Ces deux politologues et chercheurs en sciences politiques en France, qui ont participé à la nouvelle édition du forum Les Débats d'El Watan tenue jeudi à Alger sous le thème «La démocratie et ses ennemis», avancent comme argument la complexité et le flou qui entourent le concept de la démocratie. Selon Pierre Rosanvallon, la définition d'un bon système démocratique a bien fait problème. Il y aurait, d'après lui, une indétermination originelle, «un sens flottant du mot démocratie», à partir duquel se structureraient équivoques et tensions de la «modernité politique». Ce professeur au Collège de France, auteur de nombreux ouvrages dont Le sacre du citoyen, Le peuple introuvable, La démocratie inachevée et La contre-démocratie, préfère ainsi parler plutôt d'«expérience démocratique», en ce sens que les formes d'organisation démocratique sont multiples, diffèrent d'un pays à l'autre et d'une époque à une autre. La démocratie est, à ses yeux, autant un problème qu'une solution. Elle est structurée sur un bon nombre de contradictions difficiles à énumérer. Remontant l'histoire de la démocratie, M. Rosanvallon retrace l'évolution progressive de l'idéal démocratique. L'idée selon laquelle le peuple est la seule source légitime du pouvoir est, souligne-t-il, devenue «irréversible» par la force de l'évidence, comme d'ailleurs le principe de majorité. Mais avec le temps, on a cessé, indique-t-il, de croire à l'automaticité des vertus du principe de l'élection des gouvernements qui a toujours dessiné un horizon procédural indépassable. Le recul de la légitimation par les urnes est dû, selon le conférencier, à la relativisation et à la désacralisation de la fonction de l'élection. Il y a eu donc l'émergence du «pouvoir administratif» à côté du pouvoir politique. Autrement, l'apparition d'un système de double légitimité. Mais l'avènement d'autres techniques d'organisation des services publics, explique M. Rosanvallon, ont conduit, par l'introduction de nouvelles méthodes, à la dévalorisation de la figure classique du fonctionnaire comme agent patenté de l'intérêt général. L'affaiblissement de la légitimité du pouvoir administratif s'est ajouté à celui de la sphère électorale-représentative. Cela a engendré une autre façon de gouverner, indique le conférencier. Ainsi, le pouvoir est partagé entre le personnel politique élu et d'autres institutions définies comme autorités de surveillance ou de régulation. M. Rosanvallon, qui parle de la multiplication des formes de gouvernance, estime que cela permet de réduire ou de faire face à l'impartialité du pouvoir politique élu ou à la corruptibilité d'un pouvoir administratif sélectionné. Mais aussi de reconnaître les singularités sociales. C'est ainsi par la mobilisation de la société civile, qui agit en contre-pouvoir, que l'on peut faire valoir l'intérêt commun. M. Rosanvallon développe là ce qu'il nomme «la société de la défiance». Les désillusions des citoyens face aux gouvernements et l'érosion de la confiance envers les dirigeants semblent être les éléments précurseurs de l'émergence de cette société que M. Rosanvallon définit comme étant «la forme de démocratie qui contrarie l'autre, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale». Cette défiance est exprimée notamment par ce que l'on appelle «le vote sanction» ou les protestations dans la rue. Il estime ainsi que la démocratie n'est nullement un pouvoir de décision, mais aussi un pouvoir de construction collective de l'histoire commune ; c'est aussi la multiplication de formes de délibération, allant du suffrage universel à des formes multiples de défense de l'intérêt commun. Pour que le pouvoir soit légitime, il faut qu'il soit impartial, précise-t-il, soulignant que la légitimité du pouvoir nécessite que certains pouvoirs soient attribués à des institutions indépendantes. Pour lui, ceux qui limitent la démocratie au seul acte électoral veulent l'accaparer. Il affirme dans ce sillage que «le meilleur ami de la démocratie est la lucidité». De son côté, Jean Leca, professeur émérite à science politique et spécialiste du monde arabe et musulman, soutient que la démocratie ne peut aucunement venir de l'extérieur. Le projet américain du GMO, visant à démocratiser les régimes arabes, est à ses yeux un leurre. «Ce projet repose sur l'idéologie américaine, explique-t-il, qui dit que les valeurs américaines sont des valeurs universelles et que ce qui a été réussi par les Américains devait pouvoir être réussi par d'autres peuples s'il n'étaient pas empêchés par des obscurantistes.» Il faudrait donc que les Américains se chargent de ces «obscurantistes» ! Combinant la science politique empirique et la réflexion philosophique, M. Leca aborde brièvement le système de gouvernance algérien. Il s'interroge ainsi si le nationalisme peut enraciner la culture de la démocratie en renforçant celle de la solidarité ? Mais la réponse de cet ancien directeur de l'IEP d'Alger est plutôt négative. Il est évident, selon lui, que le nationalisme produit l'érosion de la démocratie en donnant la priorité au populisme. Suivant son analyse, nombre de régimes se perpétuent en entretenant l'idée de la «menace permanente» qui pèse sur le pays. Cela semble être valable pour l'Algérie dont le régime fait toujours planer la menace islamiste pour faire face à toute évolution démocratique. Cependant, M. Leca dit avoir comme l'impression que les gouvernants sont frappés d'une «myopie politique» qui pourrait être probablement à l'origine des problèmes que rencontrent nombre de pays. Pour que la démocratie émerge dans les pays arabes, dont l'Algérie, il faudrait bien qu'il y ait ouverture à tout point de vue. Mais pour «ouvrir», il faudrait bien connaître le système de l'intérieur. Aussi, indique M. Leca, il faudra qu'il y ait des projets permettant aux gens d'être non seulement des sujets ou des électeurs, mais aussi d'être des acteurs. Selon lui, un système démocratique doit assurer la coexistence de communautés hétérogènes, car si la société est homogène, elle n'aurait aucunement besoin de la démocratie pour vivre en paix, dans l'équité et l'égalité.