C'est la spécificité de la mondialisation actuelle par rapport à celle des siècles précédents. En Europe, en Amérique, le terrorisme s'est développé à la marge de la société malgré l'adoption et l'utilisation de certaines causes populaires : cause paysanne en Amérique latine, identitaire ailleurs. Il n'a jamais pu avoir le soutien populaire espéré. Ainsi, il pouvait être combattu plus facilement. Aujourd'hui, le terrorisme semble s'installer durablement, hélas sa menace est permanente. Le cas de l'Algérie est symptomatique : cela fait plus de 15 ans que le terrorisme endeuille le pays et les citoyens. Ses dégâts tant matériels qu'humains sont immenses. La situation est loin d'être résiduelle : barrages militaires, policiers un peu partout, tourisme inexistant, investissements (hors hydrocarbures) directs nuls et, plus important encore, la précarité sécuritaire des citoyens sont des indicateurs qui rappellent au quotidien la menace aveugle du terrorisme. Malgré des moyens colossaux mis en place pour le combattre, le terrorisme continue à sévir ; il semble même se renforcer. Pourquoi une telle mobilisation de moyens n'a-t-elle pas pu y mettre un terme final ? Une question cruciale, y répondre est un défi tant le risque de réductionnisme est grand. Dans cette proposition, je souhaite susciter un débat, interpeller et contribuer à l'émergence d'un processus d'apprentissage démocratique. Comprendre et analyser pour mieux sortir de l'engrenage de la violence Pour lutter contre le terrorisme, des moyens exceptionnels sont mobilisés : contrôles tous azimuts, brigades spécialisées, armements lourds, aviation, cela ressemble plus à une guerre civile qu'à une lutte contre un terrorisme devenu résiduel, semble-t-il. Le cadre de réflexion que je propose est global. Il vise à analyser les causes du terrorisme et faciliter une lutte plus efficace et durable. Le cas algérien est une illustration parmi d'autres. D'autres pays connaissent ce même phénomène tout en y apportant des réponses différentes. C'est à partir de ces différentes expériences, particulièrement, l'Inde, que je bâtis ma proposition que je souhaite faire partager. Les effets du terrorisme sont dévastateurs ; ils ont profondément affecté l'économie et la société. Il est essentiel qu'au-delà des condamnations qui doivent être fermes et inconditionnelles et de tous les moyens policiers et militaires mis en place pour le combattre, une réflexion sereine et une analyse objective soient organisées pour extirper au terrorisme les arguments et raisons qu'il invoque pour légitimer ses crimes et la lâcheté des méthodes et des comportements de ses auteurs. Pour introduire mon propos, je cite Louise Richardson, professeur à l'université de Harvard, qui vient de publier un livre intitulé What Terrorists want : Understanding the ennemy and containing the threat Random House, 2006. (Ce que veulent les terroristes : comprendre la menace terroriste». Selon le professeur, «le terrorisme a besoin des conditions dans lesquelles les gens se sentent injustement traités et des leaders qui donnent du sens à ces conditions et qui forment et organisent un groupe de militants engagés et efficaces. Le terrorisme a besoin d'une philosophie globale, d'une religion ou d'une idéologie pour légitimer la violence, gagner de nouvelles recrues à la cause et mobiliser pour l'action. Pour survivre et se développer, le terrorisme a besoin aussi d'une société complice, un environnement compréhensif et favorable à ses aspirations sinon à ses actions». L'objet d'une analyse du phénomène terroriste est d'aider à comprendre les causes qui expliquent son émergence et les arguments qu'ils invoquent pour survivre, se développer et se légitimer. Ce cadre d'analyse se fonde sur l'hypothèse que seule une démarche équilibrée qui intègre à la fois la nécessité de sécurité des citoyens et la protection des droits de la personne humaine, permet d'éliminer durablement les racines du terrorisme. En effet, les moyens policiers et militaires seuls ne pourront en aucune manière venir à bout du terrorisme tel qu'il se caractérise, se manifeste et se ramifie. Plusieurs éléments sont utiles pour aider à cette compréhension. Nécessité d'un cadre légal d'action Renforcer la mise en application de la loi et du cadre juridique en impliquant la société civile est le premier élément fondamental : les actions antiterroristes ont souvent été conduites en dehors de tout cadre juridique et judiciaire : des terroristes sont éliminés physiquement, dit-on, mais rarement arrêtés et traduits en justice. Ces actions menées par la police, la gendarmerie et l'armée ont non seulement montré leurs limites (le terrorisme sévit toujours, même résiduellement), mais alimente les arguments des terroristes selon lesquels leur cause est juste. En effet, leurs actions ciblent des institutions qui n'ont pas de fondement juridique ni de légitimité. Les actions policières et militaires non seulement sont vouées à l'échec mais elles renforcent la légitimation du terrorisme. La guerre menée contre le terrorisme semble laisser la société civile indifférente. En effet, un des reproches fait par les citoyens est l'arbitraire du fonctionnement des institutions d'Etat. En luttant contre le terrorisme par des moyens opaques et ne rendant compte à personne, on renforce le sentiment de précarité juridique des citoyens qui n'ont pas l'impression d'être protégés par la loi, quand elle existe. Cet élément est essentiel, car il renvoie à la légalité des actions menées par les institutions et le fonctionnement de la justice et autres appareils d'Etat et de« sécurité» qui ne donnent pas l'impression que leurs actions soient encadrées par la loi. Ainsi, la justice est rarement saisie, elle a très peu exprimé son souci du respect des lois et des droits individuels. Cela est aussi valable pour les terroristes dont on ne doit pas emprunter les méthodes. Le processus sans fin de lutte contre le terrorisme se réduit à un face-à-face «pouvoir militaire et policier» et terroristes. Ni les institutions administratives du gouvernement ou de l'APN ou des partis politiques, encore moins la société civile, ne semblent concernées. Cadre légal et système de gouvernance sont essentiels pour assurer l'efficacité à long terme de la lutte antiterroriste, sa légitimation ainsi que la promotion de l'Etat de droit. Il est clair que celui-ci n'est crédible que s'il fonctionne, c'est-à-dire punit les coupables et garantit la sécurité des citoyens, grâce à une application ferme et transparente des lois. La quiétude juridique ne semble pas à l'ordre du jour. L'avènement de ce cadre juridique n'est pas encore une préoccupation ni une priorité. Pourtant, il est urgent, car il permet de contrecarrer un autre projet de société en devenir qui n'est pas aux antipodes du projet souhaité par la mouvance terroriste islamiste. La société civile : partie prenante ? Le deuxième élément qui conditionne le succès à long terme de la lutte anti terroriste est l'implication de la société civile : celle-ci pour le moment est absente, car comme mentionné plus haut, cette lutte est devenue une affaire technique militaro-policière : les responsables semblent au-dessus de toute impunité, car, au dessus de tout soupçon, les citoyens sont face à un dilemme et une situation manichéenne : nous ou eux. La même situation devant laquelle le président W. Bush voulait placer le monde : le bon côté, la civilisation blanche dirigée par la patrie des droits et le mauvais côté, le «diable», la barbarie et ennemi de 1'humanité. Ainsi donc, après avoir choisi «son camp», on doit tout accepter, y compris la torture, l'humiliation infligées aux présumés coupables ; nous acceptons que soient piétinées les valeurs humaines les plus élémentaires. Malgré nous, peut-être, nous contribuons à la convergence de valeurs supposées totalement antagonistes. Dans le cas algérien, tant que les autorités n'ont pas compris qu'elles doivent rendre compte des multiples actions antiterroristes, leurs résultats, tant qu'elles ne cèdent pas la prééminence à la justice (arrestation et remise à la justice des présumés innocents, punition des bavures commises par la police ou l'armée), cette lutte antiterroriste n'aura aucune chance d'aboutir et ne contribuera probablement pas à faire émerger un cadre de droit, des relations de confiance, nécessaires pour faire impliquer les citoyens qui, autrement, risquent de rester passifs sinon complices : on n'approuve pas le terrorisme mais on ne le condamne pas non plus. La différence entre les valeurs sous-jacentes aux méthodes terroristes et celles utilisées par les institutions policières et militaires n'est pas significative et ne les discrimine pas clairement. L'aggravation des conditions économiques et sociales Réduire les inégalités économiques et sociales devenues insultantes, car peu justifiées au vu des moyens financiers générés par la hausse du prix des hydrocarbures, est un impératif pour faire reculer le soubassement économique du terrorisme. Si aucune recherche n'a démontré le lien de cause à effet entre pauvreté et terrorisme, il est incontestable que la pauvreté, les inégalités et l'écart entre les nantis et démunis alimentent les formes de délinquance dont sa forme extrême : le terrorisme. Les conditions économiques et sociales donnent de «bonnes raisons» à ceux qui basculent et se «laissent entraîner» dans le terrorisme. Toutes les expériences montrent que le développement économique harmonieusement réparti inscrit dans un processus d'intégration les citoyens et réduit la fragilité et la vulnérabilité propices à leur embrigadement dans les aventures criminelles. Ce n'est pas un hasard si les islamistes continuent à utiliser la misère économique et sociale pour manipuler, conditionner, recruter et légitimer leurs projets. L'implication de quelques universitaires dans la mouvance terroriste ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. Il est tout aussi vrai que le monopole de la religion et son instrumentalisation est un facteur facilitateur. Evidemment, une analyse plus pointue devrait permettre d'identifier le «profil» du terroriste et ses motivations, car tous ceux qui sont pauvres ne deviennent pas terroristes loin s'en faut et fort heureusement. Cet élément est étroitement lié aux politiques de développement et de lutte contre le chômage. Les citoyens doivent percevoir les perspectives économiques pour s'y engager et s'éloigner des tentations extrêmes. Protection des droits de l'homme et respect des libertés Il faut cesser de considérer les droits de l'homme comme un privilège des pays développés et donc un luxe pour nous : l'individu a des besoins matériels certes, mais c'est un être humain qui a besoin de respect et de dignité. Lorsque les jeunes mettent en danger leur vie pour s'exiler, lorsque certains préfèrent Guantanamo à la «liberté» en Algérie, c'est un message fort, dramatique d'être humain qui nous est envoyé ; nous regardons hélas, avec mépris, sinon avec condescendance. Le terrorisme est un acte désespéré et barbare qui a été poussé à son extrême par l'indifférence, l'exclusion et la violence institutionnalisée dans les comportements et attitudes des autorités et des responsables économiques et politiques. C'est la fameuse «hogra». Aujourd'hui, au nom de la lutte antiterroriste, tous les moyens semblent permis et la «complicité» acquise pour la «bonne cause» : on permet que des individus soient physiquement éliminés au nom de la lutte contre le terrorisme, que la justice soit totalement écartée, que des responsables policiers ou militaires ne rendent compte à personne devant aucune institution, que les droits élémentaires des individus soient piétinés, que les familles de disparus soient humiliées, voire menacées. Cet état d'esprit est un danger mortel pour toute velléité démocratique et toute tentative de construire un Etat de droit. On continuera à accepter des institutions confisquées, inefficaces et qui étouffent toute expression libre sous le fallacieux prétexte de lutte, qui n'en finit pas, antiterroriste. Toutes les formes de violence se valent ; aucune n'est meilleure, plus acceptable que les autres. La violence est non seulement inefficace mais génère la violence. Elle ouvre la voie à une société basée sur la méfiance et l'exclusion qui, à son tour, nourrit l'esprit de rancœur, de vengeance et de violence. Ce processus finit par échapper à tout contrôle. Cette dimension que nous soulignons va au-delà du cadre juridique et renvoie à des valeurs humaines et une éthique sans lesquelles la barbarie, la corruption et l'inefficacité seront les instruments de références des structures des institutions et de leur fonctionnement. Les combattre n'est que légitime, mais avec quels moyens ? La fin (combattre le terrorisme) justifie-t-elle les moyens ? Ces questions renvoient à la nécessité d'espaces démocratiques, participatifs à tous les échelons de la société politique et civile dans lesquels les citoyens puissent exprimer leurs attentes, leurs problèmes et critiques, leur mécontentement tout en faisant l'apprentissage démocratique de l'écoute, du respect et de la tolérance, de respect des différences ; ils s'impliqueront ainsi dans la construction d'un projet de société harmonieuse, ouverte et moderne éloignée de la haine, du dogmatisme et de toute forme de violence. Faire reculer l'ignorance Enfin, la dimension qui probablement permet de mieux comprendre la situation et l'expliquer est l'éducation : la violence dont le terrorisme est la phase désespérée et ultime est le résultat et la manifestation de l'ignorance. Seule l'ignorance est capable de «conduire», aveuglément, à des comportements aussi barbares : l'ignorance génère et nourrit tout ce qui est aux antipodes des valeurs humaines. D'emblée, je vous exclus car je vous ignore ; vous ne me ressemblez pas ; nous ne parlons pas la même langue, nous n'appartenons pas aux mêmes écoles religieuses, aux mêmes ethnies, régions, vous avez peu d'option, vous alignez et adoptez ma vision et mon comportement où je vous ignore en attendant de vous exclure ; c'est le début de l'intolérance et des attitudes autoritaires. Force est de constater que les religions révélées ne contribuent que de façon timide au respect des différences et à cette tolérance qui pourtant est incorporée dans la dimension spirituelle de leurs textes sacrés. Il serait opportun, à l'occasion du 800e anniversaire de Jalal Din Rumi (1207-1273) d'ouvrir un débat sans tabous sur les valeurs à faire respecter et le refus de laisser confisquer un patrimoine de l'humanité. L'ignorance est fondée aussi sur des interprétations intéressées des textes religieux et des éléments du patrimoine civilisationnel et historique confisqués à des fins politiques. Laisser le monopole de «vérité» à un groupe aussi «éclairé» soit-il ne fera que renforcer les tentations autoritaires et dominatrices. Pour construire le futur, il est important d'améliorer notre connaissance et compréhension de ce phénomène qui semble avoir surpris par sa brutalité. Pour le moment, nous accumulons des informations partielles et partiales, cela est une étape utile ; toutefois, sans connaissance et surtout sans compréhension, on peut survivre mais non se développer, car on n'agit que sur les symptômes et non sur les causes. Seule la compréhension qui présuppose bien sûr information et connaissance permettra non seulement d'agir sur les causes mais concevoir et formuler un projet pour le futur. Construire et faire respecter la diversité Un développement harmonieux place l'individu au centre des préoccupations : ce développement doit intégrer les dimensions économiques et matérielles mais surtout le développement social et mental. Il faut se garder de la tentation unitaire par la religion et l'illusion de l'identité homogène, elle est porteuse des divisions et des conflits les plus néfastes, elle porte en elle les germes de l'intolérance et du système totalitaire, voire fascisant. Seule une démarche fondée sur la tolérance, la pluralité, le respect et la promotion de la diversité dans toutes ses formes (respect et intégration des femmes, des différences culturelles et politiques, religieuses et linguistiques) permettra de faire reculer l'ignorance et son corollaire, la violence. Celle-ci servira les intérêts particuliers mais portera un préjudice irrémédiable au pays et aux valeurs que nos ancêtres nous ont transmises. Ces valeurs sont aussi des valeurs de l'humanité à laquelle nous appartenons.