Mostefa Lacheraf est né à Sidi Aïssa, grande daïra de la wilaya de M'sila. Jusqu'à récemment, la ville n'était même pas visible sur les cartes routières. C'était une sorte de nulle part entre Sour El Ghozlane et Bou Saâda, se situant avant Aïn El Hadjel, la grande halte des routiers et royaume incontesté de la restauration rapide. Et pourtant, Sidi Aïssa a des atouts à faire valoir comme son marché hebdomadaire pittoresque qui draine des milliers de visiteurs chaque semaine, sans oublier les résultats scolaires méritoires obtenus par les élèves de la contrée d'année en année. Il faut dire ici que, contrairement à beaucoup de hauts cadres qui occultent leurs véritables lieux de naissance au détriment d'une appartenance urbaine plus valorisante, Mostefa Lacheraf a fait de Sidi Aïssa une fierté qui transparaît dans toute son œuvre. Dans ses Ecrits didactiques et Des noms et des lieux, il a fait sortir Sidi Aïssa de l'anonymat pour accéder à une universalité amplement méritée. Malheureusement, cette ville le lui rend mal, affectionnant l'ingratitude plus que l'hommage, l'amnésie plus que le souvenir. En effet, rien n'indique dans la ville qu'un des intellectuels algériens les plus brillants a passé son enfance ici. Les établissements scolaires portent des noms le plus souvent sans relation avec l'environnement, mais beaucoup plus au service d'une histoire officielle faite pour consolider le régime politique. La population de la ville, dont la majorité est jeune, a d'autres préoccupations et il ne reste que quelques irréductibles qui essayent de faire vivre une mémoire locale en péril. Beaucoup des amis d'enfance de feu Lacheraf l'ont précédé au ciel. Nous pensons à Alia Hadj Kouider, Nadir et Abdellah Sidhoumi et Si Djaffar. De cette génération de disparus, il ne subsiste que quelques bribes de témoignages, arrachés à l'oubli par des discussions amicales mais rarement transcrits. Une enfance heureuse Mostefa Lacheraf avait fréquenté l'école Albert Sarat, située au centre de Sidi Aïssa. Pour les anciens, Albert Sarat était un enseignant humaniste venu du Doubs (région de l'est de la France) avec sa femme au début du siècle passé. Un des condisciples de Lacheraf, Ahmed Ouamar Chabane, né comme lui en 1917, avait bien voulu nous parler de cet écolier modèle qu'il avait connu à la veille de passer le certificat de fin d'études. Ils s'asseyaient tous les deux à la même table. «Il était doux et très intelligent», se souvint Da Chabane avant d'ajouter : «En français, il était toujours le premier mais en calcul c'est moi qui m'imposais». En deux mots, la personnalité de Lacheraf se dessine, imposante par son exigence et prolifique par son abnégation. Un vrai producteur d'idées et d'analyses pertinentes. Pour revenir au côté anecdotique, Da Chabane est connu aussi pour sa grande érudition et il a bien voulu nous en conter une qui se rapporte au caractère du petit Mostefa. «Ce fut pendant le Ramadhan et Mme Sarat nous posa des questions relatives aux trois religions et les promesses qu'elles faisaient pour la récompense dans l'au-delà, avant de nous demander de qui on se sentait le plus proche ? Au lieu de répondre à la question, la discussion prit une dérive communautaire. Les esprits s'étaient échauffés et chacun défendait sa chapelle. Quand arriva le tour du petit Mostefa, il dit calmement qu'il aimait tout le monde, quelle que soit son origine ou sa région». Selon toujours l'intarissable Da Chabane, Mme Sarat fut subjuguée par la perspicacité du petit Mostefa. Le lendemain, l'instituteur, sur l'instigation de sa femme et suite à ses constations, fit une leçon de morale sur la tolérance et le savoir-vivre ensemble. Albert Sarat traitait tous les élèves sur un même pied d'égalité malgré toutes les interventions qui se faisaient dans les coulisses, pour favoriser les uns et les autres. Un autre témoignage émane d'une respectable dame de Sidi Aïssa, Mme Denideni qui était aussi la condisciple de Lacheraf. Elle connaissait bien son entourage et spécialement sa mère. Cette dernière était «généreuse» et les sœurs de Mostefa «gentilles et d'un commerce agréable». A partir de ces deux sources, le fil commence à s'effilocher. Le fait d'avoir quitté Sidi Aïssa pour poursuivre ses études à Alger puis ses séjours à l'étranger ont réduit les souvenirs comme une peau de chagrin. Nostalgie et oubli Les fréquentes visites qu'il effectuait dans sa ville natale avaient pour lui une valeur de pèlerinage. Mostefa Lacheraf retrouvait ses anciens camarades et s'affligeait devant le spectacle hideux de son ancienne école. Ce fut à l'époque un bel édifice, construit à la pierre taillée avec un agencement harmonieux et un jardin fleuri. La cloche au bout du préau pendait comme des dattes mielleuses et donnait l'impression d'attendre la main câline du concierge pour libérer une quelconque symphonie. De cet édifice qui faisait la fierté de la ville et un lieu enchanteur pour les yeux, on a fait des logements pour les enseignants. Sur la copie originale on a posé des atours carcéraux, avec des barreaux pour mieux s'enfermer et gâcher la vue du flâneur. Da Chabane m'avait confirmé que feu Mostefa Lacheraf avait versé devant ce spectacle terrifiant de vraies larmes. Le saccage de la mémoire, il en connaissait un rayon, lui qui avait écrit dans l'un de ses articles qu'on pouvait trouver des archives de la nation algérienne, à bon marché, du côté de la rue de la Lyre à Alger. Peut-être qu'il avait aussi une conception de la nation et de la société qui ne cadrait pas avec la culture ambiante. Ici en France où je vis depuis quelque temps, les mêmes questionnements et les mêmes incertitudes sur ce que nous sommes continuent à me hanter. Et en apprenant la triste nouvelle de la disparition de Mostefa Lacheraf, je me suis heurté au même problème d'oubli et d'ignorance. Les étudiants algériens que je fréquente ont vaguement entendu parler de lui. A chaque fois, des mises à jour sont nécessaires, en ayant l'impression d'avoir affaire à des machines dépassées par les innovations technologiques. Qui a dit que l'exil entretenait la mémoire et nourrissait la nostalgie ? Pourtant, les clichés ont la vie dure et Mostefa Lacheraf traquait inlassablement tous les poncifs qui favorisaient la défaite de la pensée. Maintenant qu'il a tiré sa révérence avec la profonde conviction du devoir accompli, il peut prétendre au repos éternel et, du haut du ciel, c'est sûr que ses vœux pour le nouvel an et Yennayer vont vers la cessation de nos travers et de nos errements. L'auteur de ce texte, universitaire et écrivain, a publié aux éditions Chihab Les Trois doigts de la main et La Faille. Il est fondateur du site web sidi-aissa.com.