A la veille de l'Indépendance, Oran va devenir une zone de non-droit où les exactions se feront en plein jour et en plein public. Des innocents se feront trucider à la place des criminels qui avaient l'habitude de se payer un Arabe après l'anisette… devant des terrasses de café sur les boulevards d'Oran. Les vendettas vont prendre le dessus avec tout leur rituel émotionnel, occasionnant des traumatismes qui perdurent à ce jour même en Algérie et dans l'Hexagone… Dans «Oran et l'OAS : devoir de mémoire et décrispation…», publié dans Le Quotidien d'Oran n°3584 du 1er octobre 2006, nous évoquions déjà la participation d'anciens témoins et acteurs dans ce débat mémoriel incontournable dans la psychothérapie collective qui s'annonce sous de bons auspices avec l'implication de personnes de bonne volonté, des deux côtés de la Mare Nostrum, pour baliser les pistes menant à une réconciliation que les uns formulaient hier en «traité d'amitié» et les autres conjuguent aujourd'hui en «union méditerranéenne»… Les visites privées de pieds-noirs se banalisent et augmentent tant en qualité que quantitativement. Des tours opérateurs s'impliquent et des associations commencent à négocier suite aux échos des visiteurs qui reviennent dans l'Hexagone se passer le mot de bouche à oreille : «Nous sommes bien accueillis ; les jeunes Algériens ne savent même pas qui nous sommes… ; ils sont indifférents mais conviviaux.» Et comme les pieds-noirs (ce terme n'est aucunement péjoratif ou diminutif) appartiennent à la même civilisation orale et méditerranéenne que la nôtre, il reste certain qu'ils font plus confiance aux témoignages de leurs compatriotes que ceux de la presse hexagonale et régionale et certains de leurs gourous… Certains d'entre eux commencent à formuler qu'ils ont été induits en erreur par l'OAS qui leur a fait tout perdre… ! Les analystes ne peuvent ignorer qu'il y a eu clivage dans la communauté pieds-noirs après l'assassinat de Jacques Roseau(1) à Montpellier, il y a quelques années, par des anciens commandos Delta de l'OAS suite à des déclarations où ils remettaient en cause la stratégie suicidaire de cette dernière… Comme toute psychothérapie collective suppose une catharsis et un déballage — fut-il médiatique —, il relève de la déontologie de faire témoigner des acteurs des deux côtés quitte à créer des «vagues» ou des effets collatéraux aux vivants qui ignorent parfois des histoires de l'Histoire… Nous avions pris l'initiative avec l'aide du Quotidien d'Oran dans ce débat mémoriel pour parler du massacre de la Sebkha en juillet 1962, et par effet d'annonce, de formuler notre bonne volonté pour reconnaître et comprendre la douleur de certains pieds-noirs devant le problème d'êtres chers, suppliciés et disparus dans cette tragédie du 5 juillet… Selon le journal l'Express(2), un rapport commandé par le ministère français des Affaires étrangères et qui devait être remis au chef du gouvernement Dominique de Villepin, donnait le chiffre de 365 victimes (françaises) dans l'Oranais… suite à l'étude des deux historiens Maurice Faivre et Jean Monneret. Tout devoir de mémoire suppose une impartialité et aucun parti pris devant l'évocation d'évènements qui ont traumatisé toute une génération de part et d'autre de nos espaces de vie. Nonobstant le travail des historiens plus outillés que nous psychologues dans la récupération du matériau historique et événementiel, nous ne pouvons ne pas nous référer, nous aussi, aux témoignages des acteurs de cette tragédie humaine et socioéconomique qu'a été la guerre d'Algérie pour les uns et la lutte de libération pour les autres, ne serait-ce que pour diagnostiquer en identifiant le trauma et interpréter les différentes lectures qui sont à l'origine de toute une programmation audiovisuelle en France et en Algérie (livres scolaires, presse écrite et télévisuelle, multimedia, communication de masse, campagnes électorales…). Cette psychologie de l'histoire si chère à Meyerson reste nécessaire pour comprendre le vécu des autres civilisations, communautés, idéologies et coutumes qui restent des productions de l'humanité toute entière. Des sous-ensembles d'un même ensemble qui ne peuvent être dissociés… La communauté pieds-noirs ne peut ignorer que la douleur n'a pas de camp… Elle doit comprendre la douleur de ceux-là mêmes qui ont souffert de la disparition à ce jour — sans sépulture — de centaines d'êtres chers dans les environs d'Oran dans une ferme maudite et que nous relate le soldat français Teissonnière dans un livre paru en France L'ennemi intime(3) de Patrick Rotmann en 2002 : «C'est à l'occasion de ces distributions que j'ai découvert qu'il y avait d'autres prisonniers cachés dans un silo, un silo enterré dans le sol ; ils étaient trois ou quatre là-dedans, l'ouverture était bouchée par une tôle avec une grosse pierre dessus, et il fallait les tirer par les bras pour les sortir de ce trou. Ils ne devaient pas pouvoir se coucher là-dedans. Ils restaient debout jour et nuit.» Pendant l'année que le soldat français Teissonnière passe dans cette ferme, quarante à soixante prisonniers se relaient en permanence. Ils sont torturés tous les jours. Certains sont transférés au centre d'internement. D'autres y meurent… D'autres enfin sont liquidés. C'est une section qui s'en charge. Un jour, un appelé attend au volant d'un 4×4 rangé dans la cour. Teissonnière interroge le chauffeur : «J'attends un chargement ; on va l'emmener dans la montagne des Lions, à l'est d'Oran. Là, on pourra les abattre, et il y a un grand trou où l'on peut faire disparaître les cadavres…» «Une autre fois, j'ai vu venir une patrouille de half-tracks ; les types étaient tout excités. Ils avaient relâché un prisonnier sur la route et, une fois qu'il s'était un peu éloigné, ils avaient tiré dedans à la mitrailleuse jusqu'à ce que son corps se disloque. Alors celui-là, je suppose que c'était un type dont il fallait justifier la mort ; il fallait un simulacre d'évasion. Alors que les autres, ils pouvaient disparaître sans qu'on rende compte.» Le soldat français Teissonnière n'a jamais réussi (?) à savoir à quoi correspondait le centre de torture où il avait échoué. Ferme sans nom, où arrivaient les raflés des environs, où des officiers de l'armée française torturaient à la chaîne devant des appelés blasés. Ferme de la mort, dans la campagne aux environs d'Oran… Loin de nous l'idée de faire une comptabilité macabre du chiffre approximatif des suppliciés jetés dans les grottes de cette montagne des Lions, systématiquement pendant des années, sans sépulture à ce jour… Ont-ils été engloutis par la mer ? Ils auraient été rejetés sur le rivage environnant et les plages, et cette hypothèse est à rejeter car il y aurait eu présence de corps et de traces que le DOP(4) basé dans cette ferme voulait justement faire disparaître… Leurs familles n'ont pas fait le deuil de leurs disparus à ce jour… Les autorités locales algériennes savent-elles au moins que la montagne des Lions abrite dans ses entrailles des centaines à un millier de restes de suppliciés de la guerre d'indépendance qu'elles ont fêtée ce 5 juillet 2007 à quelques kilomètres de là… ? «La douleur n'a pas de camp. Comprendre celle des autres aide à atténuer la sienne !» Notes de renvoi 1- Jacques Roseau : chef du mouvement Recours des rapatriés d'Algérie. Aurait été étudiant à l'université de Es Senia, Oran. 2- l'Express : voir Le Quotidien d'Oran du 20 septembre 2006. 3- L'Ennemi intime de Patrick Rotmann, «Usines de la mort» page 179, éditions du Seuil Paris, éditions Rahma Alger 2002. 4- DOP : détachement opérationnel de protection ; unités de l'armée française chargées de la collecte du renseignement par tous les moyens…