Bien au contraire. Dire ce qui est, ce qui se passe exactement dans certaines de nos institutions et la manière dont elles fonctionnent en dénonçant les faiblesses ou les tares qui leur sont associées, c'est plutôt un signe d'intérêt et d'amour- portés à «soi», dans la mesure où tout ce qui nuit aux intérêts de la nation, au fonctionnement normal de ses institutions, nuit également, et comme par ricochet, au citoyen honnête soucieux de voir assainir ces dernières de tout ce qui les corrompt, encombre ou entrave leur saine gestion. Notre devoir moral et éthique, mais aussi notre droit de citoyen, n'est-il pas justement d'user de la critique impartiale, constructive, pour dénoncer les anomalies et les aberrations qui sortent de biais pour mieux les combattre aux fins de rendre plus efficiente la gestion des ressources humaines et économiques de la nation ? Puisqu'il s'agit de l'université, parlons-en. En parler, c'est essayer avant tout de prendre la mesure de l'état de l'enseignement et de la recherche qui s'y font en termes tant quantitatif que qualitatif, d'évaluer le savoir et les connaissances produites ainsi que les canaux de leur diffusion (revues de qualité, annuaires, émissions de télévision de haute facture…). Bien entendu, l'excellence d'un établissement universitaire ne tient pas, comme c'est la cas chez nous, au nombre d'étudiants, de chaises, de tables, de lits, bref de places pédagogiques, mais se mesure à l'aune de la qualité de l'enseignement dispensé, de savoir et de connaissances acquises selon des méthodes et des pratiques fondées sur des techniques d'enseignement et de recherche éprouvées. L'enseignement Qu'en est-il justement de l'université algérienne prise au sens générique, qui est censée produire un savoir et des connaissances utiles au développement économique et social de la nation ? Commençons d'abord par l'enseignement dont nous sommes praticiens et acteurs. Sans nous référer aux statistiques des organisations internationales (Unesco, Organisation de la Conférence Islamique, SCI – Expended, Institut de l'information scientifique, etc.), qui classent notre pays comme étant l'un des parents pauvres de l'enseignement et de la recherche parmi les nations du Tiers-Monde, il suffit de livrer au lecteur nos propres témoignages et observations d'enseignants et de chercheurs de terrain pour rendre compte de l'indigence de l'enseignement dispensé, en particulier dans les sciences sociales, comme l'histoire, la sociologie, les sciences politiques, la psychologie, le droit, etc. En effet, dans la plupart de ces disciplines, le contenu de l'enseignement est d'autant plus pauvre qu'il ressort le plus souvent d'un remplissage et d'un apprentissage par cœur d'éléments hétérogènes, qui ne sont pas sans rappeler les méthodes scolastiques du Moyen-âge chrétien ou celle de nos écoles coraniques et zaouïas du milieu du XIXe siècle. C'est que les règles et les méthodes qui encadrent cet enseignement relèvent plus d'un «rafistolage» ou d'un «bricolage» que d'approches pédagogiques rigoureuses et éprouvées. Les étudiants auxquels nous avons affaire, notamment en histoire, souffrent de nombreuses faiblesses flagrantes : à la méconnaissance des méthodes de recherche, de problématiques et d'approches, s'ajoute chez eux l'absence quasi-totale de l'attitude critique envers les textes et les documents dont ils tirent des exposés décousus et incohérents, où le plagiat prend le pas sur l'effort personnel de questionnement, de réflexion, d'examen critique et de construction d'un savoir dépouillé de sa gangue scolastique. Par exemple, lorsque je demande à mes étudiants de faire un exposé sur un sujet historique bien délimité et cadré dans le temps, comme par exemple, la production artisanale au temps de la Numidie antique dans la ville de Constantine, ils procèdent presque tous de la même manière : ils reprennent le plan et les titres du sommaire du livre ou des livres «lus», tels quels ou presque, qu'ils écrivent sur le tableau. Après quoi, l'étudiant commence à parler non pas de manière précise de l'artisanat à Constantine pendant la période considérée, mais de l'artisanat en Algérie en général, et parfois du «Maghreb arabe», comme si celui-ci avait préexisté à la Numidie ! L'absence des méthodes critiques à l'écrit comme à l'oral A la confusion de la méthode et de la précision s'ajoute la confusion des dates et des époques historiques. Lorsque vous faites remarquer à l'étudiant que ce qui lui est demandé n'est pas de rendre compte de l'activité artisanale dans toute l'Algérie numide, mais seulement de cette partie délimitée géographiquement, qui était alors Constantine, il vous rétorque en se justifiant : «Mais, Wa Allah, ya cheikh, je n'ai pas trouvé des livres qui parlent de l'artisanat à Constantine. Il n'y a rien dans la bibliothèque.» Quant à la méthode d'exposition orale des faits, elle se réduit à la lecture pure et simple des phrases copiées du livre ou des livres censés avoir été consultés. Les yeux rivés sur le texte qu'il tient de ses deux mains crispées, l'étudiant lit de manière précipitée, rapide, saccadée, et sans pauses. Souvent, les syllabes sont si mal détachées qu'elles deviennent inaudibles. Sans se rapporter à sa copie, l'étudiant aura le plus grand mal à s'exprimer de manière à rendre compte de façon intelligible de ce qu'il a réellement compris (ou n'a pas compris) à partir des livres étudiés. Il lit les livres sans questionnements, sans esprit critique, et le peu qu'il retient de ces ouvrages, il le prend pour argent comptant, comme si «l'écrit» renfermait une vérité incontestable, achevée et non susceptible de remise en cause. Non seulement les étudiants ne savent pas questionner les ouvrages qu'ils lisent, mais ils ne savent pas non plus en faire un résumé critique, qui rendrait compte des idées directrices et des thématiques qui y sont déployées. Leurs méthodes d'exposition des faits ressortent plus du plagiat, de la répétition et de la psalmodie que d'un esprit critique encadré par une raison méthodique. Par ailleurs, les techniques élémentaires de la recherche échappent le plus souvent à l'entendement de ces étudiants, lesquels se contentent, dans leur plagiat et remplissage, d'insérer en bas de pages des références et des renvois croisés qui ne correspondent pas toujours aux pages indiquées des ouvrages censés avoir été lus. L'usage des abréviations usuelles en latin, traduites en arabe, est souvent inapproprié. Lorsque l'auteur d'un ouvrage est cité, son nom est souvent tronqué, surtout quand il est d'origine occidentale, le titre de l'ouvrage et la maison d'édition le sont également. Le lieu et la date de parution du livre sont également omis ou mal retranscrits. A quoi faut-il attribuer ces faiblesses et ces carences méthodologiques ? A l'école primaire, élémentaire, au lycée, qui se situent en amont de l'université ? Et celle-ci a-t-elle une part de responsabilité dans ces insuffisances constatées quant à la formation de nos étudiants ? Placée en aval du primaire et du secondaire, l'université s'avère donc être le réceptacle dans lequel se déversent tous les éléments sortis de ces établissements. Et ces éléments que sont les bacheliers, ont-ils été bien préparés aux études supérieures à la veille de leur arrivée à l'université ? Et celle-ci dispose-t-elle d'un encadrement efficace pour que ces étudiants accueillis en son sein puissent prétendre à un enseignement de qualité qui les propulserait au niveau de la formation acquise par leurs pairs dans les pays étrangers, et notamment dans ceux dont le développement est comparable à celui de l'Algérie ? La réponse à toutes ces questions est que la responsabilité de la faiblesse, pour ne pas dire la quasi faillite, de l'enseignement et de la recherche en Algérie, telle qu'elle s'observe tant de visu que dans les statistiques nationales et internationales, est attribuable au système éducatif national dans son ensemble. Deux causes essentielles, nous semble-t-il, sont à l'origine de cette sclérose : la gestion administrative de la chose scientifique et le primat accordé à la quantité sur la qualité. Ce sont ces deux facteurs qui hypothèquent l'avenir de l'enseignement dans notre pays et qui, inévitablement, le relègue dans une position végétative parmi les nations du monde. En effet, lorsque l'administration s'attribue les prérogatives de gérer comme elle l'entend l'enseignement en lieu et place des premiers concernés (les scientifiques), et pose comme postulat que le progrès de l'enseignement et de la science se déterminent par la quantité de réalisations en termes matériels (nombre d'étudiants inscrits dans les différentes filières, nombre de chaises et de tables, etc.), il ne saurait y avoir dans ces conditions aucun progrès scientifique en termes de qualité. Sacrifier cet aspect fondamental sur l'autel de la croissance quantitative, c'est admettre la promotion de la médiocrité scientifique sous tous ses aspects (enseignement, recherche, pensée critique…). Miser sur la quantité au détriment de la qualité, c'est dévaluer nos diplômes et nos savoirs au regard des autres nations. De l'esprit du moindre effort à l'apprentissage de «la terminologie» Produite par les différents paliers de notre système éducatif, et promise au rang de «science», mot qui revient comme un leitmotiv dans la bouche de la plupart des locuteurs, l'indigence intellectuelle qui se reflète aussi bien à travers l'enseignement, la recherche et les publications, mais aussi à travers les débats publics et confidentiels, semble faire un large consensus parmi nos compatriotes, puisque la majorité des parents d'élèves et d'étudiants que nous avons pu entendre par centaines, mettent leur espoir dans le diplôme de leur progéniture plus que dans la science entendue comme savoir désintéressé. Les étudiants eux-mêmes tablent plus sur l'obtention du diplôme comme «attestation administrative» envisagée sous l'angle de la panacée, que sur sa valeur scientifique dont ils n'en ont cure. Pour eux, ce qui compte, c'est l'obtention du diplôme, quitte à se dispenser du savoir et des connaissances que requièrent les efforts. S'ils prisent le diplôme, la plupart des étudiants que nous observons et encadrons de près, rechignent cependant lorsqu'il s'agit des efforts que nous leur demandons de faire en matière de lecture, de recherche personnelle et du développement de l'esprit critique. L'esprit de paresse et l'indifférence envers le savoir l'emportent sur ces considérations nobles que sont l'effort, la curiosité désintéressée, la soif de connaître et le désir d'enrichissement personnel. Cet esprit de paresse que double une sorte de passivité est si flagrant chez la majorité des étudiants auxquels nous avons affaire, et qui constituent quand bien même un échantillon statistique significatif, qu'on se demande comment ils parviennent malgré tout à obtenir dans ces conditions leurs licences, maîtrises et magisters et à les faire valoir dans un marché du travail saturé et déprimé. S'il existe une preuve d'une telle paresse de la part des étudiants, c'est bel et bien celle qui consiste, sans l'ombre de honte ou de pudeur, à quémander à l'enseignant que nous sommes «des points» en plus à l'occasion des examens. Formulée de manière pathétique, insistante et lourde, cette demande se décline en arabe dans les termes ainsi restitués fidèlement : «Ah ! ya cheikh, saa'dni fi anniqate» ( aide-moi pour les notes). Ce type de demande n'est pas une exception à la règle. Il est général. Parfois, c'est en classe que cette demande est formulée de concert, à l'unisson par les étudiants. (À suivre) L'auteur est Docteur d'Etat en histoire, chercheur et maître de conférences, université de M'sila