– Monsieur le ministre, Avec un optimisme excessif ou peut-être une bonne dose de naïveté, j'avoue avoir interprété votre arrivée au département de la justice comme un signe de la volonté de mettre un terme ou, tout au moins, d'accorder quelque attention à des pratiques qui risquaient d'engager lourdement la grandeur d'un pays et la crédibilité de ses institutions. Il me paraît inutile de vous rappeler les motivations de notre condamnation ni celles qui avaient dicté mon transfert — avec cinq de mes camarades (1) — sur Lambèse pour nous y faire «rééduquer». Tout observateur un tant soi peu objectif n'aura pas manqué de mesurer les conséquences que peuvent engendrer les instincts à fleur de peau quand ils tiennent lieu de démarche politique. S'affirmer berbérophones et démocrates, voilà une «hérésie» qui nous désigne, tout naturellement, comme abcès de fixation de l'intolérance et de l'ostracisme ambiants. Votre prédécesseur (2) a dramatiquement illustré cet esprit qui a abouti, d'abord et avant tout, au discrédit d'une institution dont la mission théorique est le respect du droit. Cependant, si vos différentes déclarations, largement rapportées par la presse nationale, se voulaient annonciatrices de réformes nécessaires à la dramatique situation de la condition pénitentiaire dont vous avez héritée, force est de constater, une année après votre prise de fonctions, que Lambèse vit dans la continuité de «dépassements» qui défient quotidiennement les valeurs les plus élémentaires de toute société régie par le droit. – Monsieur le ministre, Justifiée ou arbitraire, une peine d'emprisonnement est supposée être une privation de liberté physique, soumise au contrôle de la loi. Si des dépassements inhérents au maintien d'une nécessaire discipline, à l'intérieur des prisons, peuvent, à la limite, être considérés comme inévitables, il faut convenir que, lorsque des pratiques contraires au droit et à la morale la plus élémentaire sont érigées en «programme de rééducation», cela relève d'une pathologie que tout patriote ne manquera pas de dénoncer, avant que l'ensemble du corps social ne soit rongé par la gangrène. Dire que Lambèse est un camp de concentration médiéval ne procède, malheureusement pas, d'un glissement de langage ni du délire de quelque «élément marginal en mal de Goulag». Notre séjour parmi les relégués a eu, cependant, le mérite de révéler I'ampleur des dégâts que peuvent engendrer la haine et une mentalité sclérosée dont le respect du droit et de la morale est loin de constituer la principale vertu. «Le délit politique n'ayant pas de place en Algérie» (3), ce n'est pas un hasard si, par le biais d'un raisonnement bien singulier, nous étions devenus des «spéciaux» (4) que l'on traitera de la même manière que les pires criminels de droit commun. Ce n'est pas un hasard non plus si les piliers de ce sinistre mouroir récitent avec fierté la liste de tous les prisonniers politiques qu'ils ont eu à persécuter. Certains de ces ex-prisonniers politiques, dont l'engagement pour l'indépendance du pays n'est plus à démontrer, occupent, aujourd'hui, une place incontestable dans l'histoire du mouvement national. Ce n'est pas un hasard, enfin, si la triste «carrière» de ces «rééducateurs» a commencé au service de l'administration pénitentiaire coloniale, avant leur reconversion, aujourd'hui, en militants zélés du FLN, dont la «compétence» et «l'engagement» destructeurs méritent d'être cités en exemple. Les faits étant têtus, les discours ne peuvent occulter indéfiniment la triste réalité d'un «établissement» voué à la destruction physique et morale de tous ceux qui refusent de renoncer à leur citoyenneté. – Monsieur le ministre, 1- Que diriez-vous des centaines de détenus qui avaient passé l'hiver 1985/1986 avec 3 couvertures pour toute literie, sans paillasse ni chauffage ? «Nous n'avons pas les moyens !», dira la direction de Lambèse. Ceci ne l'empêchera pas de procéder à la distribution de couvertures neuves à tous les détenus, la veille de votre visite (reportée, semble-t-il). Pour les décors de la mise en scène télévisée sans doute. 2- Que diriez-vous d'un parloir où les détenus s'entassent a plusieurs dizaines, séparés de leur famille par deux grillages, entre lesquels circulent des gardiens qui ne se gênent pas pour s'immiscer, de façon grossière, dans des tentatives de discussions strictement familiales ? J'ai vu les enfants du chanteur Ferhat M'henni, dont l'aîné n'a pas encore 14 ans, essayer vainement d'entendre quelque parole rassurante de leur père, ou de l'apercevoir. Est-ce là, la meilleure image à donner de leur pays à ces enfants dont le seul «crime» a été d'avoir un père qui a décidé d'assumer pleinement sa citoyenneté ? Même ce «spectacle» n'a pas réussi à faire vibrer le moindre remords dans la conscience des geôliers qui se retrancheront derrière les «directives de Monsieur Sallat» (5). Quant à ce dernier, il dégagera sa responsabilité en invoquant «les services de sécurité qui ont conçu les plans du parloir». 3- Que diriez-vous de ces «gestionnaires» habitués à faire leur marché hebdomadaire dans les paniers ramenés par les familles des détenus ? Au mépris de toute réglementation, certaines denrées sont «saisies» en fonction des pénuries sur le marché. Exemple significatif : deux semaines avant le Ramadan 1986, une note, émanant du chef de détention, invitait les prisonniers à faire venir, (exceptionnellement pour cette période), du café et du poivre noir particulièrement rares à l'époque. Plusieurs quintaux de café et des dizaines de kilos de poivre, ramenés par les familles, devaient être «saisis» et prendre une destination «inconnue». De l'avis même de certains gardiens, honnêtes ou sans doute frustrés de n'avoir pas eu leur part du butin, le scénario procède d'une tradition annuelle depuis bien longtemps déjà. A mes protestations, devant cet abus de pouvoir doublé d'un détournement caractérisé, le surveillant chef répondra : «Vous me demandez de respecter la loi, alors que le sommet de la hiérarchie donne l'exemple de sa violation. Ici, à Lambèse, une seule loi est valable : la mienne !» Je dois reconnaître, à sa décharge, que le cynisme de son raisonnement n'est pas dénué d'une certaine logique. 4- Que diriez-vous de la main-d'œuvre pénitentiaire utilisée dans des intérêts privés ? De somptueuses villas ont été construites par la sueur des prisonniers, sans aucune contrepartie. D'autres prisonniers sont employés comme domestiques dans les foyers de certains responsables. 5- Que pensez-vous de l'interdiction de la langue berbère au parloir ? Pour avoir refusé de nous soumettre à cette nouvelle manifestation de haine et d'ostracisme, nos familles avaient été refoulées à deux reprises, en janvier 1986, sans nous avoir vus. Le juge d'application des peines et le procureur général de Batna devaient se relayer pour donner un caractère juridique à cette forfaiture, en soutenant que les seules langues admises — par qui ? — sont l'arabe et le français ! Le berbère ne peut être perçu que comme une excroissance contre-nature, car, «c'est une création du colonialisme !» Le colonialisme ayant décidément bon dos, même a posteriori, chacun essaie de se rattraper comme il le peut. Si l'administration avait fini par céder devant notre détermination, je viens d'apprendre que notre camarade Abboute Arezki, pour lequel l'enfer de Lambèse n'est pas terminé, a eu droit à 3 jours de cachot, dernièrement, pour avoir communiqué avec son épouse dans sa langue maternelle. 6- Que diriez-vous de ce médecin de la prison (le Dr Lounès), qui ne se présentait qu'une fois par semaine pour «examiner» plus de 150 malades en moins de 2 heures ? Et des médicaments, périmés depuis longtemps, qu'on n'hésite pas à administrer aux malades quand ils ont la chance d'accéder aux soins ? A la vue des traces encore visibles sur mon dos des sévices auxquels j'avais été soumis dès mon arrivée, le Dr Lounès me conseillera d'obéir à mes gardiens, pour éviter, à l'avenir, pareille mésaventure, et refusera de me délivrer le certificat que je sollicitai. Pour avoir protesté contre ces pratiques contraires à la déontologie et à l'éthique médicales, on me prescrivit 5 jours de cachot de condamné à mort, tout nu, en janvier 1986, avec un morceau de pain rassis et un demi-litre d'eau par 24 heures, pour tout repas. Et je devais m'estimer heureux car, je ne sais par quel miracle, on m'avait épargné la douche glacée biquotidienne et le matraquage matinal qui font partie du programme «normal» des punitions. Je devais comprendre, plus tard, la gravité de mon «crime» : le Dr Lounès est le gendre d'un personnage influent du parquet de Batna. Ce qui lui suffit largement en matière de compétence professionnelle et de garantie morale. 7- Que diriez-vous de ces détenus qui avaient été mis aux fers, sans nourriture ni eau durant plusieurs jours, pour avoir été surpris, pendant le Ramadhan 1986, en train de fumer discrètement dans leur cellule individuelle ? Ce qui, en d'autres pays et sous d'autres cieux s'appelait «inquisition», est devenu dans notre pays, par le biais d'un euphémisme mystificateur, «rééducation religieuse». 8- Que diriez-vous de ces jeunes manifestants de Constantine, arrêtés en novembre dernier, condamnés dans des conditions plus que discutables et qui devaient subir les sévices et les humiliations les plus dégradants, dès leur arrivée à Lambèse ? Pour des «repris de justice» (6), nous avons vu un grand nombre de lycéens dont l'âge ne dépassait pas les 16 ans ! Convaincus d'être encore dans un commissariat, dont la plupart portaient encore les traces de leur passage, l'un d'entre eux demandera, entre deux sanglots : «Quand allez-vous enfin nous emmener en prison ?», croyant sans doute y voir la fin de son cauchemar. Devant mes protestations, le chef de détention invoquera le zèle de ses subordonnés, avant de promettre que cela ne se reproduirait plus. Effectivement, le deuxième convoi, arrivé quelques jours plus tard, se fera massacrer à huis clos ! 9- Que diriez-vous du détenu Haroun Mohamed (condamné à perpétuité par la Cour de sûreté de l'Etat en 1976), qui avait eu à subir toutes sortes d'humiliations et de traitements inhumains pour avoir, semble-t-il, fait parvenir une lettre à la presse internationale dans laquelle il aurait relaté ses conditions de détention ? Son dernier cauchemar a été un isolement total dans un cachot, durant 15 mois. Il en sortira malade mental, en septembre 1986. Devant mes protestations pour une nécessaire prise en charge médicale et psychiatrique, on me répondra dans un grognement : «C'est ce qui arrive aux fortes têtes qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Avis aux amateurs ! Car, à Lambèse, ceux qui refusent de plier, on les brise.» 10- Que diriez-vous de ces malades qu'on laisse mourir la nuit, dans leur cellule, faute de soins ? C'est tout naturellement qu'un sergent, attiré par les cris d'un agonisant, lui conseillera «de ne pas oublier la chahada, pour mourir musulman !» Le lendemain, il était «musulman». C'est-à-dire mort. Devant mes protestations, on me répondra cyniquement que «c'est là, le seul moyen de distinguer un vrai malade d'un simulateur !» Un autre «simulateur», Boudellal Bouziane, diabétique pourtant connu, devait succomber dans l'indifférence générale, à la suite d'un coma hypoglycémique, sans avoir reçu le moindre soin. 11- Que diriez-vous d'une infirmerie réservée aux «délits économiques» (7) et autres prisonniers non malades mais «ayant les moyens», alors que ceux qui souffrent n'y sont admis qu'exceptionnellement ? Devant mes protestations, on m'y proposera une chambre confortable ! Le problème ne se posant pas pour moi en termes d'hôtellerie, je devais décliner l'offre et rester dans ma cellule glaciale, parmi les relégués. 12- Que diriez-vous de ces détenus qui ont dû succomber à des sévices ? Combien de véritables assassinats ont été déguisés en «mort naturelle» ou en «suicide» ? Il ne s'agit, là, que d'une rumeur insistante colportée par les prisonniers et confirmée par certains gardiens. Je n'ai, malheureusement, aucune preuve pour m'avancer là dessus avec certitude. 13- Que diriez-vous du détenu Aïssaoui Brahim amputé des deux pieds à la suite d'une gangrène consécutive à un long séjour dans un cachot humide, tout nu, en février 1986 ? Devant mon indignation, l'administration finira par admettre que «si le cachot existe, il faut bien qu'il serve à quelque chose !» Et d'ajouter : «Vous êtes ici pour une noble cause (!), pourquoi défendez-vous des criminels ?» Ayant été le témoin oculaire de l'évolution clinique de cette gangrène qui devait aboutir à la mutilation, on m'avait épargné la thèse du «détenu qui s'est blessé les deux pieds (!) en essayant de se couper les ongles avec un morceau de métal !», explication qui avait été avancée par ailleurs. 14- Que diriez-vous d'un autre jeune détenu — Boudine Ahmed — démuni d'une partie de la boîte crânienne, le cuir chevelu reposant directement sur les méninges, à la suite d'un coup de barre asséné par un gardien du sinistre «comité d'accueil» ? Comme son nom ne l'indique pas, le «comité d'accueil» est le groupe de gardiens chargés de recevoir les prisonniers à leur arrivée, à coup de barres de fer et de tuyaux pour leur donner un avant-goût de ce que sera leur détention. Nous avons dû en faire la connaissance, le jour de notre transfert à Lambèse, le 2 janvier 1986, et le chanteur Ferhat M'henni en gardera les séquelles pour le restant de ses jours, son nez ayant été brisé. – Monsieur le ministre, Croyant qu'il s'agissait, là, de pratiques intolérables, relevant de la perversion de subalternes assurés jusque-là de l'impunité, plutôt que d'un système élaboré, codifié et cautionné à un niveau supérieur, nous avions porté certains de ces méfaits à la connaissance de l'ancien directeur général de l'application des peines, Sallat, par le biais de nos familles, et de son adjoint venu à Lambèse, en mars 1986, pour s'assurer que notre «rééducation» était en bonne voie. Ajoutant la mauvaise foi à la forfaiture, le premier se contentera d'un de ces démentis dont il a le secret, voyant dans notre démarche «le résultat du délire d'éléments marginaux en mal de goulag !» Il se vantera, en privé, d'être le héros national qui allait briser «ces berbéristes, fossoyeurs de l'unité nationale ! » Fantasme, maintenant bien connu, de tous les retardataires d'une guerre qui ont trouvé, dans notre affaire, l'aubaine d'une nouvelle croisade, qui leur permettrait de se refaire une virginité patriotique et occulter, ainsi, la tare d'un passé qui se trouve loin d'être particulièrement glorieux. Quant à son adjoint, il répondra froidement à l'un d'entre nous : «Nous sommes en Algérie et pas en Amérique. Et puis, ce ne sont que des détenus !» Comme si l'Algérie était frappée d'une malédiction qui justifierait la violation des valeurs qui constituent le fondement de toute société civilisée. Comme si le respect d'un minimum de légalité était une perversion «impérialiste» contre laquelle il faudrait nous prémunir. Comme si, enfin, l'horreur d'un crime puni pouvait justifier celle d'un autre qui ne risque pas de l'être, parce que drapé du manteau de la «justice». Ecœuré par tant de cruautés qui avaient eu pour théâtre, je vous le rappelle, l'Algérie des années 1980, révolté par la démission et l'anesthésie des consciences à un niveau aussi élevé de la hiérarchie, je décidai, en octobre 1986, de saisir par lettre les responsables locaux de Lambèse (le directeur et le chef de détention), en insistant notamment sur : – La gravité des faits (détournements, corruption, tortures et mutilation de prisonniers…) qui engageaient leur responsabilité pénale. – Se retrancher derrière «le faible niveau des gardiens» et «les directives de M. Sallat» n'était pas un argument juridiquement valable, même s'il avait contribué à leur donner bonne conscience à peu de frais. – «La loi était au-dessus de tous», du moins officiellement. – «L'esprit de famille qui avait prévalu et les mesures draconiennes prises pour garantir le huis clos de telles horreurs risquaient, à l'avenir, de pas être «efficaces». – Enfin, la nécessité d'un fonctionnement plus moral de l'établissement qui ne relevait nullement de considérations matérielles ou «d'insuffisance de budget». Devant les preuves accablantes dont j'avais fait état (faits précis, noms des victimes, etc.), le directeur de Lambèse devait me recevoir durant deux heures environ, «à titre amical» ! Après avoir confirmé les méfaits exposés, il me fera part de son impuissance, malgré sa volonté de changement face à des habitudes trop bien ancrées. Il devait me conseiller, une fois de plus, de «ne pas mêler de ce qui ne me regardait pas», avant de s'engager à effectuer toutes les démarches nécessaires pour permettre mon transfert sur Alger, et à améliorer les conditions de mes camarades, «maintenant que Sallat est parti». Au cours de l'audience, ma cellule avait été minutieusement fouillée, à mon insu. Croyant mettre la main sur les preuves éventuelles de ma compromission, ainsi que les noms de mes informateurs, aussi bien parmi les détenus que les gardiens, le chef de détention (8) ordonna la saisie de tous mes manuscrits : notes de lecture, courrier pourtant visé par la censure, projet d'une lettre destinée à votre ministère, etc. Même mes cours de médecine n'avaient pas été épargnés par cette mise à sac ; je ne les reverrai jamais. Le lendemain, le même chef de détention devait me convoquer pour une mise en garde sans équivoque : «J'ai eu affaire à plus fort que vous et j'ai toujours fini par leur casser les reins. Mon erreur a été de vous éparpiller parmi les relégués, ce qui a facilité votre enquête. J'espère que vous avez fini par comprendre que j'ai les moyens de briser les fortes têtes, et j'ai le feu vert, surtout en ce qui vous concerne, toi et tes camarades. Regardez Haroun Moharned ; son état devrait vous donner à réfléchir ! Sachez que je peux vous faire disparaître à n'importe quel moment, et personne ne pourra témoigner pour vous, comme vous essayez de le faire pour les autres. Les accidents et les suicides, ça arrive dans toutes les prisons du monde !»… Informé des moyens diaboliques par lesquels il avait brisé d'autres empêcheurs de torturer en rond, avec la bénédiction de ses supérieurs, informé des conséquences que pourraient engendrer les réflexes d'un criminel démasqué, conscient du danger réel qui nous guettait mes camarades et moi, j'avisai discrètement ma famille venue me rendre visite quelques jours plus tard. Dès le lendemain, mon frère tirera la sonnette d'alarme en adressant un télégramme urgent au directeur général d'application des peines, au wali et au procureur général de Batna, pour attirer leur attention sur les menaces dont nous avions été l'objet. Inutile de vous rappeler que cela n'a pas donné lieu à la moindre réaction, les différentes autorités ayant conclu sans doute à l'expression d'un banal complexe de persécution, ou de quelque syndrome du reclus. Le 2 décembre 1986, je devais être transféré à la prison de Constantine, où je me trouve actuellement. – Monsieur le ministre, Au risque de décevoir les promoteurs du «programme spécial de rééducation», qui avait été élaboré à notre intention, je peux vous assurer que notre «séjour» à Lambèse, au milieu des relégués, n'a fait que renforcer notre conviction quant à la nécessité du prix à consentir pour le respect de la dignité de l'homme dans notre pays. Durant cette période, nous avons pu mesurer toute l'ampleur des dégâts que peuvent engendrer l'intolérance, la haine et l'esprit vindicatif quand ils se veulent démarche politique, et la profondeur de l'abîme à partir duquel il faudra repartir pour aboutir au minimum acceptable en matière de traitement des prisonniers dans notre pays. Lorsque l'arbitraire est érigé en règle, lorsque le respect d'un droit est perçu comme une faveur ou la juste récompense de la soumission, lorsque le réflexe tient lieu de réflexion, il faut convenir que cela procède d'une dépravation qui rappelle une triste époque que nous croyions à jamais révolue. J'ai tenu à vous écrire pour attirer votre attention sur des «dépassements» dont nous avions été, mes camarades et moi, les spectateurs impuissants, quand nous ne les avions pas subis dans notre chair et, parfois, notre dignité, en m'efforçant d'y voir le résultat de votre ignorance des réalités du terrain, plutôt que la volonté d'occulter par le discours ce qui ne peut être moralisé dans les faits. Mais, j'ai tenu, surtout, à vous écrire parce que le triste bilan de la gestion schizophrénique de votre prédécesseur, et son excitation particulière dans notre affaire, constituent, à mon sens, l'exemple à ne pas suivre en matière de détournement de l'autorité que confère une fonction officielle pour assouvir des instincts pervers. La dilution des responsabilités dans la clandestinité ayant été le meilleur garant de la forfaiture, qui a permis l'expression de ce machiavélisme sous-développé dans ses manifestations les plus abjectes, il appartient, désormais, à tout un chacun d'assumer les conséquences de ses actes, à défaut de les moraliser. Je vous rappelle que vous êtes maintenant ministre de la Justice, et, qu'à ce titre, il est un minimum de normes juridiques que vous êtes censé connaître, et donc tenu de faire respecter, même si les prérogatives légales d'une fonction ne recouvrent pas toujours les attributions réelles de celui qui la détient. Les discours lénifiants ne suffisent plus pour occulter le drame d'une situation, qui interpelle chaque jour la conscience de tout patriote qui croit en une Algérie digne du sacrifice de ses martyrs et des aspirations étouffées de son peuple. Le respect de la dignité de l'homme et de ses droits imprescriptibles ne saurait se réduire aux techniques habituellement mises en œuvre pour en camoufler les violations quotidiennes. Votre prédécesseur y a perdu son âme. Il est encore temps de sauver la vôtre. Prison de Constantine, le 7 mars 1987 Aït-Larbi Arezki – Numéro d'écrou 9620 Note de renvois : – 1) Arezki Abbout, Saïd Doumane, Ferhat M'henni, Ali-Fewzi Rebaïne et Saïd Sadi. – 2) M. Boualem Baki. – 3) Parlant de cette affaire devant un parterre de magistrats, en septembre 1985, M. Boualem Baki déclare : «Le délit politique n'a pas de place dans notre pays. Ces gens sont des criminels de droit commun.». – 4) «Spéciaux» : terme utilisé dans les documents officiels de l'administration pénitentiaire pour désigner les prisonniers d'opinion. – 5) M. Sallat, directeur de l'application des peines au ministère de la Justice. – 6) Lors des événements de Constantine de l'automne 1986, des centaines de jeunes lycéens condamnés «en flagrant délit» étaient présentés par les autorités et la presse nationale comme des «délinquants, repris de justice». – 7) Cadres d'entreprises publiques condamnés pour détournement de fonds – 8) Il s'agit de M. Mohamed Latrèche, dit «Hama», qui sera promu directeur de Lambèse en 1989.