Walter Benjamin dans ses Thèses sur l'histoire, parues en 1940, développe l'idée de « dialectique bloquée ». Il s'opposait ainsi à l'historiographie bourgeoise, social démocrate ou marxiste vulgaire et simplifiée. Il ironise contre la conception historiciste d'un « temps homogène et vide » dans lequel l'évolution des sociétés s'inscrirait spontanément et naturellement dans un mouvement inexorable, menant à l'émancipation de l'humanité. Mais dans le roman bourgeois qui se suivit à lui-même encore aujourd'hui, il y a une conception de l'histoire et des rapports sociaux totalement différente. Le roman bourgeois, qui n'a pas pu s'épanouir, heureusement, en Algérie, a plusieurs variantes dans les pays occidentaux et dans une moindre mesure, dans les pays du Moyen-Orient, particulièrement en Egypte. De ce genre, il existe des variantes progressistes, comme il existe une littérature du vécu-vrai, du témoignage, une sorte de néoréalisme ou même de néonaturalisme social faisant pendant à l'intimisme du roman autobiographique honni particulièrement dans le monde arabo-musulman où l'archaïsme des mentalités empêche tout déploiement de ce genre. Fausse pudeur. Hypocrisie sociale. Tabous ancestraux. Ce sont les raisons qui font que l'autobiographie romanesque bégaye encore dans notre sphère culturelle. Pourtant, Ibn Khaldoun a écrit son autobiographie. L'Emir Abdelkader aussi ! Mais rien de tout cela ne nous dégage de la platitude. La critique, le goût du public, les multiples institutions corsetant la vie littéraire de tous les pays, en général : émissions littéraires nulles à la télévision, prix littéraires (le Nobel, par exemple, est une vaste supercherie qui fonctionne à l'aune du politiquement correct selon les seuls critères occidentaux. Un exemple flagrant à ce sujet : Israël, petit pays de cinq millions d'habitants, a obtenu six fois le prix Nobel depuis 1948 ! Les vingt-deux pays arabes, avec une population de trois cents millions de personnes, ne l'ont obtenu qu'une seule fois. Pour des raisons purement politiques. Naguib Mahfouz avait apporté son soutien à Sadate et aux accords de Camp David. Il a été récompensé pour son zèle politique et non pas pour son talent d'écrivain...), marketing agressif pour la promotion des textes les plus simplistes et les plus insipides... Voilà pourquoi les écrivains qui font preuve d'imagination dérangeante, d'ironie subtile, de sens du mythologique, de l'épique et du tragique, avec une grande place à l'histoire, la vraie, celle qui est vivante et qui fait mal ; avec une grande place pour l'érudition savante et qui englobe tout le savoir humain et toute la passion du monde ; voilà donc pourquoi ces écrivains sont de moins en moins nombreux. De moins en moins publiés. De moins en moins lus. Les best-sellers idiots et volumineux tuent chaque année la vraie littérature qui considère que le lecteur a son mot à dire. Qu'il est intelligent et plein de curiosité très saine et créatrice. Car cette littérature permet à son lecteur d'être partie prenante dans la jubilation de l'écriture. Khayam n'avait-il pas écrit que « le poème est un grain de beauté, sur la joue de Dieu » ? Ecrire l'intime, c'est déployer ce Moi que les théologiens musulmans avaient maudit et que Pascal considérait comme haïssable. L'intime, dans ce cas, n'est pas celui de la vie intime qui est de l'ordre du privé, mais celui qui suppose l'existence d'une écriture qui dit la fracture et la faille de l'humain. Ecrire l'autobiographie, ce n'est pas étaler platement sa vie, du jour de sa naissance, au jour de sa mort. Mais c'est explorer le désastre humain, à travers une fiction narrative, en jouant (ludiquement) le plus souvent sur ces formes, ces combinaisons et ces structures complexes et pleines de pièges. Telle la vie. Cette littérature rejette le postulat du réalisme forcément plat mais elle ne rejette pas l'existence du réel qu'elle enrichit, fouille, fore et y farfouille jusqu'à l'épuisement. Dans ce cas, le réel ne passe pas dans les mots. Les mots ne peuvent que l'encercler, montrer où c'est, par des contournements tentaculaires, des déviations inattendues, des dépassements latéraux. Comme au football. Exactement. En fait, cette littérature est plus réaliste que le réalisme lui-même. Elle est aussi politique, non parce qu'elle traite de sujets politiques mais parce que l'écrivain qui l'a produite en découd quotidiennement avec le monde constitué en tant que tel par des langages, des attitudes, des habitudes de pensées, des automatismes qui ne sont pas naturels mais sont l'expression d'un ordre économique, social et moral. Car écrire, ce n'est pas changer le monde, mais changer dans le temps et l'espace limités, balisés d'un texte, la perception que les gens ont du monde. Faire alors un art libérateur parce qu'il s'exerce en tant que liberté dans son champ propre, à travers la vie des gens, leurs histoires et leur histoire pour délivrer « la dialectique bloquée de l'homme ».