie. «Il est facile de vouloir exterminer les gens, dit-il, quand, d'un côté il y a des mitrailleuses et de l'autre, des fusils de bois. A armes égales, nous aussi nous savons mourir» (p 138). Comme nous venons de le constater l'édition du Jeune Algérien en 1931 n'est pas anodine, elle est un droit de réponse cuisant aux Algérianistes (et plus précisément à leur chef de file Louis Bertrand) usurpateurs de l'identité algérienne. Si la publication du Jeune Algérien en 1931 n'est pas anodine, sa réédition en 1981, l'est encore moins. En effet de l'analyse de l'ouvrage, et par rapport à certaines mises au point apportées par l'auteur 50 ans plus tard, il est clair que Ferhat Abbas utilise son droit de réponse par rapport à ses détracteurs, certains de ses compatriotes, dont il a eu la désagréable surprise de constater, au lendemain de l'indépendance, le pointant du doigt ainsi que certains intellectuels de sa génération. «Depuis l'indépendance de l'Algérie, dit-il, de jeunes Algériens, qui n'ont connu ni le poids de la nuit coloniale ni ses servitudes, se permettent de nous brocarder, de nous blâmer et de nous censurer. Ils trouvent que nous n'avons pas fait assez. S'ils étaient à notre place, auraient-ils fait davantage ? A notre époque peu était ceux des nôtres qui pouvaient élever la voix. Quoiqu'il en soit, nous avons mené un combat exaltant, guidés par la recherche de notre liberté, de notre dignité et la défense des valeurs de l'Islam» (p 26-27). Et ce qui plus que tout attristait l'homme politique algérien c'est de se savoir taxer de pro-français, lui qui a consacré sa vie à combattre le colonialisme français. «On dit que j'étais ''pro-Français ‘'. Plus exactement, dit-il, je suis de culture française. Et c'est presque le cas des hommes de ma génération… Cet enseignement français pouvait-il nous faire perdre notre personnalité et nous détacher de notre passé ? Je ne l'ai jamais cru» (p 27). La fameuse phrase, au sujet de la nation algérienne, collée comme une tache au souvenir de l'homme, selon laquelle cette dernière n'existerait pas, galvaudée par la presse coloniale qui en avait fait son jus pour ternir l'image de l'homme politique algérien, y est certainement pour beaucoup dans cette désinformation. Phrase pourtant considérée par certains historiens comme tirée de son contexte, et par d'autres déformée par rapport aux points de ponctuation, trouve à travers Le jeune Algérien, qui regroupe les articles de Ferhat Abbas écrits dans les années 1920, une preuve tangible, qu'elle est en inadéquation avec la pensée et le combat de l'homme, dès la première heure. Pour rappel, au moment du repos du guerrier, soit en 1962, Ferhat Abbas fera une mise au point et non des moindres sur la mauvaise foi de la presse coloniale à ce sujet, et ceci à travers son ouvrage La nuit coloniale. Mais s'il n'en avait cure que ses adversaires portent atteinte à sa personne et à la noblesse de son combat, il n'en était pas de même quand il s'agissait de ses compatriotes. La réédition de son ouvrage Le jeune Algérien en 1981 n'est, en effet, pas du tout anodine, elle est sans conteste, une réponse et non des moindres à ses compatriotes-détracteurs. Le contenu de ses articles parus dans la presse dans les années 1920 parlent d'eux-mêmes, ils sont le témoignage de son nationalisme de la première heure. Il les met donc au su de ses compatriotes ignorants (malgré eux) de son combat et de l'histoire de leur pays, et ceci afin qu'ils puissent juger d'eux-mêmes. Il leur dira : «La connaissance du passé est toujours enrichissante, elle est indispensable pour éclairer un peuple sur son histoire. Car c'est à travers elle qu'il peut tirer enseignement et profit de ses défaites, de ses erreurs comme de ses victoires» (p 10). Il mettra à leur connaissance l'itinéraire de son combat politique dans le but de permettre à son peuple d'acquérir les mêmes droits que l'Européen d'Algérie, les fonctions occupées (élu, presse…) jusqu'à son adhésion au FLN le 1er novembre 1954. Mais à ceux qui lui reprochent de ne pas avoir pris les armes plus tôt, le voilà qui répond : «Il est vrai que personnellement je suis d'un tempérament pacifique. Je préfère le compromis honorable à la violence. Connaissant le passé coloniale, j'appréhendais surtout les révoltes et la mort de multitudes d'innocents. C'est pourquoi j'ai cherché longtemps la solution de conciliation et l'émancipation grâce à la culture scientifique des masses populaires» (p 27). «C'est grâce à cette culture, poursuit-il, que j'ai combattu les féodalités d'argent qui s'étaient emparées du pouvoir en Algérie, et qui se sont comportées comme les ennemis de notre peuple et de l'Islam. Avec d'autres hommes de ma génération et des plus jeunes, j'ai dénoncé le racisme et l'injustice, animé les masses, secouru des défaillants et défendu les plus déshérités. Je l'ai fait avec foi, conviction et passion. Jamais avec haine. En aucun moment, je n'ai parlé un double langage. A aucun moment, je n'ai triché; Ce livre en porte le témoignage. Ma bonne foi et ma franchise ont-elles été de bons moyens ? Je le crois. Mais c'est au lecteur d'en juger» (p 27-28). A la fin de cette réédition de 1981, Ferhat Abbas met à la connaissance de son peuple le rapport adressé au maréchal Pétain en avril 1941, ultime tentative, pour obtenir des réformes, avant l'effusion de sang, finalement inévitable, devant la surdité de l'adversaire. Comme quoi, conclut Ferhat Abbas, «ce qui a été pris par la force se devait d'être repris par la force» Contrairement au droit de réponse fait aux Algérianistes en 1920 à travers la presse, puis en 1931 à travers Le jeune Algérien, ou celui fait à ses détracteurs-colons en 1962 à travers La nuit coloniale où Ferhat Abbas connu pour ses pamphlets brûlants, n'a pas failli à sa réputation, ce droit de réponse de 1981 à l'intention de ses compatriotes-détracteurs ne l'a pas été sans douleur. Derrière les lignes, le lecteur la sent poignante, tant l'ignorance des siens (ou la falsification) par rapport à son combat (avec d'autres hommes de sa génération) noble et désintéressé au service de son peuple, l'a atteint au plus haut point et mérite selon lui que l'on éclairât la jeunesse algérienne, en rétablissant la vérité. «Pour l'instant, dit-il à l'intention de ses compatriotes, nous vivons encore dans l'incompréhension et les trompeuses controverses. Mon petit livre montre tout ce que nous avons tenté, entrepris… A cet égard, il peut contribuer à éclairer le passé, à situer les erreurs, à faire éclater la vérité. La vérité est seule constructive» (p 11).