Le livre d'Orhan Pamuk : Istanbul, souvenirs d'une ville, sort en pleine mutation de la Turquie d'aujourd'hui. Au moment-même où celle-ci se cherche dans un système trop disparate et un déchirement complexe entre différents choix de société, entre deux civilisations réduites dans deux catégories qui, hélas, font toute l'actualité d'aujourd'hui : Orient et Occident. Istanbul résume parfaitement, au plan symbolique, ce grand fossé qui ne cesse de se creuser entre deux regards et une cité, même en déclin, qui insiste à rester ville unie par une grande destinée humaine. Istanbul ne peut ressembler qu'à elle-même, disait un jour Orhan Pamuk. La masse d'eau qui passe au sein de la ville ne peut être comparée aux canaux d'Amsterdam ou de Venise, pas plus qu'au fleuve qui divise Paris ou Rome en deux rives, droite et gauche. A Istanbul, c'est du courant, du vent, des vagues, de la profondeur des ténèbres. La beauté est fortement malaxée par une peur qui se fait sentir sans être visible. L'ouvrage est le dernier-né d'Orhan Pamuk qui se dit tout en racontant sa ville natale. Il devient au fil des pages, ce deux en un, tout comme Istanbul : l'enfant de la partie européenne d'Istanbul, que tout le monde connaît dans l'immeuble des Pamuk avec ses cinq étages, et l'autre qui vit sur l'autre rive du Bosphore. «Dès mon enfance, et pendant de nombreuses années, j'ai toujours eu, dans un coin de l'esprit, l'idée qu'il existait, dans un appartement ressemblant au notre, situé quelque part dans les rues d'Istanbul, un autre Orhan qui était mon semblable, mon jumeau, voire mon double.» Dans ce livre souvenirs, il ne fait pas seulement la description d'une ville, il la peint en reproduisant toute sa géographie et ses couleurs. C'est le regard du peintre qui prime, très imprégné d'ailleurs par les gravures de l'artiste Antoine-Ignace Melling, un parfait européen d'origine italienne, allemand de sang français. C'est lui qui a le plus dessiné Istanbul, Constantinople d'autrefois, dont une partie de l'œuvre a été rassemblée dans un beau livre qui sonne poétiquement : Voyage pittoresque de Constantinople et des rives du Bosphore. Il faut dire que c'est une première pour un romancier comme Orhan Pamuk, assez jeune (55 ans), d'écrire une autobiographie partagée entre l'ego le plus enfoui de l'écrivain, et l'ego fascinant d'une cité qui refuse de mourir, qui a toujours bercé les rêves des grands voyageurs par un Bosphore qui est plus un nerf de vie qu'une rivière de séparation entre deux espaces qui se rejoignent dans la contradiction et le partage : la Turquie. Pamuk nous fait part dans ce livre des sensations d'un écrivain vivant dans une ville chargée d'histoire et d'un présent qui peine à retrouver ses marques. Il évoque son ancrage dans la contradiction qu'il redécouvre chaque matin du haut du pont qui relie les deux Istanbul. Rien d'étonnant, Pamuk est resté au même endroit pendant plus de cinquante ans. Même sa mère l'incitait, sans grand succès d'ailleurs, à sortir et à changer d'air : «Sors un peu, va ailleurs, pars en voyage.» L'ancrage géographique et linguistique fait partie de sa littérature, de son travail artistique et même de son être. Il existe des auteurs comme Conrad, Nabokov, Naipul, qui ont réussi à écrire en changeant de langue, de nationalité, de culture, de patrie, de continent et même de civilisation. En ce qui les concerne, leur créativité a puisé ses forces dans l'exil ou la migration. De la même manière, je sais que mon attachement à la même maison, à la même rue, au même paysage, et à la ville a exercé une influence sur mon identité. Cet attachement à Istanbul signifie que son destin fait désormais partie de votre caractère. Au fil des pages défilant vite comme les images d'un film, Pamuk dessine le portrait fascinant d'une métropole en déclin, jadis la capitale incontestée d'un vaste empire où se côtoient tradition et modernité, religion et laïcité, histoire et présent, amour et déchirure. L'écrivain nous invite à remonter le temps en sa compagnie en s'arrêtant sur les moments les plus marquants qui ont précédé sa naissance. A travers l'histoire d'une généalogie familiale, Pamuk raconte, non sans tristesse, la disparition de tout un savoir-faire et d'un monde atypique, avec l'élimination de l'empire, de tous les pachas ottomans, héritiers impériaux et autres hauts fonctionnaires et leur culture agonisante. Même l'effort d'occidentalisation était plus une volonté superficielle de changement qu'une modernisation véritable qui savait préserver un legs culturel si fortement ébranlé par les changements brutaux et les revers de l'histoire. On retrouve dans Istanbul, souvenirs d'une ville, livre évocateur et captivant, ce regard d'une énorme générosité et authenticité enracinée, avec lequel il revisite Istanbul. C'est une vraie métaphore d'un monde qui s'éclipse et d'un autre qui s'installe tout doucement mais dans le fracas des grandes cassures et les peurs les plus enfouies. Quand on pose la question inévitable sur Istanbul à Orhan, il répond sans équivoque, avec une simplicité irréprochable qui en dit long : «J'ai passé ma vie à Istanbul, sur la rive européenne, dans les maisons donnant sur l'autre rive, l'Asie. Demeurer auprès de l'eau, en regardant la rive d'en face, l'autre continent, me rappelait sans cesse ma place dans le monde, et c'était bien. Et puis un jour, ils ont construit un pont qui joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que j'ai regardé le paysage, j'ai compris que c'était encore mieux, encore plus beau de voir les deux rives en même temps. J'ai saisi que le mieux était d'être un pont entre deux rives. S'adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l'une ni à l'autre.»