Le projet d'union méditerranéenne (UM), dont le président français, Nicolas Sarkozy, s'accorde la paternité et en fait son cheval de bataille depuis février 2007, lors de sa campagne électorale, est présenté comme un espace de coopération multilatérale et de co-développement fondé par et au profit de tous les riverains de la Mare Nostrum, et au-delà des peuples d'Afrique et d'Europe septentrionale. Mais pour saisir les tenants et les aboutissants de ce «rêve de civilisation», l'initiative française doit être appréhendée, sur le plan géopolitique, dans le contexte d'un ordre mondial et régional caractérisé par une double rivalité franco-allemande au sein de l'Europe et franco-américaine à l'échelle transatlantique. Par rapport à l'Allemagne, et nonobstant le mariage entre Paris et Bonn pour bâtir l'Europe d'après-guerre, la France veut s'affirmer dans son environnement de proximité à travers une union méditerranéenne dont elle sera le leader. Vis-à-vis des Etats-Unis, cette initiative régionale lui permettrait, sur le flanc ouest, de reconquérir le terrain perdu dans sa «chasse gardée» maghrébine, et sur le flanc est, de devenir un acteur essentiel sur l'échiquier moyen-oriental. Cette contribution propose une analyse des desseins inavoués du projet en question comme un axe de la politique méditerranéenne de la France. Même si le concept d'UM demeure encore insuffisamment clair, on peut néanmoins s'interroger sur les gains escomptés de ses futurs membres et d'évaluer les chances de succès d'une telle ambition non dénuée d'arrière-pensées, à partir d'indices contenus dans les discours de ses défenseurs comme de ses adversaires. L'idée n'est pas nouvelle L'idée d'UM attribuée à Sarkozy n'a rien d'original comme le laissent entendre certains discours. Des propositions similaires ont été avancées depuis le milieu des années 1990 par des politiques et intellectuels européens qui ont positionné cette perspective sur le long terme (30 à 50 ans). On cite à cet égard Jean-Louis Guigou et Dominique Strauss-Kahn, membre du parti socialiste français et actuel directeur général du FMI. Dans un rapport remis le 18 mai 2004 au président de la Commission européenne alors en exercice, Romano Prodi, et intitulé «Construire l'Europe politique – 50 propositions pour l'Europe de demain», Strauss-Kahn répertorie les solutions qui permettraient à l'Union européenne de dépasser sa crise politique issue du rejet néerlandais, danois et français du traité constitutionnel. L'une de ces propositions a trait précisément à l'idée d'une union euroméditerranéenne (UEM) qui consisterait à ouvrir à terme l'Europe à l'ensemble des pays méditerranéens en commençant par la Turquie dès 2010. Suivraient alors les pays des Balkans et ceux du Maghreb alors que la Russie et l'Ukraine pourraient, eux aussi, rejoindre l'UEM. Cette dernière, qui se ferait selon le modèle du marché unique européen (politique agricole commune, fonds structurels, aide internationale…) serait donc, à terme, une vaste zone de libre-échange de cinquante pays et de plus d'un milliard d'habitants faisant plus de 80% du commerce entre eux, ce qui permettrait de contrebalancer la zone Amérique et l'ensemble Chine-Japon-Asie du Sud-Est à l'horizon 2015. Ce projet, manifestement improbable, parce qu'il remettrait en cause les acquis de la construction européenne et contrarierait les desseins des pères fondateurs de l'Europe a néanmoins donné des idées plus réalistes à ceux qui veulent bâtir une union forte du vieux continent tout en pensant avoir trouvé une solution acceptable au problème de l'embarrassante Turquie qui frappe encore à la porte de l'UE. Loin de vouloir diluer cette Union européenne au sein d'un espace aussi vaste qu'hétérogène, Sarkozy veut préserver ce que beaucoup considèrent comme un «club de chrétiens», tout en proposant un nouveau cadre de coopération en Méditerranée qui ne supplanterait pas, selon lui, le processus de Barcelone dont tout le monde s'accorde à dire qu'il a, jusqu'ici, échoué. Moins ambitieuse que le partenariat euro-méditerranéen mais plus réaliste dans ses objectifs, «l'UM sera d'abord une union de projets» à l'instar de ce que fût la Communauté européenne du charbon et l'acier (CECA) en 1951, en tant que premier noyau de l'actuelle UE. Autrement dit, l'UM sera à géométrie variable selon les projets (énergie, transports, sécurité,développement durable…), et doit s'exprimer dans un engagement des chefs d'Etat et de gouvernement sans entraîner, au moins au début, un quelconque aménagement institutionnel. D'ailleurs, le sommet de la future UM, prévu le 13 juillet 2008 à Paris, au moment où la France reprendra la présidence de l'UE, sera informel et doté d'un léger secrétariat pour préparer les sommets suivants afin de ne pas créer une bureaucratie lourde, comme le précise Alain Le Roy, ambassadeur en charge de l'UM.Il est donc clair dans cette optique que la dénomination «union» paraît en déphasage avec le manque d'ambition institutionnelle du projet sarkozyen. Une véritable «union» entraîne une redistribution du pouvoir en profondeur, donnant lieu à la création d'instances supranationales avec un pouvoir de décision. Or, l'union méditerranéenne risque de n'être qu'une juxtaposition de projets bilatéraux qui, en tout état de cause, relèvent de la coopération ordinaire entre Etats. Ce qui est palpable à ce niveau, c'est le recul de l'UM par rapport à l'approche multilatérale et globale qui caractérise le processus de Barcelone. Certes, les promoteurs du nouveau projet méditerranéen soutiennent que celui-ci sera complémentaire à l'Euromed, mais le risque du double emploi et de la confusion entre les deux initiatives sera difficile à éviter. Si bien qu'il est à craindre l'enterrement du processus de Barcelone au profit d'une union souple basée sur le volontariat plutôt que sur l'engagement contraignant des Etats.Pourquoi alors tant d'enthousiasme des Français pour une nouvelle organisation régionale en Méditerranée, au moment où les possibilités offertes par les autres cadres de coopération (partenariat euroméditerranéen «PEM», politique européenne de voisinage «PEV», Forum méditerranéen, 5+5…), n'ont pas été, toutes, explorées ? Un contrepoids à la centralité de l'Allemagne Le forcing diplomatique de l'Elysée à l'effet de «vendre» son projet d'UM n'a d'égal que les dividendes escomptés en matière économique, sécuritaire et politico-stratégique. Au-delà des gains économiques (accès aux matières premières, garantie de débouchés…) et sécuritaires (lutte contre l'immigration clandestine provenant du Sud) qui sont incontestables, l'UM se présente, sur le plan politico-stratégique comme un instrument de leadership régional de la France. Ce pays dont les ambitions impériales sont toujours vivaces, veut «(re)-méditerranéiser» l'Europe afin de faire de la Mare Nostrum le centre de gravité du vieux continent. «Tout se joue en Méditerranée» qui constitue «un enjeu pour notre influence dans le monde» déclarait le candidat Sarkozy dans un discours-programme prononcé à Toulon le 7 février 2007. «Je veux être le président d'une France qui engagera la Méditerranée sur la voie de sa réunification après douze siècles de divisions et de déchirements», martela-t-il à la même occasion. Se faisant, le projet de l'UM permettrait de dépasser les lacunes d'un processus de Barcelone tiré vers l'Est, région où l'Allemagne est prépondérante. Avec la fin en 1989 du rideau de fer qui divisait l'Europe en deux blocs opposés, puis la dislocation de l'URSS en 1991, l'Allemagne recouvre non seulement son unité, mais aussi un rôle stratégique accru grâce à une centralité que lui envient d'autres puissances occidentales. Entourée désormais du groupe des pays d'Europe centrale et orientale (PECO), ayant rejoint le giron européen après s'être débarrassée du joug soviétique, l'Allemagne est en train de prospérer grâce aux nouveaux débouchés de l'Est. Ce qui lui permet par ailleurs d'accentuer sa spécialisation dans les technologies de pointe. Puissance économique et technologique incontestable en Europe, l'Allemagne est en quête d'un nouveau rôle politique international que les pesanteurs historiques l'ont empêchée de jouer jusqu'ici. En revendiquant un siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, Berlin veut renforcer la position stratégique qu'elle occupe à l'échelon européen. Cette perspective inquiète des pays comme la France qui veut substituer une centralité de la Méditerranée à la centralité de l'Allemagne, perçue comme une espèce d'«hégémonisme» germanique par rapport à «l'humanisme latin». A travers sa politique méditerranéenne, Paris cherche désormais un rééquilibrage de l'Europe au sud, quatre ans après l'avant-dernier élargissement de l'UE qui a nettement déplacé le centre de gravité vers l'Est. De même que l'Allemagne a été le moteur de l'ouverture aux PECO, la France cherche à entraîner ses homologues méditerranéens vers un processus dont elle serait le leader. La persistance de cette rivalité latino-germanique peut surprendre aujourd'hui quand on sait que l'UE a été bâtie sur le socle du tandem franco-allemand. Mais, depuis l'effondrement du bloc de l'Est, c'est la crise permanente dans les relations bilatérales. Alors que l'Allemagne réunifiée tente de poursuivre une politique autonome, la France a toujours voulu modeler l'Europe et la Méditerranée à son image. Le dilemme du couple franco-allemand est que, d'une part, celui-ci sert à contrer la poussée de l'atlantisme incarnée par l'hégémonie américaine, et d'autre part, l'axe méditerranéen voulu par Paris se trouve, de fait, dirigé contre les prétentions allemandes au leadership. En fait, entre Paris et Berlin, on assiste à la résurgence d'un nationalisme contraire à l'esprit du couple, puisque chaque Etat réagit en fonction de ses intérêts étroits. Le scepticisme de la chancelière allemande, Angela Merkel, par rapport au projet de l'UM en est une illustration. Bien que la future UM n'exclut pas les pays non-méditerranéens qui souhaiteraient y adhérer, force est d'admettre que le statut qu'aurait un pays comme l'Allemagne en son sein sera naturellement relégué au second plan. Malgré ses liens méditerranéens à travers notamment la Turquie et Israël avec lesquels elle a une relation spéciale, l'Allemagne craint d'être marginalisée au sein d'une union qui serait dominée par la France et les pays de l'arc latin. Le risque du retour aux zones d'influence n'est pas une simple vue de l'esprit en Europe, l'Allemagne brandissant la menace de créer une union de la mer Baltique qui serait le pendant de l'UM telle qu'esquissée par Sarkozy. En tout cas, la diplomatie française doit se montrer extrêmement habile pour convaincre Berlin et les pays nordiques de l'UE, que le projet d'UM ne s'inscrit pas dans une logique de recherche d'une zone d'influence mais dans celle d'une coopération multilatérale et solidaire non concurrente des autres processus existants. Le même effort diplomatique doit être entrepris en direction de la Turquie qui redoute que la nouvelle offre française ne soit qu'un ersatz à sa demande d'adhésion à l'UE Un ersatz à l'entrée de la Turquie dans l'UE ? Ce n'est un mystère pour personne que la perspective d'adhésion de la Turquie au sein de l'UE a beaucoup d'opposants dans le vieux continent. Sarkozy en est un des plus farouches et il le fait savoir. Pour lui, «la Turquie n'a pas sa place dans l'Union européenne parce qu'elle n'est pas un pays européen». C'est donc dans la perspective de l'union méditerranéenne que les relations euro-turques doivent être envisagées selon le président français. L'argument avancé est que l'Europe qui a une identité à préserver ne peut s'élargir indéfiniment, au risque de se diluer, surtout lorsqu'il s'agit d'accueillir un pays musulman, avec ses 67 millions d'habitants vivant sur un territoire, dont 97%, y compris la capitale Ankara, est situé en Asie. Sarkozy pourra-t-il donc contourner l'écueil de l'adhésion de la Turquie à l'UE en lui proposant l'UM ? Ankara a d'ores et déjà rejeté cette idée qui, il faut le souligner, a été depuis l'été 2007 soigneusement éludée dans les sorties publiques du président français pour ne pas fâcher un grand pays méditerranéen. Les adversaires de l'entrée de la Turquie au sein de l'UE ne peuvent cependant pas nier le fait que la Turquie est un Etat à régime laïc depuis les réformes engagées par Mustapha Kemal Ataturk en 1923 et qu'elle est candidate à l'entrée dans l'UE depuis 1986. Ils ne peuvent non plus ignorer le fait que la «vocation européenne» de la Turquie, affirmée par de Gaulle et Adenauer en 1963 a été confirmée à maintes reprises par les Etats membres de l'UE comme ce fut le cas en 1999 lors du sommet européen de Helsinki, lorsque ce pays s'est vu accorder officiellement le statut de candidat à l'adhésion. Par conséquent, le processus d'intégration de ce pays au sein de l'UE paraît inéluctable nonobstant le désir français de lui proposer autre chose que l'adhésion.La Turquie n'est pas au bout de ses peines pour autant. Elle doit poursuivre des réformes profondes,conformément aux critères de Copenhague que lui prescrit l'UE avant son accession réelle et faire en sorte que le projet méditerranéen, au cas où il était accepté, ne retarderait pas davantage son entrée dans l'Union européenne qui demeure un objectif prioritaire. En outre, Ankara se trouve face à un dilemme : jouer la carte française afin d'aider au déplacement du centre de gravité européen en Méditerranée où elle peut se targuer d'un rôle de puissance régionale, ou s'opposer au projet de l'UM afin de préserver toutes ses chances de rejoindre le plus tôt possible la grande famille européenne. Même si «la question turque est désormais distincte du projet méditerranéen» à en croire un diplomate français de haut rang, les Turcs craignent que cette initiative les décentre de leur projet européen. (A suivre) L'auteur est : Maître de conférences en Sciences politiques, université de Batna, chercheur associé au CREAD (Alger) et à l'IREMM (Aix-en-Provence)