L'échec de la «transition démocratique» algérienne aurait pu donner lieu à un véritable débat sur cette question, importante entre toutes, de la conciliation de l'islamisme avec les règles du système démocratique. La surdétermination de la politique, désormais vécue comme continuation de la guerre par d'autres moyens, en a voulu tout autrement. La sommation quasi martiale du positionnement entre l'ami et l'ennemi a fini par stériliser le débat d'idées, sinon à l'interdire : critiquer le système de pensée islamiste revenait, dans ces conditions, à cautionner la garde prétorienne ; défendre les droits de l'homme voulait signifier, dans le même état d'esprit, à faire le jeu des intégristes… Les dégâts de ce mode de pensée sont plus lourds qu'on le croit : le mépris de la pensée politique. L'islamisme, le libéralisme, le marxisme renvoient pourtant tous à des systèmes de pensée, à des paradigmes, à des visions du monde, bref à des idées. La Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen — c'est une lapalissade — s'inspirait pour l'essentiel des idées de Jean-Jacques Rousseau ; les auteurs de la Révolution américaine faisaient écho au libéralisme de John Locke ; la Nahda contenait les idées du réformisme musulman d'Al Afghani et d'Abduh ; la sahwah s'inspirait directement des écrits de Sayyid Qutb et de Mawdudi. La discussion sur la compatibilité ou non de l'islamisme avec la démocratie devrait par conséquent porter sur l'analyse comparée du contenu normatif des deux systèmes de pensée. Voulant sortir du dilemme «autocrates ou théocrates», certains proposent une voie de sortie de crise qui se veut réaliste et porteuse d'espoirs pour les musulmans : la «démocratie musulmane». L'idée, qui a l'heur de plaire à la fameuse «majorité silencieuse», fait timidement son chemin depuis qu'un parti islamiste est parvenu à gouverner la très laïque Turquie sans remettre en cause pour autant le fondement sur lequel repose la République kémaliste : la séparation entre le politique et le religieux. Qu'en est-il au juste ? La démocratie, contrairement à une idée reçue, ne va sans sécularisation. Ceux qui rejettent ce principe plaident, on le sait, en faveur de la thèse opposée : dénonçant la paille qu'ils croient déceler dans l'œil de l'adversaire, ils avancent le contre-argument, a priori imparable, selon lequel la «démocratie, c'est la règle de la majorité». Le raisonnement est réducteur et pèche par simplisme. Si l'on définit ainsi la démocratie, la République islamique d'Iran en serait alors le parangon ! Jusqu'à preuve du contraire, l'exercice des libertés de conscience, de parole, de pensée, individuelles et collectives y est pourtant strictement interdit en dehors du Dogme. La démocratie représentative, bien plus qu'une affaire d'arithmétique, est le régime des libertés ; gardons-nous de l'oublier. Le contre-argument n'est pas seulement simpliste ; il est aussi réducteur. Car, avant d'être la «règle de la majorité», la démocratie représentative — on feint de l'ignorer — est, bien plus, une révolution politique. Or, c'est précisément là que le bât blesse : en effet, en tant que révolution des pouvoirs enfantée par la pensée moderne, la démocratie représentative inaugure, d'abord et avant tout, la coupure entre la représentation religieuse (et naturelle) de la légitimité et la représentation politique de celle-ci : là où la première situait l'origine de l'autorité politique soit en Dieu (droit divin, hakimiyya li Allah, velayet e faqih), soit dans le pouvoir patriarcal (chef du clan, de la tribu, de l'ethnie, le père de la nation), la seconde, elle, la situe dans la volonté libre du peuple. Fondative de la modernité, cette coupure n'est pas seulement d'ordre politique, elle est aussi sinon surtout d'ordre épistémologique : en affirmant, comme le fait, Rousseau dans le livre IV du Contrat social, que «l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire», la théorie de la démocratie introduit une rupture sans équivoque avec les fondements naturel (tribal, ethnique, racial) et divin (communauté de foi) de la légitimité pour faire du peuple un demos, un sujet souverain, un corps politique subjectivement libre. De là le passage du droit divin à l'humanisme juridique, de la Loi de Dieu au droit positif. En partant — comme le font ceux qui veulent concilier islam politique et démocratie — du postulat selon lequel les musulmans forment une communauté de croyants et qu'à l'intérieur de celle-ci, une démocratie peut s'exercer entre partis de gauche et de droite, ces derniers oublient l'essentiel : l'arrière-fond qui fait de la démocratie représentative, le régime qui consacre la liberté comme faculté d'autodétermination. La République islamique a tenté, comme l'on sait, de concilier les deux termes du problème en instituant deux types d'autorité à la fois : une autorité de droit divin, incarnée par le Guide (le velayet e faqih) et une autre, élue et non transcendante, incarnée par le président de la République et le Parlement. Mais à défaut de trancher l'enjeu ultime de la sécularisation, la doctrine islamique a cependant très vite révélé son aporie structurelle : le pouvoir n'est pas, comme dans le gouvernement représentatif, là où se trouve la légitimité populaire (Parlement), mais là où il n'y en a pas (le Guide). L'échec du président Khatami en est la preuve patente : il était dépourvu du pouvoir en dépit de sa légitimité. Si nous devons, par ailleurs, nous soumettre à la shari'â conformément au postulat communautaire, à quoi sert-il de se doter alors d'un pouvoir législatif dès lors que la Loi est déjà dite — transcendante par rapport à la subjective humaine. L'édifice, fait de bricolage de demi-mesures, ne tient pas : là où la démocratie suppose une société ouverte, l'islamisme radical, lui, présuppose une communauté fermée dans laquelle on a certes la liberté de rentrer mais pas celle de sortir. Entre le cauchemar de l'intégrisme radical et le rêve éveillé d'un islam libéral, le choix entre les autocrates et les théocrates, y a-t-il encore une possibilité de sortie ? L'instauration de l'Etat de droit en lieu et place de l'Etat autoritaire peut en fournir la clé. La «démocratie musulmane» sera alors dans la consécration culturelle de la sécularisation et du libéralisme et non dans leur contournement.