La pensée unique et l'unanimisme en Algérie ne datent pas de la période post-indépendance. Ils se sont, certes, intensifiés après 1962, mais leurs premiers balbutiements remontent à la période coloniale. Les principaux facteurs ayant contribué à la naissance du nationalisme arabo-musulman sont la religion et la politique. Le sujet continue encore de susciter des débats passionnants et passionnés chez le public algérien. Et nous l'avons constaté à l'occasion du forum les Débats d'El Watan organisé jeudi à l'hôtel Essafir, à Alger. La salle de conférences s'est avérée exiguë pour contenir le nombreux public venu suivre la conférence, dont le thème est « Religion, politique, culture : quelle problématique de la nation ? ». Un large public, représentant de nombreuses catégories de la société, a suivi l'analyse de cette problématique développée par les deux éminents chercheurs, Fanny Colonna et James McDougall, respectivement sociologue et directrice de recherche émérite à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, et historien, maître de conférences à Soas (School of oriental and african studies, university of London). Les deux conférenciers ont analysé, pendant quatre heures de débat, comment la religion et la politique ont pris le dessus sur d'autres composants de la nation, en particulier l'identité et la diversité. Se basant sur ses travaux réalisés dans les Aurès, la région de Gourara (sud) et les Chénoua (dans la région de Tipaza), Mme Colonna relève le statut de la religion, l'Islam plus précisément, dans la société algérienne non urbaine avant 1954. Elle souligne, dans ce sens, le rôle des oulémas, de la fédération des élus et de certaines cellules du Parti communiste algérien (PCA) dans la conception de la nation. « Durant un quart de siècle, 1930-1954, la problématique de la nation parait être encore en gestation dans les zones non urbaines. Certes, les réformistes vont accélérer cette gestation ici et là », note-t-elle. Faisant une rétropsective sociologique de l'Algérie durant la période coloniale, Fanny Colonna affirmera que la « religion a joué un rôle clé dans le problème de la nation en Algérie ». Partant de cette analyse, elle relève les conséquences négatives du facteur religieux quand il est associé à la politique.« Il se trouve que le scripturalisme de l'islah algérien, déjà particulièrement discriminant et puriste, s'est conjugué en Algérie avec l'anti-intellectualisme populiste de la tradition prolétarienne de l'Etoile et du PPA/FLN. Il faut surtout insister sur la marginalisation du particulier et du local qui stérilisa si longtemps la culture et l'université post indépendance, hypothéquant gravement et durablement le développement des sciences humaines », précise-t-elle. L'unanimisme, a-t-elle ajouté, n'a pas concerné uniquement l'histoire. « Il n'y avait pas seulement une histoire officielle, mais aussi une science sociale licite ! On peut donc vraiment soutenir qu'il y a un lien fort entre cette obsession de l'unité, de l'uniformité et l'impossibilité d'un intellectuel critique dans la société algérienne post-indépendance », ajoute-t-elle. Cette impossibilité, estime Mme Colonna, prend sa source d'abord dans la négation de la diversité religieuse puis ensuite culturelle, sociale, géographique et anthropologique. « Le système socio-religieux local était capable de survivre et de mobiliser en même temps les gens contre l'occupant tout en acceptant, voire en cultivant, sa diversité proprement religieuse, celle des extatiques, eux-mêmes divisés, et celle qui les opposait aux salafistes. Cela aurait pu faire bon ménage avec des idées venues d'ailleurs… », conclut-elle. La pensée unique s'est installée en Algérie, selon James McDougall, depuis le XIXe siècle. La religion a toujours été, dit-il, un critère d'exclusion. Cela remonte aussi à l'époque coloniale et l'utilisation du décret Crémieux (1870) pour évacuer les juifs de la communauté algérienne. Conséquence : « Le nationalisme algérien, sans forcément procéder d'une conscience religieuse, s'est mobilisé autour du religieux. Par la suite, l'on a réemployé ce code communautaire et mobilisateur pour faire entrer les militants dans l'ordre révolutionnaire qui requiert la discipline », indique-t-il. L'effacement identitaire, résume-t-il, a commencé avant l'exclusion politique post-indépendance.