L'intervention de Fatma Oussedik résume bien le colloque sur Mohamed Harbi, clôturé jeudi à Oran. Oran. De notre bureau « Nous voulons construire des institutions garantes des libertés et des droits dans un Etat dans lequel nous nous sentirions protégés », clame-t-elle et, en introduisant cette notion de vouloir qui présuppose un but à atteindre, elle renvoie à Mohamed Harbi au sujet duquel elle rappelle notamment qu'il a été de tous les combats émancipateurs après l'indépendance. En voulant dans un premier temps l'indépendance et en luttant pour, la génération de Mohamed Harbi combattait en même temps les inégalités et les injustices générées par le pouvoir colonial (différence avec le référendum sur l'indépendance du Québec par exemple). Fatma Oussedik qui prend en considération « la lutte des femmes comme sujet historique » démontre qu'en tant qu'intellectuel, l'historien algérien a produit des réflexions sur la place de la femme dans le mouvement national. « Les femmes sont présentes dans son œuvre mais il se garde de parler à leur place », déclare-t-elle en soutenant que « dans la pratique politique, la question de la femme est au cœur de l'espace public ». Pour elle, après avoir cité des références, « le fait que Mohamed Harbi critique Fatima Mernissi, c'est en réalité un pas en avant car il considère que c'est un auteur à prendre au sérieux ». La conférencière paraphrase Djamila Amrane, auteur de Des femmes dans la guerre d'Algérie, qui considère qu'étant dans une société patriarcale comme la nôtre, « les rapports hommes-femmes étaient comme suspendus » et les femmes n'étaient pas considérées comme des objets sexuels mais comme des sœurs. Elle parle de trucage progressiste à usage externe pour montrer le caractère moderne de la Révolution, à l'exemple cité de Rédha Malek et l'ambition de « créer un homme nouveau et des rapports sociaux nouveaux ». Fatma Oussedik qui considère que la religion ne doit pas être un frein pour l'égalité entre les hommes et les femmes s'étonne par ailleurs des réserves émises par des associations féministes, tunisiennes notamment, et qui sont acceptées par les instances internationales. Pour elle, « en acceptant ces réserves, on bloque l'émancipation ». L'universitaire algérienne pose par ailleurs une question intéressante : « D'où parle Mohamed Harbi ? » D'un imaginaire maghrébin tel que décelé dans son autobiographie : Une vie debout. Avant elle, le célèbre historien Benjamin Stora a donné un témoignage remarquable. Les deux hommes ne partagent pas les mêmes lieux de mémoire mais d'abord un engagement commun. Stora dit avoir découvert Harbi alors qu'il était jeune étudiant dans les années 70 lorsqu'il préparait sa thèse sur Messali Hadj, publiée en 1978. Il a été frappé en lisant Aux origines du FLN, le populisme révolutionnaire en Algérie (Christian Bourgois, 1975) par l'examen lucide et critique du militant algérien et se rend compte qu'« il est possible de constater qu'il y a des gens de l'autre côté de la Méditerranée qui travaillent sur le passé de manière critique ». Cette révélation a, dit-il, rendu obsolète l'idée qui a prévalu en France, un moment plus tard, et selon laquelle on ne peut revenir sur le passé commun si de l'autre côté de la Méditerranée rien ne se fait, alors que les travaux de Harbi avaient démontré le contraire et depuis longtemps. Le caractère non figé de l'histoire Dans le paysage intellectuel franco-algérien, il le définit ainsi : « Un Maghrébin attaché aux idées et non à la nationalité et pour qui les mots n'ont pas d'origine, libre sans devoir rendre des comptes aux Etats ». Benjamin Stora revient sur son passé de militant proche du courant trotskyste lambertiste par opposition au courant représenté par Michel Pablo (les deux courants de la 4e internationale ayant soutenu le FLN et la guerre d'indépendance de l'Algérie dont les militants ont été les "porteurs de valise'') et témoigne de l'appui que ces deux personnalités ont apporté à Mohamed Harbi et, à travers lui, aux mouvements démocratiques (contre le code de la famille, la revendication berbère, les droits de l'homme, etc.) Pour l'historien français qui dit être le seul étudiant, à son époque, à proposer une recherche sur le mouvement national algérien durant les années 70-80, la question de la guerre était absente. Hormis les anciens, Sartre, Aron, Bourdieu et il cite également les articles qu'il juge lucides produits durant les années 50 par le groupe révolutionnaire du « socialisme ou barbarie » avec Jean-François Léotard, la guerre a selon lui disparu du paysage politique en France. Mais Harbi qui partage l'idéal socialiste n'usera pas des mêmes référents et outils d'analyse dans son approche de la société algérienne à laquelle il restitue l'élément religieux et traditionnel, la déstructuration opérée par le colonialisme et c'est dans ce sens que son introduction dans l'historiographie française va réactiver le débat. Il a attribué cette situation au fait que la gauche révolutionnaire considérait que sa tâche était terminée avec l'indépendance. L'auteur du dictionnaire biographique des militants algériens (600 biographies) a voulu introduire par ailleurs la notion de l'oubli dans l'histoire pour retracer les itinéraires et en finir avec l'anonymat du peuple comme acteur de l'histoire. « Un pouvoir est légitime tant qu'il n'y a pas d'alternative qui se manifeste au sein de la société », considère, sur un autre registre, Jean Leca qui devait intervenir sur « De la libération nationale aux libertés démocratiques et les problèmes politiques qui se posent en Algérie ». En définissant les concepts d'Etat fort et d'Etat faible, il soutient que l'Algérie est en même temps l'un et l'autre. En rappelant à titre anecdotique qu'il a été parmi les membres du jury pour la thèse de M. Temmar et qu'il a « connu un jeune ministre des Affaires étrangères souriant et qui ne sourit plus beaucoup aujourd'hui », il a en outre développé l'idée que les conflits ne sont pas toujours inutiles à la lumière des oppositions groupement Etat-groupement gouvernement et populisme-constitutionnalisme. Intervenant à la clôture des débats, M. Harbi, a insisté sur le caractère non figé de l'écriture de l'histoire. Pour lui les mythes sont nés, ils étaient mobilisateurs mais en devenant des instruments de légitimation, ils risquent d'hypothéquer le devenir de tout un peuple. Il se soucie de ce que peut faire l'histoire pour rattraper l'histoire qui se fait. Sa lucidité d'historien le pousse à se remettre en question en affirmant que toute synthèse n'est que provisoire et qu'elle doit constamment être revue. Selon M. Harbi, le débat sur la berbérité (il prend en considération ici le substrat national berbère irrigué par la langue arabe et l'Islam), la libération des femmes et la place des Algériens non musulmans ont déjà fait l'objet de débats en 1953. Les conflits internes et mêmes les dépassements qui ont miné les acteurs de la guerre d'indépendance sans remettre en cause ni l'engagement des uns et des autres ni le combat pour la cause révolutionnaire sont pris en considération dans le travail de l'historien qui dit ne pas oublier les secteurs de la société française qui se sont érigés contre la colonisation et cite déjà Victor Spielman auquel Ben Badis a rendu hommage. Mais M. Harbi, contrairement à ce qui a été avancé par certains, restitue l'importance de la lutte armée qui a ébranlé la colonisation. Sauf que pour le militant qu'il était, « les grandes espérances mises dans la Révolution n'ont pas été totalement réalisées après l'indépendance ». D'où son engagement valable pour l'écriture de l'histoire. « Relire de manière critique ce que nous avons écrit hier. »