Le dispositif, déployé par les prétoriens du monde arabe, n'a pas cédé à la «troisième vague» de démocratisation. L'arsenal autoritaire a même gagné en résilience depuis le lancement, en réaction au «jihad» d'Al Qaïda, de la «guerre contre la terreur». La démocratie, en tant que cité des hommes, ne va pas sans sécularisation. Ceux qui rejettent ce fondement plaident en faveur de la thèse opposée : dénonçant la paille qu'ils croient déceler dans l'œil de l'adversaire, ils avancent l'argument selon lequel «la démocratie, c'est la règle de la majorité». Le raisonnement, s'il n'est pas faux, n'est pas moins spécieux. La démocratie représentative, on feint de l'ignorer, est un auto-gouvernement des hommes. En tant que produit de la révolution des pouvoirs accouchée par la pensée politique des Modernes, la démocratie représentative inaugure d'abord et avant tout la coupure entre deux types concurrents de légitimité : la représentation religieuse de la légitimité et la représentation politique de celle-ci. Là où la première, descendante, situait la source de l'autorité en Dieu, la seconde, ascendante, l'attribue à la volonté souveraine du Peuple. Cette coupure, fondative de la Mondernité, n'est pas seulement institutionnelle ; elle est d'abord et surtout d'ordre épistémique : en affirmant, comme le fait Jean-Jacques Rousseau dans le livre IV du Contrat social, que «l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire», la théorie de la démocratie introduit une rupture sans équivoque avec les fondements naturel et divin de la légitimité pour faire du peuple, un demos, un sujet souverain, un corps politique subjectivement libre. De là le passage du droit divin à l'humanisme juridique, de la Loi de Dieu au droit positif. En partant du postulat que les musulmans forment une communauté de croyants et qu'à l'intérieur de celle-ci une démocratie électorale peut se déployer, on oublie l'essentiel : la démocratie est le régime qui institue la liberté comme faculté d'autodétermination. Or sur cette question, déterminante sinon mortelle, autocrates et théocrates, hérauts du Peuple et de la Umma, se rejoignent dans leur rejet courroucé de l'autonomie morale des individus et de la société ouverte. Ce contexte atterrant rappelle la lucidité désabusée de Thomas Mann : l'auteur de Considérations d'un apolitique y invitait à faire «le choix entre l'ironie et le radicalisme». Quelle alternative intellectuelle et politique reste-il entre la «politique de la foi» et la «politique du scepticisme» ? Peut-on faire de la démocratie sans démocrates ? Le forum Les Débats d'El Watan a convié deux savants pour débattre de cette question obsédante : Jean Leca, professeur émérite à Sciences Po Paris, et Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France. La rencontre-débat se tiendra de 14h à 18h à l'hôtel Essafir d'Alger.