L'ampleur des enjeux stratégiques, qu'il met en cause et des périls qu'il peut véhiculer dans un contexte international implacable, m'ont incité à revenir sur un thème auquel j'ai consacré un ouvrage, il y a une dizaine d'années (1). Ecrit dans un contexte d'âpre confrontation idéologique entre deux projets de société diamétralement opposés, le livre se voulait une tentative de réponse à la problématique de la nature du régime politique dans les pays musulmans au regard des prescriptions de l'Islam et des réalités du monde contemporain. A travers une analyse historique documentée, l'ouvrage a tenté de faire ressortir l'alignement du discours moderniste et laïcisant de l'époque sur son similaire occidental tendant à l'expulsion du fait religieux de la sphère sociale et politique pour le reléguer au cercle strictement privé et spirituel. Epouvantés par dérives extrémistes et totalitaires de certains courants islamistes, les tenants de la laïcité ont cru devoir imposer, pour sauver l'ordre républicain, un projet de société exogène n'ayant aucune attache avec la foi et les racines civilisationnelles de notre peuple. Faux débat Aujourd'hui que les passions se sont apaisées de part et d'autre et avec le recul et la sérénité de l'âge, le devoir de vérité envers ma conscience et envers ma nation me dicte de proclamer encore plus fort l'incongruité et la vanité de la polémique Islam-laïcité pour la simple raison qu'il ne s'agit, ni plus ni moins, que d'enfoncer des portes ouvertes. En effet, aussi bien dans les traités de droit musulman que dans l'histoire politique musulmane, l'exercice du pouvoir s'inscrivait, certes, dans le cadre d'un référentiel d'essence religieuse. Cependant, l'acte politique, dans sa dimension sociétaire, a de tout temps revêtu un caractère profane dénué de tout dogmatisme métaphysique. Si les gouvernants puisaient leur légitimité du degré de leur respect des préceptes moraux et doctrinaux de la religion, aucun ne pouvait, valablement, en revanche, invoquer le droit divin pour asseoir ou légitimer son autorité. Au-delà de la connotation ou du contenu idéologique que l'on peut donner à telle ou telle terminologie en fonction des appartenances des unes et des autres, la lecture avisée, éclairée et sans arrière-pensées idéologiques de notre riche héritage spirituel ainsi que de notre longue histoire politique, nous permet d'affirmer que l'Etat musulman est et a toujours été, de notre point de vue, à la fois, un Etat laïc et religieux. Cette symbiose entre le spirituel et le profane reflète la double dimension divine et terrestre de l'homme en Islam. C'est à partir de ce paradigme que l'on peut parler d'une laïcité musulmane. Une laïcité radicalement différente du laïcisme occidental et ses déclinaisons importées en terre d'Islam, lesquels sont intrinsèquement irréligieux et souvent même antireligieux. Une vocation humaine et humaniste La pratique du pouvoir politique, depuis le temps de la révélation coranique du vivant de notre Prophète Mohamed, que le salut de Dieu soit sur lui, jusqu'aux royaumes musulmans qui ont succédé à la période des califes bien guidés (Khoulafa errachidine) en arrivant aux Etats musulmans contemporains, a toujours été une affaire profane, civile, séculière et laïque. L'acte politique, au sein de la communauté musulmane, traduisait un rapport de force entre divers protagonistes procédant le plus souvent de dialectiques tribales, ethniques, sociologiques ou économiques. Les préceptes religieux, certes omniprésents, en ont tantôt été les catalyseurs, tantôt les modérateurs et tantôt les censeurs, mais rarement les véritables moteurs(2). Ainsi, la mort de notre Prophète a été presque immédiatement suivie d'une crise politique ayant opposé les Mouhadjirine et les Ansar sur la succession à la tête de l'Etat naissant. Chaque camp prétendait à la dignité suprême du califat. L'intervention énergique d'Omar Ibn El Khattab a certes permis un dénouement en faveur des premiers en la personne du compagnon du Prophète, Aboubekr Esseddik. Cela n'a pas empêché, pour autant, le chef des Ansar, Saâd Ibn Obada de clamer haut et fort son opposition au premier calife. Selon certains chroniqueurs, il aurait refusé de lui prêter allégeance et s'est volontairement exilé en Syrie jusqu'à sa mort(3). A la mort d'Aboubekr et sur sa recommandation express, les grands compagnons du prophète ont désigné Omar Ibn El Khettab à la tête de la communauté. Mortellement blessé par un zoroastrien, le deuxième calife désigna un collège composé de six membres qui devaient élire, parmi eux, son successeur, à la majorité des voix. Après de longues concertations émaillées de subtils jeux d'alliances, le choix du collège électoral se fixa sur le calife Othman Ibn Affan. Ce dernier gouverna pendant douze années. Sa faiblesse et ses largesses à l'égard de sa parenté et de son clan lui attirèrent le courroux de nombreux musulmans. Il fut, à son tour, assassiné par des insurgés. Dans la confusion qui s'en est suivie, la communauté de Médine prêta allégeance au cousin du Prophète Ali Ibn Abi Taleb. Ce dernier a eu à faire face à la sédition de deux grands compagnons du Messager de Dieu, Talha Ibn Oubeid Allah et Zoubir Ibn El Awam auxquels s'est ralliée l'épouse du Prophète, Aïcha Bint Abibekr. Sorti vainqueur de ce premier conflit, Ali fut confronté à la rébellion du gouverneur de Syrie, Mouawiya Ibn Abi Soufiane. Après l'épisode de l'arbitrage (tahkim), le quatrième calife eut à combattre la scission armée des Kharédjite, lesquels lui reprochaient d'avoir accepté de se soumettre à l'arbitrage des hommes, Dieu étant seul détenteur du pouvoir de jugement. Il fut, d'ailleurs, occis par l'un de ces rebelles, alors que celui d'entre eux qui devait attenter à la vie de Mouawiya avait échoué dans sa tentative. Désigné par les partisans d'Ali pour succéder à son père, Hassan, petit-fils du Prophète, abdiqua en faveur de Mouawiya pour mettre un terme à l'effusion de sang entre musulmans. Mouawiya, une fois son pouvoir consolidé, finit par instituer une monarchie héréditaire ommeyade malgré l'opposition de la majorité des musulmans. Hussein Ibn Ali, second petit-fils du Prophète, prit les armes contre le fils de Mouawiya, Yazid, qui a succédé à son père à la tête du califat. Il fut tué à la bataille de Kerballa. Les Omeyyades gouvernèrent l'empire d'une poigne de fer. Ils matèrent dans le sang toutes les insurrections de leurs adversaires jusqu'à ce qu'ils succombent à leur tour, quatre-vingt dix ans plus tard, à la révolte des Abassides. Ces derniers, soutenus, initialement par les Perses exaspérés par une dynastie qui favorisait, à leurs yeux, l'ethnie arabe au détriment des autres composantes de l'empire musulman, demeurèrent à la tête du califat près de huit siècles avant de remettre le sceau de cette dignité suprême à la dynastie ottomane. Durant cette longue période, le pouvoir califal connut un affaiblissement progressif, se réduisant peu à peu à une autorité symbolique. L'empire se disloqua en autant de sultanats et de royaumes indépendants reconnaissant, toutefois, la souveraineté nominale du calife abbasside. L'unité du califat elle-même, religieusement requise, a fini par être remise en cause par l'apparition de califats rivaux, l'un omeyyade en Andalousie et l'autre fatimide au Maghreb puis en Egypte. Cette chronologie, pour le moins fort mouvementée, illustre, on ne peut mieux, combien est illusoire l'image utopiste voire surréaliste que les musulmans se font de leur Histoire. Les déchirements sanglants que connaissent nos sociétés musulmanes, aujourd'hui, ne sont que le reflet de cette fausse perception de notre héritage historique. Ils procèdent de la quête nostalgique d'une cité idéale qui n'a et ne peut exister dans ce bas-monde. La société musulmane a, de tous temps, y compris celui de la Révélation, été une société d'êtres humains exposée aux forces et faiblesses de la nature humaine. L'Islam a insufflé à cette communauté la foi ayant constitué le socle d'une grande civilisation à vocation spirituelle, universelle, mais néanmoins humaine. Le Coran et la Sunna ont tracé les lignes directrices et les principes généraux devant servir de repères guidant les musulmans dans la voie de Dieu. Ces règles ont constitué le fondement et le référentiel du système juridique et institutionnel musulman. A partir de ces postulats, l'Islam a laissé à l'intelligence des hommes le soin d'organiser leur vie sociale dans le respect des prescriptions divines, tout en étant conscient de leurs limites et de leurs faiblesses. Ce réalisme humaniste de l'Islam est illustré, on ne peut mieux, par la grande place réservée à l'humilité et au repentir dans la tradition spirituelle musulmane. Nous avons vu combien les premiers compagnons du Prophète, les meilleurs musulmans qui puissent exister sur terre, étaient vulnérables et pouvaient succomber à l'attrait du pouvoir et de l'ambition. Ce qui ne diminue en rien de leur mérite et de leur piété, loin s'en faut. Bien au contraire, la conjonction entre leur grande spiritualité et les vicissitudes de leur nature humaine constitue la force même de l'Islam, dernière révélation divine aux humains jusqu'à la fin des temps. (Asuivre) (1) Dieu ou César, quel avenir pour le monde musulman, éditions Houma, Alger, 2002. (2) Ibn Khaldoun a mis en exergue, dans sa moukadima, le rôle de la assabya ou l'esprit de corps, dans le processus de montée et de décadence des Etats en terre d'Islam à partir de l'analyse des faits historiques. (3) Voir, par exemple, la chronique de Tabari, Les Quatre premiers califes, traduction de Hermann Zotenberg, Editions Smdbad, Paris, 1981. (4) La doctrine de l'imamat dans le chiisme sous ses multiples obédiences représente une innovation hétérodoxe qui n'a pas pour autant été concrétisée dans les faits, y compris lorsque le chiisme a été érigé en dogme officiel d'Etat sous la dynastie sefvide en Iran. Quant à l'épisode fatémide au Maghreb puis au Machrek, il n'a pas fait long feu, non plus, avec la restauration de l'orthodoxie sunnite, respectivement par les Zirides et les Ayyubides. Le principe du «wilayet el fakih», instauré par l'imam Khomeini après la révolution iranienne de 1978 est contesté au sein même des références religieuses du chiisme. (5) A ce sujet, voir l'ouvrage de cheikh Rachid Réda El Khilafa, épître adressée par l'auteur au peuple turc à la suite de l'abolition de l'institution califale par Mustapha Kémal Ataturc en 1924. Dans un chapitre intitulé «le Pouvoir en Islam», il y affirme notamment que «le calife n'est nullement infaillible, ni dépositaire de la révélation divine, il ne peut prétendre à l'exclusivité du pouvoir d'interprétation du Coran et de la Sunna. Il doit être obéi dans la mesure où il est dans la juste voie et observe les préceptes du Coran et de la Sunna sous le contrôle des musulmans. En cas de déviation, il doit être rappelé à l'ordre par le Conseil et les mises en demeure, aucune obéissance n'est due à une créature dans la désobéissance du créateur. S'il s'écarte du Coran et de la Sunna il doit être remplacé, sauf s'il en résulte un préjudice plus grave pour la communauté (Oumma). C'est celle-ci ou ses représentants qui le désigne, le contrôle et peut le révoquer si elle y voit intérêt. Il n'est rien d ‘autre qu'un gouvernant civil à tous points de vue». Cheikh Rachid Réda, El Khilafa, Moufem éditions, Alger, 1992, pp. 215-218.