Un état séculier La vocation éminemment séculière de la société musulmane est illustrée, on ne peut mieux, par le rejet de tout cléricalisme religieux et encore moins politique par la doctrine musulmane orthodoxe(4). Le rôle des Oulémas, indéniablement central et fondamental, ne revêt, en revanche, aucun caractère sacré ou infaillible. La science religieuse, elle-même, demeure un effort humain de lecture et de compréhension du Message Divin loin de tout dogmatisme rigide ou de fidéisme aveugle. Durant toute l'Histoire musulmane, y compris dans sa période de haute spiritualité, les Oulémas, en règle générale, ne se prévalaient point de leur statut de savants religieux, pour revendiquer le pouvoir politique. Bien au contraire, cette Histoire a constamment été marquée, nonobstant quelques expériences marginales, au demeurant malheureuses et éphémères, ici et là, par une répartition judicieuse des rôles entre les détenteurs de l'autorité étatique, d'une part, et les Oulémas, détenteurs de l'autorité morale, d'autre part. Cette polarité entre le pouvoir politique des gouvernants et le contre-pouvoir spirituel et social des Oulémas constitua l'ossature de l'organisation politique et culturelle en terre d'Islam. Les premiers s'occupaient des affaires de la vie quotidienne de la cité, les seconds veillaient au respect par les uns et les autres des préceptes de l'Islam par la seule bonne parole et leur ascendant moral sur la communauté. Les gouvernants ne pouvaient se soustraire totalement à l'influence de la religion, tandis que les Oulémas ne pouvaient prétendre gouverner au nom de Dieu(5).Loin de signifier une quelconque séparation étanche entre le temporel et le spirituel, ce partage des fonctions entre les politiques et les savants en Islam traduit, au contraire, la dialectique positive inhérente à la double dimension terrestre et divine de l'être humain selon la conception islamique de l'Homme et de l'Univers. Si la pratique historique a été marquée, le plus souvent, par la prééminence du pouvoir politique sur la science religieuse, le contrepoids moral de cette dernière était omniprésent pour atténuer les dépassements et redresser les iniquités et les abus. Certes, les rapports des Oulémas avec les gouvernants n'étaient pas toujours faciles. Les relations étaient même parfois tendues, voire conflictuelles. Tantôt une logique l'emportait sur l'autre, mais les deux parties veillaient constamment, en règle générale, à ce qu'il n'y ait pas de rupture susceptible de mettre en péril l'unité et la cohésion de la société(6). En définitive, le champ politique fait partie de cet espace réservé à la discrétion des musulmans, lesquels sont appelés à se rapprocher le plus possible du référentiel de valeurs spirituelles et morales prôné par le Coran et la Sunna. Quant aux modes d'organisation de l'Etat et d'exercice de l'activité politique, il appartient aux musulmans de choisir le système qui sert le mieux les intérêts communs de la communauté et traduit le plus les valeurs éthiques de l'Islam. Cela dit, aucun système politique ne peut s'ériger en modèle de gouvernement islamique exclusif. En revanche, les systèmes dont l'expérience a démontré l'efficience et l'équité, c'est-à-dire, reflétant le plus les valeurs sociales véhiculées par notre religion, peuvent être considérés comme étant les plus proches de ces valeurs, tout étant relatifs dans la vie d'ici-bas, la perfection appartenant à Dieu seul. Nécessaire examen de conscience En définitive, il est grand temps de revisiter notre héritage culturel et cultuel et de repenser notre enseignement religieux pour que les uns et les autres comprennent que les déchirements que le monde musulman vit aujourd'hui ne sont que le produit d'un grand malentendu et d'un lamentable faux débat. Une réhabilitation du rôle des vrais Oulémas de l'Islam et de la véritable science religieuse, celle des grands mou-jtahidine de notre salaf s'impose pour que nos sociétés musulmanes prennent conscience de la vanité des scories qui les divisent et les éloignent des véritables enseignements de leur foi. Qu'on le veuille ou non, dans le monde d'aujourd'hui, c'est le progrès technologique et l'Etat de droit qui constituent les facteurs de puissance et, partant, de l'efficacité civilisationnelle. La communauté musulmane, censée être le témoin de Dieu sur terre, ne peut prétendre à ce rôle de guide spirituel de l'humanité en restant en marge du cours de l'histoire et en dehors du concert des nations civilisées. Ni le repli sur soi ni le rejet de leurs authentiques valeurs religieuses ne constituent une voie de salut et de relèvement pour les musulmans. Un examen de conscience s'impose au sein des élites politiques, spirituelles et de la société civile musulmane pour sortir de la torpeur collective dans laquelle nous vivons depuis plusieurs siècles de décadence. Nous avons grand besoin d'un tel ressourcement à la fois spirituel et rationnel pour nous guérir de nos fièvres et de nos errements, loin des clichés réducteurs et des aventures sans lendemains des uns et des autres. Toutefois, il importe de souligner que le renouveau recherché ne peut que s'inscrire dans le cadre du référentiel de valeurs musulman. En effet, nous croyons profondément et les faits sont là pour en témoigner, que toute démarche rénovatrice, quelle que soit sa noblesse ou sa sincérité, procédant d'un esprit de rupture avec nos valeurs morales et spirituelles, est vouée à l'échec. Le caractère laïc de la société musulmane représente, en revanche, le meilleur rempart contre toute dérive dogmatique, théocratique ou totalitaire susceptible de vider le message de l'Islam de sa substance, amoindrir sa vitalité et affaiblir son rayonnement. Toutes les énergies et les potentialités que recèle le monde de l'Islam doivent tendre à favoriser l'émergence d'une nouvelle dynamique politique, économique, sociale, culturelle et surtout cultuelle, articulée sur une authentique vision musulmane de l'homme et de son devenir. Une vision qui ne peut procéder d'un passéisme ou d'un reniement, tout aussi aveugles l'un que l'autre. L'exemple de la démocratie turque est une expérience qui mérite d'être méditée dans notre quête de cette voie médiane prônée par notre religion. Elle a le mérite de tirer les enseignements de nos errements passés et présents dans un sens ou dans un autre et de proposer une alternative crédible et sérieuse au statu quo actuel. L'avenir nous dira ce qui l'en est mais une chose est sûre, nous ne pouvons nous permettre de persévérer dans la stagnation et l'absence de perspective dans lesquelles végète le monde musulman aujourd'hui. Cela équivaudrait tout simplement à une mort lente pour ne pas dire à un suicide collectif. (4) La doctrine de l'imamat dans le chiisme sous ses multiples obédiences représente une innovation hétérodoxe qui n'a pas pour autant été concrétisée dans les faits, y compris lorsque le chiisme a été érigé en dogme officiel d'Etat sous la dynastie sefvide en Iran. Quant à l'épisode fatémide au Maghreb puis au Machrek, il n'a pas fait long feu, non plus, avec la restauration de l'orthodoxie sunnite, respectivement par les Zirides et les Ayyubides. Le principe du « wilayet el fakih », instauré par l'imam Khomeini après la révolution iranienne de 1978 est contesté au sein même des références religieuses du chiisme. (5) A ce sujet, voir l'ouvrage de cheikh Rachid Réda El Khilafa, épître adressée par l'auteur au peuple turc à la suite de l'abolition de l'institution califale par Mustapha Kémal Ataturc en 1924. Dans un chapitre intitulé « le Pouvoir en Islam », il y affirme notamment que « le calife n'est nullement infaillible, ni dépositaire de la révélation divine, il ne peut prétendre à l'exclusivité du pouvoir d'interprétation du Coran et de la Sunna. Il doit être obéi dans la mesure où il est dans la juste voie et observe les préceptes du Coran et de la Sunna sous le contrôle des musulmans. En cas de déviation, il doit être rappelé à l'ordre par le Conseil et les mises en demeure, aucune obéissance n'est due à une créature dans la désobéissance du créateur. S'il s'écarte du Coran et de la Sunna il doit être remplacé, sauf s'il en résulte un préjudice plus grave pour la communauté (Oumma). C'est celle-ci ou ses représentants qui le désigne, le contrôle et peut le révoquer si elle y voit intérêt. Il n'est rien d ‘autre qu'un gouvernant civil à tous points de vue ». Cheikh Rachid Réda, El Khilafa, Moufem éditions, Alger, 1992, P:215-218. (6) Cette orientation moralisatrice et pacifiste du rôle des Oulémas dans la société musulmane orthodoxe a été le résultat des conséquences dramatiques et néfastes des mouvements insurrectionnels dirigés par certains disciples (tabiin) des compagnons des prophètes (sahaba) contre le pouvoir despotique des Omeyyades. L'effusion de sang entre musulmans et les méfaits y inhérents furent peu à peu considérés comme un plus grand mal que celui qu'il s'agissait de combattre. La doctrine dominante chez les Oulémas sunnites se fixa, depuis, sur la prohibition du recours aux soulèvements armés comme moyen de contestation politique. L'exemple qui illustre le mieux cette doctrine est représenté par la résistance ferme, mais non violente, de l'imam Ahmed Ibn Hanbal à la tentative des califes abassides El Maâmoun, El Muatassim et El Wathik d'imposer, par la force, la thèse mutazilite sur la création du Coran. Sollicité par certains de ses disciples pour les autoriser à prendre les armes, il s'y refusa catégoriquement, en dépit de l'impitoyable persécution dont il fut l'objet.