On les appelle les travailleurs de la place ou «Zmagra», les émigrés. Ils sont tous les jours sur la place, à Aïn El Hammam, par beau temps ou dans le froid. Des jeunes et moins jeunes, étrangers à la région ; ils sont de Hammam Dhalâ, de M'Sila, de Rebta, ou de Bordj Bou Arréridj, pour la plupart ; ils viennent gagner leur vie sur les hauteurs de la Kabylie, un pays encore plus dur que le leur : «On est venus gagner notre pain», disent-ils. Ils sont une quarantaine. Leur âge varie entre 20 et 45 ans. Quotidiennement, ils attendent la venue d'un entrepreneur pour les embaucher pendant quelques jours ou pour décharger des semi-remorques de matériaux de construction, souvent pour quelques misérables dinars : «On nous paye 400 DA la journée et on gagne entre 9000 DA et 10 000 DA le mois», dit un jeune homme au visage buriné. On les retrouve facilement, ils sont tout le temps regroupés dans un coin, assis par terre avec leur tenue de travail qui semble ne plus jamais quitter leur corps, même la nuit. On vient les chercher des environs pour profiter de leurs services, sans conditions préalables de sécurité et de financement. Des proies faciles. Une situation qui profite aux entrepreneurs sans scrupules qui évitent les frais de l'assurance et qui, quelquefois, ne les payent même pas. «Certains entrepreneurs partent sans nous payer, hagrouna, ils savent qu'on ne peut pas courir derrière eux, car on ne les connaît même pas», témoignent-ils. «On vient les embarquer sur des camions et les faire travailler pour trois fois rien. Ils sont abusivement exploités», témoigne encore un cafetier. En guise d'hébergement, ces damnés louent des garages ou occupent des chantiers en construction, un «gourbi», disent-ils. En l'absence de literie, ces hommes se contentent de passer la nuit sur des cartons. Dans le froid et la rigueur de l'hiver, ils allument un feu de bois au moyen de planches récupérées dans des chantiers. «On vit comme l'emhabel n'taâ sahet chouhada, les fous de la place des Martyrs», nous dit l'un d'entre eux. Ils passent leur quotidien dans des conditions sanitaires alarmantes, entourés de saleté et d'odeurs insupportables. Ces gens improvisent leur quotidien, l'essentiel leur fait défaut. Pour manger, ils préparent de la pomme de terre, «batata», quand il y en a ; sinon, ils prennent du pain sec «La nourriture est chère : 1 kg de pommes de terre coûte 50 DA et un plat blache, sans viande, dans un restaurant, est à 100 DA, ce qui dépasse notre capacité d'achat.» Certains sont là depuis près de 10 ans, d'autres un peu plus. «Je suis là depuis 20 ans. Je suis un père de famille, j'ai sept enfants que je dois nourrir malgré tout», témoigne l'un des plus âgés, au corps amaigri et fripé. Ces hommes se plaignent du harcèlement dont ils sont victimes tous les jours, du manque d'assurance et du fait que l'on profite de leur situation pour les exploiter. «On veut travailler dans des conditions dignes et dans le respect de nos droits, mais comment faire pour cela?», ajoutent-ils. Ces hommes ne cachent pas leur mal-être, leur mal-vivre, surtout à l'approche des fêtes religieuses, notamment. «Nous n'avons pas suffisamment d'argent pour rentrer chez nous ; vous savez, en hiver, le travail manque, ce qui nous met en difficulté ; autrement on serait bien heureux auprès de nos familles et de nos enfants», ajoutent-ils. Des pères de famille pour la plupart, venus de loin dans l'espoir de gagner leur vie. Ces hommes se sont retrouvés piégés dans un exil sans nom, les méandres d'une existence infernale, celle des damnés de la terre. Ils ont sûrement droit au respect, à un sort bien meilleur.