Un centenaire peut en cacher un autre. Alors que l'Algérie commémore le centenaire de l'enfant de Taourirt Mimoun, le grand écrivain Mouloud Mammeri, un autre Algérien, immense, boucle également son centenaire: Mostefa Lacheraf. Dans la discrétion et l'oubli! Né le 7 mars 1917 à Sidi Aïssa (commune de Chellalet El-Adhouara, wilaya de Médéa), mort le 12 janvier 2007, Lacheraf a été un homme d'une probité sans égal et un politique et un intellectuel de haut vol. Il est d'ailleurs étonnant que ceux qui le connaissent et l'ont côtoyé, à l'instar de l'historien Mohamed Harbi qui l'a bien connu, évoquent «les Lacheraf» tellement l'homme était multiple et insaisissable. De fait, journaliste, sociologue, historien, enseignant, essayiste, Mostefa Lacheraf a laissé une trace indélébile. L'auteur de «Algérie, Nation et société» était surtout un perfectionniste cherchant toujours à en savoir plus sur les faits et les hommes et à faire le mieux possible. Militant de la première heure, membre du PPA-Mtld (Parti du peuple algérien-Mouvement pour le Triomphe des libertés démocratiques), il contribua au Mouvement national y posant son empreinte. Politique critique, il n'admettait pas les demi-mesures. De fait, dans les années 40 déjà, Lacheraf s'est mis en marge des activités politiques du PPA-Mtld, estimant que les débats dans le parti, du moins de sa direction politique, cédaient à la «perception plébéienne de la démocratie» rapportait l'auteur de «Le FLN, mirage et réalité». Doté d'une forte personnalité, militant et résistant, Mostefa Lacheraf ne s'en laissait pas compter, n'ayant jamais été prêt à rentrer dans les rangs ou abdiquer ses opinions. Il avait une qualité rare, dans un pays où la flagornerie était facile, sinon de mise, il savait dire «non!». Il le montrera en maintes occasions. Ainsi, il refusa, à l'indépendance, de rejoindre le gouvernement d'Ahmed Ben Bella, malgré les sollicitations. Il a été notamment l'un des rédacteurs de la Charte nationale en 1975. Il a aussi été brièvement ministre de l'Education nationale, dans le dernier gouvernement du président Boumediene en 1977. Il démissionna rapidement une année plus tard. Mohamed Saïd Mazouzi, nous en dit plus sur cet épisode dans ses mémoires «J'ai vécu le pire et le meilleur». Ministre de l'Education nationale, Lacheraf travaillait sur un projet de réforme de l'enseignement qui devait «désidéologiser» l'école algérienne. Il y eut bien sûr une levée de boucliers des islamo-conservateurs. Mazouzi raconte que le président Boumediene demanda à Lacheraf s'il pouvait donner une échéance pour la réforme. N'ayant pas achevé son évaluation, le ministre de l'Education s'interdit d'avancer une échéance, au grand dam du président. L'ancien ministre du Travail qui a dit à son confrère de l'Education pourquoi n'avoir pas transigé, eut cette réponse: «Je ne peux pas avancer une échéance en laquelle je ne crois pas, une échéance qui ne soit pas fondée sur une base scientifique.» Ces propos donnent la mesure de l'homme. Ce qui explique pourquoi son projet de réforme de l'enseignement en Algérie a échoué. De fait, les partisans de l'arabisation à marche forcée, l'entendaient autrement. Avant l'heure, l'auteur de «Les ruptures et l'oubli» avait mis en garde contre l'islamisme et les projets rétrogrades qu'il véhicule, s'inscrivant en faux contre les politiques démagogiques qui prenaient corps. Quoique n'étant pas membre de la direction du FLN, il s'était retrouvé parmi sa composante lors du piratage en octobre 1956, par l'armée française, de l'avion devant l'emmener au Caire. En fait, Mostefa Lacheraf a été un homme exceptionnel. Ce qui est étrange de fait est cette chape de plomb qui entoure l'homme, le politique et l'intellectuel [il maîtrisait autant l'arabe que le français] qui fait que l'on n'évoque pas plus que ça un homme qui donna à l'Algérie le meilleur de lui-même. En fait, cela semble le sort partagé de ceux qui ont consacré leur vie au service de l'Algérie, emmurés dans les oubliettes de l'Histoire. Mais ses écrits sont là pour dire la dimension d'un intellectuel inclassable, comme l'affirment ceux qui ont approché le militant nationaliste, le politique, l'historien et sociologue qui laisse une foisonnante production, non du fait de la quantité, mais de sa qualité. Dans son essai «Des noms et des lieux: Mémoire d'une Algérie oubliée», l'enfant de Challalet El-Adhouara, raconte avec émotion son enfance, son adolescence et sa formation d'homme. Il est curieux qu'aucune institution (lycée ou université ne porte son nom) ne rend hommage à cet homme immense au parcours politique et intellectuel exemplaire qui s'est confondu avec l'éveil et l'émancipation de l'Algérie. Est-ce là le sort de ceux qui sortent du rang, ne savent pas faire profil bas? Il faut le croire!