Krimo Rebih, petit homme au corps élastique, à la voix douce, au regard vif, se décrit comme un homme sensible qui sait garder les pieds sur terre, fier du personnage qu'il a campé trois décennies durant. Lors de l'accident vasculaire de son ami Meziani, il confesse qu'il a pleuré à chaudes larmes. Enfant, il rêvait d'être footballeur et il le fut avec peut-être le regret d'être passé à côté d'une carrière cadrant avec son indéniable talent. Sur le terrain, il a été formidable, généreux, solidaire et qui sait ce que le vocable collectif veut dire. «Il y a une folie dans le jeu de Krimo et une poésie qui suscite des émotions», témoigne Rachid Lalla, un de ses anciens coéquipiers à l'USMA. Avec Hamid Bernaoui et Meziani, ils formaient un trio magique. Mais Krimo, parangon de modestie, cultive l'idée que le foot, quoi qu'on dise, n'est qu'un jeu et doit le demeurer. C'est pourquoi, sans doute à l'instar de son comportement sur le terrain, en apparence nonchalant, Krimo a une attitude désinvolte, bien dans sa peau et dans son «bleu shanghai» que les anciens savent si bien porter. Krimo est issu d'un milieu modeste, où l'on cultive les valeurs de la famille, du travail et du pragmatisme. Ses qualités sont l'honnêteté, la rigueur, la volonté, la détermination… Il est né le 1er mai 1932 à Alger. Comme la plupart des yaouled du quartier, il débuta à Djenane El Goubi puis signa une licence à l'Idéal club musulman d'Alger, un club de 3e division dirigé par Omar Boukas, Abdelkader Dousas et entraîné par Hadj. «Le football était notre refuge, car après le débarquement des alliés, les écoles étaient occupées par les soldats. Les études, c'était fini pour nous. Il ne nous restait que la rue. Lorsque l'Allemagne a capitulé en 1945 et que les choses revenaient progressivement à la normale, on ne pouvait plus réintégrer l'école, on n'avait plus l'âge requis. C'était le règne de la débrouille…» Issu d'un milieu modeste Un jour, un enfant de mon quartier à Rampe Vallée, Rachid Khelil, joueur du MCA, m'a emmené faire des essais chez Bastos au stade Cerdan. Hamid «Bordeaux» qui entraînait l'USMA et qui habitait au sein du stade m'avait remarqué. J'étais tout de suite intégré sur insistance de Abdelkader Amrani, cadre à Bastos et dirigeant influent des Rouge et Noir. A l'âge de 17 ans, Krimo était déjà dans l'effectif, il y restera jusqu'en 1952, date de son incorporation sous les drapeaux à Belfort en France. En janvier 1954, il rentre en Algérie. Aussitôt, il est contacté par le MCA qu'il intègre sur instigation de Abdelkader Tchikou. «J'ai signé pour 25 000 F. Je n'ai joué qu'un seul match contre une sélection des musulmans de Finlande, j'ai marqué un but. Après, je suis parti en prenant soin de leur rendre leur argent.» Partir c'est mourir un peu, dit le vieil adage, mais Krimo n'en souffrira point. Au contraire. Son ami, ancien de l'USMA, Chabri, était la coqueluche de Hamam Lif Club de Salahedine, fils du bey de Tunis. «Un jour, il m'a appelé : ‘'Fais tes bagages et viens rapidement.'' J'y ai fait l'essai au demeurant très concluant, car ce jour-là le hasard avait bien fait les choses. Le club jouait contre une grande équipe du Brésil Sao Cristobao. J'ai marqué l'unique but. Le fils du bey a tenu personnellement à ce que j'intègre son club qui a vu défiler des joueurs de l'USMA, Zerar, Benhaïk, les deux frères Bentifour, Azzouz. C'était une équipe cosmopolite avec 6 Algériens, 5 Libyens, 2 Italiens, 2 Tunisiens. J'y suis resté jusqu'en 1955, date où le bey a été déposé, pour évoluer après dans l'équipe de la communauté juive, l'US Tunisienne que j'ai fait accéder.» En 1955, Krimo retourne au bercail où sous la férule de Mustapha Kateb, il participe au Festival mondial de la jeunesse à Varsovie. «Avec les Azzouz, Zioui, Zermani, Guendriche on a défilé avec le drapeau algérien, c'était la première représentation sportive de l'Algérie combattante.» De retour à Tunis, il poursuit sa carrière à l'UST. En 1957, un tournoi de l'Afrique du Nord y est organisé. Tous les footballeurs algériens vivant en Tunisie sont convoqués par l'ALN où l'entraîneur Benelfoul et le professionnel Saâdi Abdelkader se chargent de former une sélection dirigée par Ahmed Bouda et Salah Maâchou, qui fera un périple au Moyen-Orient pour faire entendre la voix de l'Algérie. «L'idée a commencé à germer pour créer une équipe du FLN formée de professionnels évoluant à l'étranger. C'était en 1958 et l'ordre est parti de Tunis. Nous étions en tournée lorsqu'elle a été mise sur pied en avril 1958.» Krimo poursuivra sa carrière à l'UST jusqu'à l'indépendance où il signe à l'USMA. «Je devais aller au CRB avec un bon paquet, d'autant que Si Omar Oussaïdène, qui est un bon ami, a essayé de me convaincre, mais en vain. Avec Azzouz comme entraîneur, on a gagné notre premier match à Berrouaghia par 13 à 0. Puis, ce fut la consécration avec le premier titre du Critérium aux dépens du MCA (3-0).» Le club a gardé sa mentalité. Ses dirigeants nationalistes n'hésitaient pas à aider les plus démunis lors des rentrées scolaires et des «mawassim». Hamid Benkanoun, ancien joueur et vieil ami de Krimo, se souvient des qaâdate d'antan et des duels épiques de St-Eugène, où l'USMA s'imposait souvent en faisant le spectacle. C'était un groupe. C'était une famille. Les brouilles avec Boubekeur restent des morceaux d'anthologie. Un jour, raconte Krimo, lors du classique MCA-USMA dont la dose émotionnelle n'est plus ce qu'elle était, j'ai inscrit un but contre Boubekeur. Cela n'a pas empêché ce dernier de venir me serrer la main en bon sportif. Les spectateurs avaient pensé à un pari. Le lendemain dans le journal, la séquence du but a été reproduite avec Boubekeur à «quatre pattes» et moi laissant transparaître mon indicible joie. Eh bien, que pensez-vous qu'il fît ? M'apercevant à la place des Martyrs, il s'est époumonné à me courir après ! Sacré Boubekeur : c'était un grand gardien, par la taille et le talent, qui avait du caractère, n'en déplaise à un de ses équipiers qui a tenté de le ridiculiser dans un livre paru récemment. Les mentalités ont changé Krimo bifurque sur le terrain des entraîneurs pour parler de l'un des plus valeureux d'entre eux, le regretté Bentifour qui fut un ami, un confident qui se dépense sans compter pour semer la joie et la bonne humeur. Il nous contrariait parfois, mais on acceptait sans broncher. Un jour, lors d'un match important contre le MOC, il nous enlève de la liste Meziani, Guitoun et moi, soulevant le courroux des dirigeants et des supporters, sachant la place qu'on occupait dans l'échiquier. On était des titulaires indiscutables. L'entraîneur avait ses raisons, mais il nous fera savoir par la suite qu'il en a fait un exemple et que même les «vedettes» sont passibles de sanctions ! L'amour des couleurs, le sens du devoir, le respect des aînés n'étaient pas de vains mots, rappelle Krimo, en s'appuyant sur un fait qui l'a marqué pour confirmer la place qu'avaient les valeurs dans le cœur des joueurs. Il se souvient qu'avant l'indépendance, un grand match mettait aux prises, au stade municipal, Bel Abbès à Orléans-ville. En ouverture, l'USMA donnait la réplique au JUA. «Ce jour-là, on avait pratiquement dominé toute la partie. L'USMA euphorique avait séduit par son jeu académique et le talent de ses individualités. Mais au final, elle avait perdu sur un coup franc. Dans les vestiaires, une altercation a eu lieu entre l'arrière Belkadi et le gardien Sidhoum qui se trouve être le fils du président Zaïd. Ce dernier fit irruption et vit la scène. Belkadi lui expliquait que si l'USMA avait perdu, c'était à cause du gardien. Zaïd, ému par l'attachement du joueur aux couleurs Rouge et Noir, se dirigea vers son fils et lui donna une gifle sous le regard médusé de ses camarades. Comme quoi, on ne badine pas avec le sort du club. Le signal fort voulait dire que tous les joueurs sont égaux. L'exemple a été bien perçu et le message reçu 5 sur 5.» Benbarek, l'idole Lorsqu'on demande à Krimo quelle est l'image qui est restée flashée en lui, il répond : «Sans doute d'avoir joué contre le plus grand joueur du monde, en l'occurrence Benbarek. Quand j'étais à Hamam Lif, lui était à l'O Marseille. C'était un match de coupe de France. La "perle noire" n'avait pas son pareil. C'était mon idole. Lui serrer la main et jouer contre lui ? Quel bonheur. Sans le toucher, il a enlevé le ballon sur la tête de Jasseron qui était pourtant très grand. Quelle souplesse ! Quelle technique ! Lorsque l'OM l'a vendu au Real, le journal L'Equipe l'avait illustré avec une image qui est tout un symbole. Benbarek partant avec une valise en forme de Tour Eiffel !» Krimo, septuagénaire, regarde le foot d'un œil très critique. «J'ai assisté dernièrement au match USMA-USMB. Ce que j'en retiens ? Pas grand-chose. Un jeu décousu, pas beau à voir. Pourquoi ? Parce qu'au lieu d'acheter des joueurs à coups de millions, aidons plutôt les jeunes ; créons des centres de formation ; formons les formateurs de jeunes, construisons des stades adéquats.» «Il n'y a plus de qualité. Le foot est devenu un commerce de bas étage. On cherche le résultat à tout prix. Comment voulez-vous évoluer dans un tel contexte ? Et puis regardez les mentalités. Au stade, j'ai vu des personnes âgées, vociférant, insultant jusqu'au blasphème. C'est vraiment déplorable. Il faut remettre chacun à sa place et rendre le foot aux footballeurs. Je terminerai par cette anecdote très édifiante, au cours d'un match, alors que l'équipe ne tournait pas, «Papa» Lakehal, alors entraîneur de l'USMA, effectua un changement qui n'a pas plu à Guerrouabi dans les tribunes et qui le fit savoir en hélant le coach. Ce dernier, impassible, fit semblant de ne rien entendre. A la fin, il vint vers le chanteur et lui dit à haute voix : "Est-ce qu'un jour, lors de tes concerts, je suis venu te demander de changer de drabki ?" Hdith Kyass…» Parcours Krimo est né le 1er mai 1932 à La Casbah. Il entama sa carrière à l'Idéal d'Alger en 1946. De 1948 à 1952, il évolue à l'USMA. Appelé au service militaire en France, il portera les couleurs de Belfort et de Limoges dans des clubs corporatifs. En 1956, il part en Libye pour se mettre au service de l'Itihad de Tripoli. Mais c'est à Hamam Lif en Tunisie qu'il s'affirmera en étant un élément clé de la formation dirigée par la famille du bey. Krimo a été l'un des fondateurs de l'équipe ALN, composée essentiellement de joueurs algériens évoluant dans des clubs tunisiens. A l'indépendance, il signe à l'USMA, son vieil amour qu'il ne quittera plus jusqu'en 1970, à l'âge de 38 ans. Le club algérois avait comme président d'honneur Ahmed Ben Bella qui assistait à certaines rencontres et était proche des joueurs. Krimo ne forçait jamais son talent pour dribbler tout un régiment de défenseurs. Ce n'est pas par hasard qu'il était surnommé le prince de Hamam Lif.