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Récit d'une arrestation
Publié dans El Watan le 12 - 01 - 2008

C'est au départ que je réalisai cette absence. «Nous sommes livrés à nous-mêmes», ai-je dit à Ben Bella et à Khider qui, eux aussi, déplorèrent, sans trop insister là-dessus, pareille situation.
Comme si les jeux étaient déjà faits. Par la suite, Ben Bella eut des pressentiments plus nets mais dans l'indifférence générale – ou la résignation ou la confiance en la protection royale – personne ne s'y attarda.
Psychologiquement parlant, l'escale aux Baléares nous rassura et nous trompa en s'interposant entre nous et un éventuel danger. C'était la preuve que le voyage était placé sous le signe de la loyauté. Tout cela était naturellement paradoxal puisque comme je devais le constater plus tard – trop tard – c'était à partir des Baléares que nous allions nous engager dans un véritable couloir bordé d'un côté par la France et de l'autre par l'Algérie – une passe dangereuse.
21h15. Nous allons bientôt arriver.
Attachez vos ceintures ! En face de nous, à droite, les lumières d'une ville. Tunis, personne n'en doutait. On s'éloigne un peu plus vers l'est et l'avion commence à descendre. Aussitôt, la voix de Ben Bella devant moi. Toujours sur ses gardes, c'est lui le premier qui annonce la catastrophe. Par les hublots de l'appareil, je vois les soldats casqués en tenue de campagne, penchés sur leurs mitraillettes et accourant de toutes parts vers l'avion qu'ils cernent en peu de temps. Tout l'aérodrome était couvert de troupes. Des cris retentissent à l'extérieur : «Descendez !», et des insultes. Nous mettons un certain temps avant de nous décider à descendre. L'équipage s'était enfermé dans la cabine de pilotage avec l'hôtesse de l'air. Un peu plus tard, on éteint les lumières et l'on ouvre la porte de descente. Maintenant, les soldats refluent vers cette porte. Une journaliste demande qu'on amène l'escalier mobile pour lui permettre de descendre. Un officier la tire par le bras. Khider et moi sommes happés littéralement par une dizaine de bras.
C'est par miracle que le sol que nous touchons, la petite parcelle de terre où nous posons les pieds, n'est pas occupée par les soldats car ils sont très nombreux, serrés les uns contre les autres. Tout le monde se met à nous fouiller et je ne retrouverai plus mes trente mille francs, mes paquets de cigarettes achetés à Palma, mon peigne et quelques papiers. Pendant qu'on nous met les menottes, attachés l'un à l'autre tout de travers dans une précipitation qui aurait pu nous coûter la vie, des réflexions se font entendre autour de nous. «On a gagné un an», dit quelqu'un. Khider et moi, qui sommes attachés ensemble, nous nous voyons poussés vers une voiture militaire où l'on nous fait monter brutalement.
Assauts renouvelés des photographes, curiosité arrogante des soldats, atmosphère de pré-lynchage, l'impression du nombre et de la violence contenue. Khider débonnaire et presque paternel, Ben Bella sombre et hautain, Boudiaf, passionné les yeux durs et mélancoliques à la fois, Aït Ahmed et son visage de gros bébé, calme comme nous tous, me sourit. A nos côtés et en face de nous dans la voiture surchargée de gendarmes, les deux journalistes français (mesdames d'Harbort (?) de l'Istiqlal et Eve Deschamps de France-Observateur), le correspondant américain du New York Times un tout jeune photographe, genre gamin parisien, ainsi que des Marocains. Le convoi est bien encadré. Notre voiture est précédée, me semble-t-il, par un char d'assaut et suivie d'une automitrailleuse blindée.
Nous ne savons pas encore où nous sommes. Par un reste de naïf optimisme, je persiste à croire pendant quelques minutes que nous nous trouvons à Tunis ou à Bizerte. Puis nous nous interrogeons du regard et nous essayons de nous situer. Marseille ? Non, la Corse. Le type méditerranéen envahissant qui nous entoure nous le fait croire un instant. Pour ma part, je n'ai pas aperçu un seul militaire algérien dans la cohue des armes qui nous pressait de tous côtés quand nous sommes descendus la première fois de la voiture pour la fouille. Quelques soldats de l'escorte criaient cependant des noms de chez nous mais il y avait quelque chose de tellement délibéré et de factice dans ces appels que je crus à une farce. Un soldat de la voiture avait en effet interpellé par deux fois des militaires de l'extérieur en leur donnant au premier le nom de «Farès» et au second celui d'«Abderrahmane»… S'agissait-il de nous donner le change ? Etait-ce une coïncidence ? Avant d'arriver au commissariat de l'aéroport, nous n'étions pas encore sûrs du pays dans lequel nous nous trouvions. Dans les bureaux assiégés par une masse considérable de soldats, de gendarmes et de policiers en civil, on procéda sur nos personnes à la première fouille régulière, la précédente ayant relevé purement et simplement du pillage. Les curieux étaient si nombreux, les militaires armés de mitraillettes si menaçants que le directeur de la DST (je le reconnus par la suite comme tel) donna l'ordre de dégager les abords du bureau où l'on nous avait introduits toujours attachés les uns aux autres, deux par deux, sauf Ben Bella qui portait des menottes bien à lui. En descendant de la voiture, Ben Bella s'était, me semble-t-il, inquiété de moi, de mes réactions et j'entendais Khider lui répondre en me désignant : «Lui ? C'est un philosophe !» La surprise nous avait galvanisés au lieu de nous abattre. La masse innombrable des soldats en tenue de campagne, le convoi bien escorté, le va-et-vient des gendarmes et des policiers, cet affairement où l'on sentait un manque certain d'assurance : tout cela eut pour effet de transformer notre première réaction en placidité puis en euphorie. Une euphorie tout intérieure qui s'accompagnait d'un sentiment plus net du danger, du caractère exceptionnel de la situation, d'une attitude plus morale que physique devant ce déploiement de forces, cette vaine épopée de nos ravisseurs qui croyaient à peine à leur «victoire» et qui nous voyaient moins effrayés qu'ils ne l'avaient souhaité.
À la PRG d'El Biar
La halte dans le bureau de l'aéroport où eut lieu la fouille et l'identification fut aussi l'occasion pour certains d'entre nous de dire posément aux chefs de la police et au haut fonctionnaire envoyé vraisemblablement par le cabinet du gouverneur-résident ce qu'ils pensaient de l'affaire. Le haut fonctionnaire écoutait sans répondre, attentivement, en nous dévisageant l'un après l'autre. Nous eûmes aussi le temps de fumer une cigarette avant de remonter dans la voiture blindée et de repartir pour une autre destination. Il ne restait plus avec nous qu'un jeune journaliste marocain que j'avais connu comme fonctionnaire au ministère de l'Instruction publique à Rabat.
Pendant longtemps, le convoi roula en montant de plus en plus vers les hauteurs. Je n'étais pas encore tout à fait sûr d'être en Algérie. Plus tard, quand nous arrivâmes devant les locaux de la police, Boudiaf me dit que nous étions à la PRG, à El Biar. La même multitude de soldats en arme et de photographes qu'à l'aéroport. Les policiers qui nous prirent en charge nous enlevèrent les menottes et nous poussèrent chacun dans une cellule au rez-de-chaussée. Mise à nu et contrôle des vêtements. Un inspecteur déchire un coin de doublure de ma veste pour y voir de plus près. On m'autorise à me rhabiller et on me laisse là après avoir tiré la lourde porte de fer. La cellule, longue de 2,60 m environ et large de 1,30 m, n'a que son carrelage froid et ses murs blancs et lisses. Il n'y a ni paillasse ni couverture. Je m'étends sur le sol et j'attends. A dire vrai, mes sentiments ne sont pas les mêmes que ceux de tout à l'heure. Je n'avais pas peur, j'étais tout simplement résigné au pire sans aucun enthousiasme. Il y avait plusieurs raisons à cela : d'abord ma séparation d'avec mes amis, ensuite mon «noviciat» dans ces sortes d'aventures policières, enfin la sinistre réputation que la PRG algérienne s'était acquise par ses interrogatoires et ses tortures. Quelque temps après, on me retira de ma cellule pour m'emmener sous bonne escorte chez un inspecteur, au 1er étage. Le personnage gros et placide ressemblait étrangement à Robert Lacoste. L'interrogatoire commença et je répondis sommairement, d'abord en toute bonne foi, ensuite avec certaines réserves. Tout cela avait duré 30 minutes, tout au plus. On me ramena dans ma cellule où je passai une nuit pénible à suffoquer paradoxalement sur le carrelage froid. L'air était rare, la nuit pas trop fraîche et la lumière intense de la lampe, pourtant haut perchée, ne laissait aucun répit à mon sommeil. Cette nuit même – ou le lendemain – on vient encore me prendre pour un interrogatoire plus complet. Les jours suivants, les mises en scène de ces interrogatoires me durcissent. J'ai affaire à des fonctionnaires d'un niveau politique assez bas, à des chauvins de la pire espèce qui ont souvent recours à une provocation maladroite ou à des injures pour m'intimider. Tout cela finit par me redonner l'assurance que j'avais plus ou moins perdue et ce sont les excès de paroles ou d'attitudes et de chauvinisme primaire de ces policiers qui me font mépriser le danger dont je sens, à tort ou à raison, les approches, les caprices et l'arbitraire incarnés par ces hommes.
Devant leur excitation maladive, je reste calme, les fixant dans les yeux ; je me tais ou parle posément. J'évite cependant la provocation et chaque fois j'engage les policiers à avoir la tête froide, à se maîtriser. J'ai la nette impression, étant moi-même pondéré et sans crainte, que mon attitude les désarme. Nous renouons le dialogue et je parle alors de mes convictions politiques, du programme du FLN, des relations que les Algériens, une fois libres et indépendants, aimeraient avoir avec la France. Hypocritement, quelques inspecteurs me répondent que notre idéologie est honorable mais deux choses les vexent, et qu'ils ressassent d'ailleurs démesurément jusqu'à l'obsession : ce qu'ils appellent les «crimes» du FLN et les «reproches» que nous faisons à la France.
Quand je leur rétorque qu'il s'agit de faits inhérents à un état de violence et que les excès de la répression sont plus condamnables encore, ils s'enflamment et répondent ingénument : «Mais qui a commencé ? Ce n'est pas nous !» Pour relever le deuxième point qui les choque, ils se rabattent sur la littérature officielle des réalisations de toutes sortes et des bienfaits dont la France a couvert l'Algérie. Ce qui apparaît souvent comme de la mauvaise foi chez certains, n'est en réalité qu'une conviction erronée, l'effet d'une éducation tendancieuse. Il y a, coiffant le tout, une susceptibilité ombrageuse et infantile qui se montre hostile à la moindre critique, au débat le plus conciliant. «C'est à prendre ou à laisser. Nous ne tolérons pas vos reproches. C'est un devoir pour vous de nous aimer, de nous rester attachés. Et puis, nous sommes forts. Nous allons montrer à votre sultan qu'il ne tient qu'à nous de le foutre par terre. Nous allons tout casser…», laissent-ils entendre clairement par leurs allusions obstinées.
Deux d'entre eux sont allés jusqu'à me dire : «Si l'on touche (les fellaghas) à un cheveu de ma femme ou de mon enfant, c'est vous cinq (nous, du FLN) qu'on descendra ici-même sans tarder.» Puis l'un d'eux ajoute, en toute conscience (je n'ai pas l'impression qu'il s'agit d'une menace) : «Vous savez, une balle est vite partie !» Enfin, le même personnage, un commissaire originaire de France et sentant le vin, m'explique à demi-mot que les miliciens pourraient fort bien se saisir de nous et nous abattre. Dans tout ceci, je n'ai pas décelé un semblant de menace ou de provocation. C'était plus terrible encore : un vœu, une disposition d'esprit qui s'identifiait avec le possible, les actes à portée de la main. Et tout cela n'aurait peut-être attendu qu'une saute d'humeur ou une invite ou le mûrissement d'une idée aberrante. Je dois à la vérité de dire qu'en dépit de ces excès, de cette frénésie, des éclats de passion chauvine et sans doute du goût de la violence, j'ai trouvé chez certains policiers européens d'Algérie et plus particulièrement chez quelques Français «algérianisés» de fraîche date – celui qui m'interrogeait était de Saint-Nazaire – une aptitude à comprendre, à s'humaniser même, à se montrer corrects envers leurs «clients». Le mépris, la hargne et l'ignorance joints au manque de tact et à la prétention (je n'exagère rien), je les ai trouvés chez ces deux commissaires qu'on avait dépêchés de Paris pour participer à notre interrogatoire – au mien en particulier. Le premier soir, ils m'avaient favorablement impressionné.
Education tendancieuse
Venant de Paris en mission extraordinaire pour ainsi dire, plus ouverts et mieux instruits des réalités politiques que leurs collègues d'Algérie, ils nous comprendraient mieux, pensais-je. De toute façon, leur comportement à notre égard, leur savoir-faire et leur niveau intellectuel nous mettraient plus à l'aise puisque nous étions disposés à discuter. Le premier soir donc, ils avaient tellement fait illusion sur moi par les apparences et le maintien que je me lançais dans un grand exposé de politique algérienne, définissant les étapes du nationalisme, condamnant l'aventure électorale du MTLD et du même coup, le sabotage du statut de l'Algérie, expliquant les principes révolutionnaires du FLN et l'adhésion des militants de base et des classes populaires à ce mouvement dont la genèse et la force ne devaient rien à la politique traditionnelle des «personnalités» mais s'y opposaient au contraire, comme un fait vraiment nouveau et dynamique, digne de la lutte d'un peuple colonisé, alors que l'ancien MTLD et Messali représentaient, sur le plan de l'action, un «luxe» propre aux pays libres ainsi qu'un anachronisme inefficace ayant la nostalgie du parti classique et du prestige personnel du chef. Je me rendais compte qu'ils entendaient tout cela pour la première fois et que leur formation en matière de politique algérienne était largement insuffisante et bien en dessous de ce que j'avais pensé. Ils croyaient fermement, par exemple, que la colonie algérienne de France était beaucoup plus évoluée à tous points de vue que l'ensemble du peuple algérien ! Pour eux, les ouvriers algériens travaillant en France avaient une plus grande maturité politique que ceux d'Algérie et jouaient par conséquent un rôle déterminant dans le mouvement actuel.
Et c'est pour justifier leur opinion là-dessus – et leurs illusions – qu'ils accordaient plus d'importance au MNA… qu'au FLN. «Vous avez à peine 10 000 FLN sur 300 000 Algériens, alors que le reste est acquis au MNA», me disaient-ils. Je tentai à peine de les détromper, sachant que dans leur for intérieur ils pensaient le contraire. On aurait dit aussi que ces policiers qui ne se privaient pas de mépriser les Algériens de France, les considérant comme des «pauvres types», des sous-prolétaires, les déclaraient en même temps cette fois avec conviction, plus évolués politiquement que leurs compatriotes d'Algérie ! Cela donnait bien la mesure de leur sens des réalités, de leur souci de l'information et de leur niveau politique.
D'autres propos que ces deux policiers me tinrent ce soir-là et le lendemain matin, achevèrent de m'édifier sur leur mentalité. L'un d'eux, désespérant de ne rien tirer de moi après l'entretien décevant que j'eus avec lui la veille, me dit, en me regardant dans les yeux : «Vous préférez peut-être qu'on vous emmène à la rade pour vous interroger…» Il laissa traîner beaucoup de sous-entendus dans cette menace de matamore. Mon silence obstiné et mon regard qui ne faisait pas cas de lui, le firent se venger sur ma qualité de professeur en ces termes généraux et stupides par lesquels le profane juge les éducateurs : «C'est ça les professeurs qu'on donne à nos enfants ! Ah ! je ne confierai pas mon fils à un homme comme vous…» etc. A un autre moment, pour flatter chez moi je ne sais quel préjugé social qui le rongeait lui-même à son insu, il dit qu'un professeur (sic), un intellectuel comme moi valait mieux qu'un ancien Wattman (allusion sans doute à Janisser) et qu'il s'étonnait de me voir attaché aux dirigeants FLN qui n'avaient pas ma culture. Je ne le laissai pas poursuivre et lui répondis avec la plus grande fermeté et une certaine véhémence que les 4 dirigeants du FLN détenus avec moi m'étaient de loin supérieurs par leur sens politique et beaucoup d'autres mérites auprès desquels mon niveau intellectuel n'était rien. Je lui expliquais aussi que nous avions tous la même conception d'une culture militante et que tous étions des intellectuels d'une autre espèce, voués à la cause populaire et méprisant une certaine culture à l'occidentale, tout juste bonne pour les salons littéraires et dénuée de sens moral et d'efficience idéologique et humaine. L'éloge que je fis de mes camarades et des dirigeants du FLN en général en m'élevant contre les préjugés sociaux auxquels répugne notre mentalité algérienne et musulmane, foncièrement égalitaire, l'ébranla beaucoup et il resta presque confus, mais irrité. Je me rappelais ce que m'avait dit les jours précédents un autre commissaire, celui qui sentait le vin : «Jusqu'à votre arrestation, on ne savait pas quelles étaient vos activités. Vous risquez gros et peut-être serez-vous condamné à mort. Quant à vos amis contre lesquels pèsent de lourdes charges, ils seront sûrement fusillés.» «Si on doit fusiller mes amis, je serai prêt à mourir avec eux», ai-je répondu. L'un des deux policiers parisiens, à l'issue d'un interrogatoire, me laissa entendre que j'avais de hautes responsabilités au FLN, étant en quelque sorte l'éminence grise de la direction de ce mouvement et, en l'occurrence, celui de mes quatre compagnons.
Comme je souriais devant un tel manque de perspicacité, surpris aussi par cette naïveté grossière à laquelle je ne m'attendais pas de la part de gens que je croyais avertis, le même policier fit grassement écho à mon sourire étonné en riant à haute voix, convaincu que ma réaction spontanée confirmait sa thèse. Après avoir ri un bon coup, je le détrompais. Il revint à la rescousse et voulut voir en moi le responsable politique de la fédération de France du FLN, étant bien sûr (en vertu de je ne sais quel critère) que c'était Paris qui dirigeait l'ensemble du FLN, aussi bien en Algérie qu'à l'extérieur ! De nouveau, et sans succès, je m'appliquais à lui dire que ma qualité de professeur ne faisait pas forcément de moi un chef et que dans notre mouvement, ce conformisme bourgeois n'existait pas. Je lui citais en exemple le cas de Ferhat Abbas qui avait en toute modestie accepté de se joindre au FLN, non pas en tant que leader mais comme un responsable parmi d'autres ayant à reconnaître au-dessus de lui une hiérarchie vigoureuse et fraternelle tout à la fois, qui était basée non pas sur les mérites intellectuels de ses hommes, mais sur leur expérience politique, leurs sacrifices à la cause commune et leur militantisme actif et désintéressé, en dehors de toute implication de rang social ou de prestige personnel. Plus tard, à la veille de notre transfert en France, un policier vint, me sembla-t-il, compléter son enquête «politique» auprès de moi. Des trois inspecteurs parisiens qui avaient assisté à mon interrogatoire la première nuit, il était le seul à se montrer attentif et courtois. D'après son teint brun et ses cheveux noirs, il était d'Algérie – vaguement Espagnol ou Méridional. Il me demanda ce que je pensais du retentissement qu'aura notre arrestation du point de vue psychologique sur l'action du FLN. Il voulait surtout savoir si un chef comme Ben Bella, désormais arrêté, cet événement ne démoraliserait pas les maquis. Je lui expliquais alors qu'il y avait en réalité une direction collective, que le rôle de Ben Bella était fonction de la bonne volonté et du dévouement des cadres de l'insurrection, que le FLN, désormais solidement implanté dans toute l'Algérie avec son armée et son organisation et le soutien du peuple, n'était plus exposé, du fait de l'arrestation d'un homme de cette importance, à un danger décisif qui mettrait fin à son existence ou à sa lutte.
– Donc, me répondit-il, Ben Bella n'est pas le chef ?
– Il a incontestablement une valeur exceptionnelle, mais c'est un chef au même titre que tous les autres. Les décisions sont d'ailleurs prises en Algérie et discutées par tous les responsables supérieurs là où ils se trouvent, à l'intérieur du pays et à l'extérieur et souvent sur un pied d'égalité, s'agissant d'une direction collégiale.
– Vous croyez, insista-t-il, que l'arrestation de deux hommes aussi importants que Khider et Ben Bella ne portera pas un coup sérieux à votre mouvement ?
– Je ne le crois pas, ai-je dit, car le FLN est devenu l'affaire de milliers et de milliers de cadres, de militants, d'hommes du peuple et de patriotes et ce n'est pas un accident de cet ordre qui arrêtera son essor. Ajoutez à cela que l'arrestation telle qu'elle a été opérée, indisposera beaucoup le sultan et les Marocains dont nous étions les hôtes et fera fatalement de notre problème un problème nord-africain.
– Mais, dans l'immédiat, sur le coup, vous ne pensez pas que l'opération aura un effet démoralisateur ?
– A peine ! Même si c'est d'une façon passagère, cela importe peu…
Avant de clore l'interrogatoire, il me demanda insidieusement – comme d'un fait certain – si j'étais au courant du différend qui divisait, selon lui, Ben Bella et Khider. Je lui dis qu'il n'en était rien et que les deux hommes n'avaient jamais cessé de s'entendre à merveille. Et pourtant, répliqua-t-il, les journaux… Les journaux racontent ce qu'ils veulent, la vérité est tout autre… Cependant, notre vie en dehors des interrogatoires avait sensiblement changé par rapport à ce qu'elle fut le premier jour. Le lendemain de notre arrivée à la DST, on nous avait laissés sans nourriture – comme la veille au soir – jusqu'au milieu de l'après-midi. On nous servit alors un repas assez copieux commandé au restaurant du coin. Plus tard, on nous donna à chacun une tasse de café et le soir on nous fournit des nattes et des couvertures – une par personne. Au moment des repas qui étaient bons (hors-d'œuvre en abondance, beefsteak ou grillade, légumes, fruits), on faisait ouvrir les cellules et nous mangions en silence, gardés chacun par un gendarme ou un CRS. Il nous arrivait d'échanger quelques mots très brefs sans nous voir et malgré les remontrances des gardes. Le matin, on nous faisait apporter du café au lait. Les couloirs du rez-de-chaussée étaient toujours encombrés de soldats en tenue de campagne armés de mitraillettes ; les policiers allaient et venaient. Parmi ces derniers, il y avait des sortes de «parents pauvres», d'hommes à tout faire, tour à tour, zélés, veules ou insolents.
«Qu'on nous tue proprement au moins»
L'un d'eux s'était beaucoup agité les premiers jours, ricanant, faisant de l'esprit à nos dépens, nous injuriant presque. Un jour, on nous avait demandé à tous les cinq de sortir dans la cour pour complaire au photographe d'un journal. C'était la première fois depuis notre arrestation que nous nous voyions ensemble et ce fut pour nous une minute de joie, l'occasion d'échanger librement quelques mots et de nous sentir très près les uns des autres. Il y avait la garde habituelle qui, dans la cour, fut encore renforcée, constituant derrière nous un véritable rideau. Nous avions d'ailleurs les menottes. A cette brève «sortie» dans la cour assistait un haut fonctionnaire de la police – vraisemblablement le sous-directeur de la DST. Après la pose devant le photographe, j'entendis soudain Ben Bella dire à haute voix au sous-directeur de la DST : «Qu'on nous tue proprement au moins…» Le reste de ses propos concernait précisément cet inspecteur à tout faire qui se trouvait dans la cour et qui se mêlait aux journalistes. Ben Bella levait les mains qui étaient attachées aux menottes et d'une voix ferme et impressionnante se déchaînait contre le policier importun. Quand nous regagnâmes nos cellules, je me rappelle avoir vu le sous-directeur morigéner sévèrement le policier en question dans le couloir et lui dire sur un ton très dur : «Occupez-vous de votre travail et ne faites plus la mouche du coche !» Depuis ce jour – tout le monde en fut témoin – nous n'eûmes pas de plus zélé serviteur que ce policier hier encore arrogant et moqueur. C'était lui qui venait désormais nous servir le café, nous donner des cigarettes, laisser aux soldats de garde la consigne de nous passer des allumettes et de tenir la porte de nos cellules ouvertes pendant que nous fumions. Il me semblait même qu'il faisait la cour à Ben Bella et avait à notre égard une attitude humble et correcte. Pour se concilier davantage les grâces de Ben Bella, il alla lui dire un jour que je n'avais pas de matelas et lui demander d'intervenir afin qu'on m'en donne un. Un peu plus tard, il m'accompagna aux douches et tous les matins il nous fournissait, à mes amis et à moi, des lames de rasoir. Nous avions appris vaguement, en lisant de vieux bouts de journaux dans les latrines, qu'il était question de nous transférer en France. Nous parvînmes au cours d'un repas surveillé à échanger quelques mots à ce sujet.
Dans un sens, cela nous plaisait mais donnait aussi libre cours à nos illusions.
Boudiaf exprima ce que nous croyions être le but de notre futur transfert en disant qu'il s'agissait d'une sorte de mise en scène, après laquelle le gouvernement français ouvrirait des négociations avec nos responsables. Le soir de cette même journée, le directeur de la DST, entouré de deux de ses collaborateurs, nous confirma officiellement dans son bureau où il nous avait tous réunis la nouvelle de notre départ pour Paris, dans la nuit. A cette nouvelle, nous étions tous plus détendus qu'à l'ordinaire. Peut-être aussi que l'idée de notre voyage s'associait inconsciemment à celles d'éventuelles négociations, ou tout au moins de contacts. En descendant les escaliers pour regagner nos cellules, je dis à Aït Ahmed qu'il ne fallait pas accepter de prendre part aux négociations dans notre état actuel de détenus et qu'il serait préférable de les ouvrir ailleurs qu'en France, une fois que nous serions libres. Aït Ahmed – qui y pensait comme moi et sûrement comme nous tous – m'approuva. C'est dire encore une fois l'état d'esprit qui était le nôtre à l'annonce de ce départ. Le samedi 27 octobre, vers 23h30, on nous rendit une partie de notre linge pour nous permettre de nous changer ; on fit sortir nos valises dans le hall de la DST et après nous avoir mis des menottes individuelles, on nous retira de nos cellules. Devant la porte extérieure, le même déploiement de forces qu'au premier soir de notre arrivée et une meute aussi nombreuse de policiers, de photographes, de journalistes. C'était des gendarmes munis de mitraillettes qui nous gardaient dans la voiture blindée à bord de laquelle on nous fit monter. Le convoi se mit en route et notre voiture était encadrée comme la première fois aussi par un char d'assaut et une automitrailleuse. Nous refîmes le chemin qui mène à l'aérodrome de Maison-Blanche. La nuit était déserte et fraîche. C'était l'heure du couvre-feu. De loin en loin, j'apercevais en levant la tête vers la vitre à moitié camouflée par un tablier de fer, une traction-avant arrêtée sur le bord de la route et portant, collé sur les glaces, au-dessus du capot, un papier rouge, insigne probable de la police. Une fois ou deux aussi j'aperçus non loin de ces voitures, ou marchant sur la route, un homme vêtu d'un imperméable et qui avait les allures d'un policier. Aussitôt arrivés à l'aéroport, on nous changea les menottes et l'on nous confia à l'escouade de la gendarmerie militaire qui devait nous accompagner au cours de notre voyage. L'avion qui devait nous emmener était un appareil de l'armée de l'air. Nous y montâmes, escortés puis encadrés chacun par deux gendarmes portant des mitraillettes. Ce voyage me fit l'impression la plus dure, la plus amère que j'ai jamais ressentie. Avant de quitter la DST, on m'avait remis un papier jaune : un mandat d'amener délivré par le Tribunal des Forces armées françaises et portant l'inculpation de trahison. A bord de l'avion, le «cérémonial» d'installation entre 2 gendarmes, arrimé à la ceinture de sauvetage qu'on ne m'enlèvera qu'à l'arrivée à Paris, le froid de la nuit, démuni de manteau que j'étais, le voisinage étroit, désagréable et anonyme de mes gardiens en armes qui me paraissaient être de véritables bêtes ayant reçu la consigne du mutisme et de l'impassibilité : tout cela acheva de m'inspirer un malaise tenace. Le voyage dura près de 6 heures, le froid me glaçait le dos et les pieds. Sur le même banc que moi était assis Aït Ahmed que je ne voyais pas, la masse énorme des gendarmes s'interposant entre nous deux et la ceinture de sauvetage me retenant serré à la paroi de la carlingue.
En face, il y avait, de gauche à droite, Boudiaf qui me regardait d'un moment à l'autre avec son expression habituelle faite de stoïcisme et de mélancolie, Ben Bella qui essayait vainement de dormir et conservait son air détaché et sombre, Khider plus émouvant que jamais et très digne. Au point du jour, l'avion se posa sur un aérodrome désert que je pris tout d'abord pour celui de Villacoublay. C'était la campagne environnante qui me le faisait croire et que je connaissais, me semblait-il, pour y être venu au printemps au voisinage de Chaville. Sur le terrain d'aviation, des voitures (traction-avant) attendaient.
On nous fit monter chacun dans une voiture en compagnie de nos deux gendarmes portant la mitraillette – et le convoi escorté par des motocyclistes pris la route de Paris. J'appris un peu plus tard par quelques mots échangés exceptionnellement entre des gendarmes que nous avions atterri sur l'aérodrome de Crèche. Une heure et demie plus tard nous entrions à Paris et je reconnus le boulevard de Flandre et les quartiers lépreux de la banlieue sud-est. Le malaise persistait que venaient atténuer une douce mélancolie et la sereine contemplation d'un Paris familier à mes vagabondages, surtout lorsque nous longeâmes le quai de Valmy, traversâmes la place de la Bastille et nous retrouvâmes à vive allure au-delà du pont d'Austerlitz en direction du boulevard Saint-Marcel et des Gobelins. Je devinais aussitôt le terme de notre voyage. Physiquement, c'était donc la fin de nos tribulations. L'accueil à la Santé était tout à fait pacifique et la vie allait s'y écouler sans relief et sans histoire. Pourtant, c'est à partir de ce moment que j'ai commencé sérieusement à penser aux problèmes qui m'avaient préoccupé d'une façon fragmentaire ou allusive.
«L'accélération de l'histoire»
Dans les bouts de journaux que j'avais parcourus hâtivement à la DST d'Alger, j'avais appris les événements du Maroc et il me tardait de savoir ce qui s'était passé également en Algérie. Quelques jours avant notre transfert ici, lors de notre première et brève sortie dans la cour de la DST, Aït Ahmed, au moment de nous ranger en face du photographe, m'avait pris affectueusement le bras et s'était écrié en souriant : «L'accélération de l'histoire !» C'était une allusion aux événements inattendus que nous venions de traverser et j'y souscrivis avec enthousiasme. Depuis, une certitude plus laborieuse, plus raisonnée, s'était fait jour à travers mon esprit, le disputant aux craintes passagères que j'avais de voir la Révolution algérienne s'arrêter net, le peuple sombrer dans le désespoir.
Cette certitude était celle-là même qui m'opposait au triomphe moqueur des policiers de la DST et à leurs insinuations quand ils parlaient du succès décisif de notre enlèvement et ses conséquences avantageuses qu'il aurait pour la politique française. Mais, je le sentais bien, ce n'était pas une certitude inspirée par le dépit. Je voyais les policiers si mal informés des événements, mijotant dans leur chauvinisme aveugle, leurs susceptibilités, leurs préjugés. L'organisation était bien assise, l'instrument bien trempé et même si par impossible il ne serait resté du FLN qu'un seul germe, qu'un vague embryon, ce serait déjà suffisant pour alimenter d'autres luttes et relancer le mouvement. Un commissaire tout à coup blasé au cours d'une discussion s'était laissé aller à me dire : «Je sais qu'il y aura toujours des soulèvements. Je sais que cela reprendra un jour», mais il pensait que pour l'instant cela aller s'arrêter ; il se situait déjà dans l'avenir, étant bien entendu que l'insurrection actuelle appartenait au passé ou presque (depuis l'arrestation de Ben Bella). Je n'eus pas la présence d'esprit de lui répondre : «Non ! Cela ne reprendra pas, mais, bien mieux, cela continuera.» Nous n'étions plus, nous ne sommes plus à l'époque des reprises, ces cycles qui s'amorcent, se développent et se referment après avoir agité les consciences et conduit les clans et l'espoir à leurs extrêmes limites. Cela continuera, j'en étais sûr.
N. B. : Les intertitres sont de la rédaction


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