L' affaiblissement puis l'effondrement de l'URSS a marqué la levée des « contraintes » de l'Etat qui bridaient la dynamique du capital. Le libéralisme cède alors la place à l'ultralibéralisme ou néolibéralisme. Dans le monde arabe, les expériences passées associées parfois, à juste titre, à la dictature, à la bureaucratie, à l'inefficacité économique sont abandonnées sans résistance par des populations et des élites épuisées par les guerres et les difficultés économiques. Le passage au néo-libéralisme Le Monde arabe pacifié peut, doit accueillir l'expérience néolibérale du capitalisme déjà bien entamée en Occident, dans quelques pays d'Asie, dans les pays du Golfe, au Mexique. Commençons par le cœur du capitalisme : l'Occident. Le libéralisme hérité des « Lumières » était devenu « keynésien » après la crise de 1929 et surtout la catastrophe de la seconde guerre mondiale et sa victoire partagée avec l'Union soviétique ; cette phase appelée « les trente glorieuses » ou « le welfare state » aura duré une trentaine d'années. Après l'affaiblissement puis l'effondrement de l'URSS, sa fin marque la levée des « contraintes » de l'Etat qui bridaient la dynamique du capital. Le libéralisme cède alors la place à l'ultralibéralisme ou néolibéralisme que R. Reagan aux USA et M. Thatcher en Angleterre expérimentent avec vigueur dans leurs pays respectifs. Les Arabes ne sont pas en reste : A. Sadate, successeur de Nasser l'adapte et l'arabise avec la notion « d'Infitah », rapidement suivi par la Tunisie, le Maroc, plus tardivement mais plus timidement par l'Algérie post-Boumediene. Après la guerre du Golfe et l'isolement de l'Irak, les USA s'imposent définitivement à l'Europe et au monde devenu unipolaire. Dans le monde arabe, les expériences passées associées parfois, à juste titre, à la dictature, à la bureaucratie, à l'inefficacité économique sont abandonnées sans résistance par des populations et des élites épuisées par les guerres et les difficultés économiques. Une nouvelle culture politique accompagne le démantèlement des secteurs publics, associés au « socialisme ». Quelques notions clés encadrent alors toutes les réformes : « gouvernance » qui remplace gouvernement avec la théorie du « moins d'Etat », dérégulation de l'économie, privatisation de la propriété, démocratisation des pouvoirs par des élections, libre circulation des capitaux et des marchandises, etc. Quelques acteurs internationaux, mais ne dépendant pas de l'ONU, occupent avec force la nouvelle scène économique et politique et relèguent au second plan les institutions internationales établies après la Seconde Guerre mondiale. Le FMI, La Banque mondiale, l'OMC — dont deux moments fondateurs ont eu lieu à Marrakech et à Doha — imposent par la contrainte la « libération » des économies ; c'est la période des fameux et sinistres plans d'ajustement structurel qui imposent aux pays du Sud, endettés dans leur majorité, l'abandon des plans de développement économiques régulés par l'Etat. La théorie du « marché autorégulateur », ici, le marché mondial, dominé par les multinationales, se substitue aux politiques publiques contraintes d'abandonner les monopoles classiques de l'Etat moderne : protectionnisme, contrôle de la monnaie, programmes de santé, d'éducation, de plein emploi, etc. Dans le même temps, les grandes puissances s'associent en « clubs » plus ou moins informels, le G7, le G8, le G 20, ouvert à l'occasion aux Etats du Sud, ou les « rencontres de Davos » pour définir les grandes lignes des politiques à venir. Cette nouvelle construction, parallèle à l'architecture onusienne mais plus puissante, est soutenue par la diplomatie des Etats occidentaux et une myriade d'ONG spécialisées dans les « droits de l'homme », y compris avec « droit d'ingérence ». Une nouvelle théorie du principe de souveraineté, contraire à celui wilsonien des nations qui fondait l'Onu , « la souveraineté restreinte », commence à circuler. Dans les réunions de ces nouveaux « décideurs » à l‘échelle mondiale, on prépare, dès les années quatre-vingt, le passage à cette nouvelle étape mondiale du capitalisme, le néolibéralisme. L'intégration de la région arabe Pour la région arabe, après le travail de la guerre qui a affaibli tous les régimes politiques en place, vint celui de la diplomatie : Oslo en 1993 et Barcelone en 1995 ouvrent, le premier pour le Moyen-Orient, le second pour le Maghreb, la voie de l'économie globalisée à une région enfin pacifiée. Il faut alors « mettre à niveau » ses élites dirigeantes : en économie (la privatisation), en politique (la démocratie), en société même avec les théories de « l'acteur », de l'individu libre et donc responsable de ses actes. Le secteur informel devient « une source d'innovations », la pauvreté, « un statut », et la dérégulation du droit du travail, une « good governance » chargée de redonner plus de flexibilité aux travailleurs jusqu'alors « assistés » par des politiques sociales populistes. En toile de fond, cette belle notion de « liberté » qui déclasse sa sœur jumelle, celle « d'égalité devenue désuète » (elle renvoie trop aux « temps obscurs du socialisme »). L'idéologie « néolibérale », fondée donc sur la notion axiale de « liberté » est une ingénierie sociale nouvelle et attrayante : elle a été expérimentée avec succès par Reagan aux USA et Thatcher en Angleterre et fait des ravages partout ailleurs, notamment dans les pays de l'Est qui démantèlent à tout-va les secteurs publics. Les vieilles bourgeoisies industrielles en Europe sont déclassées ou recasées dans les nouvelles oligarchies financières qui accueillent avec joie les « repentis » du socialisme en Russie, en Pologne et ailleurs. Dans les rangs des intelligentsias arabes fatiguées par des décennies de bureaucratie brutale et étouffante, qui avaient fini par bloquer toute évolution, celle de l'économie comme du système politique, du droit et de l'éducation comme des libertés d'expression, l'heure est à « l'alignement ». Pour des raisons différentes, les courants de « gauche » comme ceux de « droite », épuisés par des décennies d'étatisme souvent policier, toujours bureaucratique suivent le mouvement général ; les uns en attendent plus de libertés politiques (organisation, expression, droit de la personne, etc.), les autres plus de libertés économiques ( privatisations, investissements, commerce extérieur, etc.) Le processus de Barcelone, lancé en 1995, tombe à point nommé : il a dégagé des financements importants pour aider écrivains, cinéastes et artistes de la rive sud de la méditerranée, mais aussi former des journalistes, des responsables des chambres de commerce, des entrepreneurs, des diplomates même, à la nouvelle culture fondée sur la liberté, les droits de l'homme, l'environnement, la paix, etc. La nouvelle doxa est bien accueillie et peu font alors attention à ses effets à venir : les nouveaux pauvres et les nouveaux riches, les nouvelles dictatures légitimées cette fois-ci par les élections et de nouvelles formes de mobilisation politique, qui déplacent les enjeux et les conflits sur les dimensions culturelles, religieuses ou ethniques. Car la « dérégulation » néolibérale va bien au-delà de l'économie ; elle se déploie sur toutes les sphères de la société qu'elle met « en désordre structurel », sans qu'on puisse prévoir les limites de son action. Effaçant les repères anciens, elle suscite des « bricolages » rapides qui ne parviennent pas à contenir les transformations en cours, à leur donner sens. En Europe, on parle des nouveaux mouvements sociaux, les NMS, qui s'alimentent plus aux problèmes de société, à l'écologie, aux identités qu'aux conflits économiques et sociaux : féminisme, réchauffement de la planète, homosexualité mobilisent plus que les grèves traditionnelles. aux USA, cette matrice du « nouveau monde », les conflits d'identité individuelle ou collective se multiplient. Les nouveaux évangélistes que patronne G. Bush, les problèmes d'immigration, et après le 11 septembre, l'islamophobie « encadrée » par le Patriote Act, cachent les autres questions sociales comme le sous-emploi, la sécurité sociale, l'éducation. La concomitance de deux phénomènes, économique et social au sens large du terme est remarquable. Mais le déplacement de la violence et des guerres sur « le nouvel ennemi extérieur » touche de plein fouet le monde arabe qui en absorbe l'essentiel. Ici, Les politiques néolibérales effacent les acquis sociaux et de souveraineté anciens mais sa polarité aussi a changé. Exit, par ordre chronologique, l'axe Egypte- Algérie-Irak qui avait porté, durant la première phase du cycle, les espérances de progrès de toute la région, y compris la création d'un Etat palestinien. Cette « épine dorsale » brisée par les guerres (l'Egypte et l'Irak) ou les affrontements civils (l'Algérie), répudiée par une partie des élites locales qui ont souffert des dictatures alors instaurées, laisse une région sans repères. Les idéologies socialistes ou populistes avaient occupé un temps le champ politique des pays arabes. Socialistes, communistes, baathistes, nationalistes, Nassériens, étaient les principaux courants qui animaient les arènes politiques de la première période. Rappelons pour l'exemple les formations de la résistance palestinienne comme le FPLP, le FPDLP, El Fath, le parti communiste, etc., qui constituaient jusqu'à une date récente (la première intifada), les forces de résistance les plus actives en Palestine. Elles avaient leurs analogues dans les autres pays, et formaient toutes ensembles la « classe politique active » de la majorité des pays. En Algérie, le parti unique FLN maintenait une unité de façade, mais des courants intérieurs rivaux l'agitaient sans cesse. Pour la majorité des pays, les blocs politiques restaient néanmoins trop « à gauche » et donc aussi trop proches de l'axe soviétique, il fallait les affaiblir. Elles le furent par les agressions extérieures mais ont été relayées à l'intérieur par leurs adversaires de terrain, à commencer par les rivalités internes des partis et factions au pouvoir ; pourtant ce sont les courants religieux, au départ du cycle encore faibles, qui « mobilisaient » alors sur le terrain culturel et dénonçaient leur prétendue occidentalisation et leur « athéisme » présumé, qui vont ensuite s'imposer. Nous sommes en pleine guerre froide, le grand ennemi de l'Occident est le camp soviétique qu'il faut affaiblir à tout prix : ce fut le keynésianisme pour l'Europe avec le soutien des Etats, le catholicisme pour la Pologne avec le soutien du Vatican, ce sera l'Islam pour les musulmans : en Indonésie pour mettre fin à l'expérience socialiste de Soekarno, au Pakistan pour affaiblir l'Inde de Nehru, dans le monde arabe avec le soutien des monarchies islamiques du Golfe, à leur tête l'Arabie Saoudite ( surtout après l'assassinat du roi Fayçal) contre les Etats non-alignés. Contrairement à l'Amérique latine où les « théologies de la libération » s'étaient opposées à la stratégie étasunienne dans la région, ici , l'alliance du « monde musulman », porté par l'Arabie Saoudite, et du « Monde libre » porté par les USA a été un succès. Qui donnera tous ses fruits dans la guerre en Afghanistan : formés à la guerre par l'armée US, des milliers de volontaires , venus de tous les pays arabes et asiatiques avaient accouru pour participer à sa libération présentée comme une guerre sainte , un « jihad » contre l'athéisme. Avec l'effondrement rapide de l'Union soviétique et de son empire, « les non alignés » ne pouvant plus jouer l'équilibre entre les deux blocs, leur force politique s'éteignit ; à l'inverse, ceux qui avaient « joué le jeu » se trouvaient renforcés. Pour la région arabe, la topologie des lieux changea presque instantanément ; sa nouvelle polarité se fixa sur les pays du Golfe, vainqueurs sans conteste de changements mondiaux intervenus. Leur « entrée » en politique internationale a été fulgurante et, forts à la fois de la place nouvelle qui leur était réservée et des immenses réserves en hydrocarbures qu'ils possédaient, ils allaient conquérir en très peu de temps une position régionale inespérée. Les « jihadistes » mobilisés en Afghanistan pouvaient toujours servir pour d'autres causes. Mais cette dimension « géopolitique » est assez bien connue pour la développer ici ; attardons-nous sur quelques aspects liés indirectement à la dimension politique, celle de l'ordre symbolique qui l'accompagne et se substitue, parfois à l'occasion de ruptures, de chocs brutaux, à l'ancien ordre. L'image de ce vieil Irakien pleurant comme un enfant et battant furieusement de son soulier le portrait de Saddam Hussein quand Baghdad est tombée, exprime mieux que toutes les théories l'effondrement de l'idéologie développementaliste post-coloniale autour de laquelle s'était construit son monde. On peut l'ajouter à celle des millions d'Egyptiens qui avait accouru en juin 1967 au Caire pour empêcher Nasser de démissionner, aux massacres de Sabra et Chatila lors de l'invasion du Liban, ceux, en Algérie, des terribles années de la guerre civile ou encore des Palestiniens de la 2e Intifada abandonnés par les Etats arabes aux avions et aux tanks de Tsahal.L'Egypte, L'Irak, l'Algérie, La Palestine, Le Liban, cinq pays, cinq destins tragiques qui annoncent l'entrée du Monde arabe dans la nouvelle période.