Agrégé d'arabe et docteur d'Etat en histoire moderne, Moulay Belhamissi est un personnage attachant qui, malgré une retraite bien méritée, n'en continue pas moins de bosser comme si de rien n'était. Si vous feignez d'oublier il vous le rappellera avec la modestie qui le caractérise : «On n'a jamais fini d'apprendre.» Bardé de diplômes et élu, en 1994, membre de l'Institut de l'histoire turque, El Hadj Belhamissi s'est particulièrement distingué par sa monumentale thèse d'Etat, Les navires et les hommes préambule de marine et marins d'Alger (1518-1830) où il met en valeur le rôle de la flotte algérienne qui s'imposa, avec cran, sur l'échiquier international. De ses ouvrages, de sa riche carrière, de la place de l'histoire dans la vie de la cité, l'arpenteur de la mémoire qu'il est nous parle sans détours, parfois avec passion en tentant d'être le plus objectif possible. El Hadj Belhamissi vit le jour en 1930 à Mazouna, alors administrée par le caïd Daouadji c'est là qu'il fit l'école indigène jusqu'au certificat d'études qu'il décrocha en pleine guerre mondiale. Après il rejoindra le lycée franco-musulman de Tlemcen où il passera 6 longues années, où il se nourrira à l'enseignement arabo-musulman et occidental. «C'était un programme complet qui nous comblait, parce qu'il nous ouvrait de nouveaux horizons», se souvient-il. En 1952, il vient à Alger qui fut pour lui une véritable découverte. «C'est là que j'ai entamé mes études supérieures à l'université d'Alger, en attaquant une double licence d'arabe et d'histoire, interrompues par le déclenchement de la guerre.» Il renouera avec les amphis en 1957 mais vu sa condition sociale très modeste, il est contraint de travailler en embrassant la carrière d'enseignant. Une lune de miel qui n'en finira pas. Il se rappelle de ses premières amours. «L'année 1955 m'a profondément marqué, car c'est celle de ma première nomination à Mcid Fatah à La Casbah, suivie d'une autre en 1957 au lycée franco-musulman d'El Biar en qualité d'adjoint d'enseignement, puis professeur après avoir réussi mon CAPES.» Il y est resté jusqu'en 1965. Après quoi, il est nommé premier inspecteur d'académie de Médéa en 1966. Il n'y fera pas de vieux os, puisque sa réussite au concours d'agrégation d'arabe le propulsera à la Faculté des lettres d'Alger où une section d'histoire en langue arabe venait d'être créée. «Là, j'ai entamé une deuxième carrière à laquelle je suis resté fidèle jusqu'à ma retraite en 2001.» Professeur et historien Enseigner et écrire sont devenus ses deux credos, alors il s'intéressera à l'époque ottomane qui l'avait emballé et qui, à ses yeux, a été largement travestie par les historiens occidentaux. «Il fallait résoudre 3 ou 4 problèmes avant d'écrire une histoire dépassionnée.» Les historiens français, par exemple, avaient fait une sélection documentaire partisane, manifestement orientée qui a fait endosser aux Turcs tout ce qui n'allait pas en Algérie. A titre indicatif, la marine, pour eux, était une malédiction. De leur point de vue, la marine n'était là que pour spolier les butins des Occidentaux. Quand on réunit toute cette production européenne de l'Algérie du XVIe – XVIIe S., qu'est-ce qu'on constate ? Que l'histoire de l'Algérie était en fait assimilée à celle de la piraterie que les captifs européens subissaient l'enfer à Alger, alors qu'il n'y avait aucune trace des captifs algériens retenus en Europe. «Par conséquent, il fallait revoir toute cette vision tronquée et fausse de l'histoire, en allant consulter les milliers d'archives à la Chambre de commerce de Marseille et au Quai d'Orsay. Comme l'historien est insatiable, j'ai pris mon bâton de pèlerin pour faire le tour du Bassin méditerranéen, en commençant par Malte, qui a toujours été, sur le plan maritime, l'adversaire des Algériens. Puis ce fut au tour de l'Espagne, de la France… L'article intitulé «Le raid algérien sur l'Islande en 1627» que j'ai publié a eu un large écho et un intérêt insoupçonné. Comment des Algériens sont-ils partis sur des bateaux en bois au péril de leur vie, malgré les dangers de la mer du Nord. Finalement, c'était une expédition heureuse, car les marins ont mis la main sur une riche butin dont un butin humain de 400 femmes qui ont épousé des dignitaires dont le roi du Maroc. Une seule est retournée dans son pays, rachetée par le roi du Danemark. Jusqu'à nos jours, tous les ans, il y a une fête commémorant cet événement à Reykavik. C'est dire que le souvenir du raid est resté vivace», commente M. Moulay. La marine passionnément El Hadj Belhamissi fait savoir qu'il a mis 10 ans pour achever sa thèse, soutenue à Bordeaux en 1985. Pourquoi 10 ans ? «J'ai voulu donner du poids au sujet, car je n'ai jamais été friand de sujets cuisinés, préparés ou traités par d'autres. J'ai toujours travaillé sur des archives vierges. C'est pourquoi mes travaux sur la marine consistaient à corriger les erreurs voulues par les historiens européens, à savoir que les corsaires n'étaient pas des brigands mais des soldats qui agissaient sous les ordres de l'Etat. De plus, les combats en mer n'étaient pas une spécialité algérienne mais un phénomène général qui remonte à l'Antiquité. S'il n'y avait pas de combats inter-musulmans, les Européens ne s'empêchaient pas de livrer bataille entre eux. Enfin, un motif de fierté, je suis le seul à avoir évoqué les captifs musulmans en Europe que les deys ont toujours défendus avec le souci constant de les libérer. C'était une question d'honneur et de dignité.» De ses années d'enseignement, Moulay en garde une certaine nostalgie. A-t-il des regrets en quittant ce noble métier ? «Je l'ai regretté lorsque j'ai pris ma retraite», ironise-t-il en insistant sur le demi-siècle consacré à prodiguer le savoir. Mais plus sérieusement, il change de ton, en évoquant la dévalorisation du métier et le peu de considération qui lui est accordé. «Quand j'ai touché ma première pension de retraite, j'ai regretté de ne pas avoir fait comme mes élèves, des études en diplomatie ou en droit… La seule chose qui me fait supporter cette situation, c'est la satisfaction de lire et de produire.» Quant au statut peu enviable de l'enseignant, il n'en fait pas un plat, soulignant : «Nous, les enseignants, nous n'avons jamais su imposer notre point de vue. Les enseignants sont considérés comme une charge, comme de simples consommateurs, ce qui est absolument faux. Malheureusement, cette idée est ancrée dans l'esprit des décideurs politiques. Elle amène tout droit à la démission de l'enseignant qui ne se sent pas motivé. Il est livré à lui-même et n'est pas défendu lorsqu'il ose dire non.» Cette démobilisation, ajoutée aux programmes incohérents, voire obsolètes sont-ils les facteurs qui ont ajouté de l'eau au moulin des partisans de l'école sinistrée ? «Il y a un peu de cela, mais nous avons tous notre part de responsabilité. On n'a pas voulu ‘'soigner'' l'école par des programmes adaptés, par une pédagogie moderne, par une ouverture sur le monde extérieur marqué par la technologie. Chez nous, tout stagne. Par exemple en Algérie, on ne sait pas ce que recyclage veut dire.» Interloqué lorsqu'on lui demande s'il est professeur d'histoire ou historien ? Absolument pas. «Les deux me font plaisir. Je suis prof de par mes obligations. Je suis historien quand je reprends ma liberté de recherche, lorsqu'un sujet mérite d'être déterré.» Justement, à propos de la recherche, il s'insurge contre certains passe-droits et des attitudes qui n'honorent guère leurs auteurs. «Je me demande où sont passés les crédits débloqués pour la recherche par l'Etat. On est arrivé à favoriser le clanisme, le régionalisme. L'Etat n'exige pas de comptes. Pour ma part, je n'ai jamais été sollicité pour faire partie d'une quelconque équipe de recherche. Mon dernier voyage à Aix-en-Provence pour consulter les archives m'a coûté le double de ma pension. Par contre, il y a des professionnels des voyages qui en Turquie, qui en France, qui en Egypte sont choyés avec leurs frais de mission mais rentrent les mains vides. De plus, depuis que j'ai quitté l'université, personne ne s'est inquiété de mon sort. Quelle ingratitude !» Deux poids, deux mesures L'historien manifeste sa désapprobation aussi contre la fameuse loi de février 2005 votée par les députés français et glorifiant la colonisation. M. Moulay nous renvoie à la lettre qu'il s'est procurée de 5 Relizanais et qu'ils avaient adressée à Daladier au siècle dernier dans laquelle ils avaient fait un procès sans appel de la colonisation. «C'est pourquoi je le répète, les archives d'outre-mer sont une mine inépuisable. Il faudra bien un jour signer des conventions avec le ministère français de la Culture pour récupérer la documentation qui nous aidera à sortir des guêpiers. Actuellement, on y va à titre individuel.» L'écriture de l'histoire contemporaine s'annonce ardue, sans des référents objectifs. La lutte de libération, par exemple, est escamotée. «C'est un gros morceau qui ne fera jamais l'unanimité», tient à souligner l'historien qui dénonce également l'attitude négative des gouvernants. Le fait que nous allons vous livrer relève plus de l'anecdote que de l'histoire. «Au milieu des années 1970 et dans le cadre de l'écriture de l'histoire, nous avons été chargés de recueillir les témoignages de moudjahidine. L'un d'eux évoquant la bataille de Mcirda à Tlemcen à laquelle il prit part, nous a déclaré que dans le feu de l'action, il avait perdu la photo de Ben Bella qu'il cachait. Lorsqu'il s'est agi de reproduire ses dires, on buta sur… Ben Bella qu'il ne fallait en aucun cas citer. Alors on prit sur nous de ne transcrire que les initiales B. B. Ils penseront peut-être à … Brigitte Bardot, qui sait ! Et bien non, le soir-même, nous fûmes convoqués et sèchement réprimandés à la Présidence et on a même failli passer la nuit au cachot. Comment voulez-vous, dans ce cas, écrire l'histoire ? La vérité est toujours reléguée au calendes grecques.» Ce qu'il pense de l'Algérie de 2007 ? «Il faut être devin pour prévoir ce que l'avenir nous réserve. Il y a tellement de clans, de groupes d'influences, d'interventions extérieures qu'on vit au jour le jour, sans pouvoir établir des plans à terme. Les crises se succèdent à une cadence répétée qu'on a de la peine à imaginer la suite. Le peuple ne sait plus où est la solution. Mais en gros, les intérêts des clans très puissants ont ligoté la classe pensante de ce pays. C'est hélas le triste constat.» Parcours Hadj Moulay Belhamissi est né le 17 janvier 1930 à Mazouna dans une famille modeste. Il est diplômé des médersas de Tlemcen (1952) et d'Alger (1954). Licencié ès lettres (1958 diplômé d'études supérieures à Aix-en-Provence (1963) doctorat 3e cycle en 1972 et docteur d'Etat à Bordeaux (1986) avec mention très honorable. Il a obtenu le CAPES des lycées à Paris en 1958 et l'agrégation d'arabe en 1966 à Paris où il a été major de promotion. Dans l'enseignement de 1955 à 1965. Dans le supérieur de 1966 à 2001. Maître assistant de 1966 à 1969. Chargé de cours de 1969 à 1986. Maître de conférences de 1986 à 1988. Professeur de 1999 à 2000. Membre d'honneur de l'institut Attaturc (Ankara) en 1986. Vice-président de l'Association internationale des historiens de la Méditerranée. Parmi ses publications, L'Algérie vue par les voyageurs marocains à l'époque ottomane (1979). Histoire de Mazouna des origines à nos jours (1981). Histoire de Mostaganem des origines à nos jours (1982). Alger par ses eaux (1994). Les Arabes et la mer dans l'histoire et la littérature (2003). Histoire de la marine algérienne 1516-1830. Captifs algériens en Europe chrétienne (1988). Alger, la ville aux mille canons (1990). La bataille de Zallaga (Andalousie) en 1086 et ses conséquences (1980) et d'autres ouvrages tout aussi intéressants les uns que les autres, ainsi que des contributions dans divers journaux.