La vérité de l'Histoire, qui n'est qu'une vérité approchée, cède le pas à la vérité de cette histoire, celle de ce roman dans lequel le mouvement général, les grandes lignes des itinéraires et une chronologie incertaine ont été respectés, conférant ainsi une nouvelle cohérence à cette œuvre qui reste après tout un roman et non un essai. Sans cesse à la recherche d'une vérité, elle nous décrit le Maghreb par une approche de la société maghrébine ancestrale, dans des digressions parallèles à la saga d'une généalogie entamée depuis son dernier roman Izuran (tome I). Voici, dans ce tome II, Les enfants d'Ayye, un roman inhabituel qui est, insistons, une œuvre d'imagination construite en interférence sur des faits historiques : la conquête du Maghreb par les Arabes, suivie de celle de l'Andalousie, puis plus tard des aventures almoravides et almohades et, plus tard encore, par la terrible chute de Grenade. En quitant Izuran, le tome I, les descendants d'Ayye vont proliférer et essaimer dans ce Maghreb en complète transformation du fait de l'introduction d'une religion, d'une langue et de nouveaux comportements. De tous les personnages, Ayye semble présente dans tant de tableaux de ses descendants que l'on hésite à retrancher les uns de peur de perdre les autres. Une lignée sur plusieurs siècles, allant et venant, de Tala Imcen à Fès, de Fès à Marrakech, de Tilimcen à Arzew puis voguant sur cet étranglement méditerranéen entre Mers-el-Kébir et Almeria pour nous retrouver arpentant les collines de Cordoue El Zahra ou de Gharnata, la Grenade aux grains défaits par les rois catholiques. Fatéma Bakhaï ne semble-t-elle pas être de la lignée d'Herbert Le Porrier qui a écrit Le médecin de Cordoue sur les siècles tolérants d'El Andalous ? Musulmans, chrétiens et juifs, sans rien abdiquer de leurs personnalités, y vivaient dans une certaine harmonie sinon une harmonie certaine. «Il était entendu que je devais détenir la science et l'offrir en partage», c'était le credo des érudits de cette époque. Ce credo, on le retrouve dans Les enfants d'Ayyé. Le rapprochement ne déplairait pas à Fatéma Bakhaï, elle qui tient Ibn Rochd pour digne compatriote. Dans son roman, elle rompt avec la sinistrose affectée des romanciers improvisateurs et des fictions paraplégiques qui, de livre en livre et de redondance en redondance, nous assènent des histoires tirebouchonnées. Au contraire, elle nous trace une lignée, une trajectoire. Elle est de ces rares écrivains, avec Djamel Souidi dans son Amastan le Sanhadji ou encore Si Kaddour M'hamsadji dans son El Casbah Zman qui ont réussi à combler le fossé entre création littéraire et littérature historique. S'inspirant de l'histoire, l'auteure reproduit des figures de diverses positions sociales et tente de donner une représentation de la société à différentes époques. Dans les deux premiers chapitres, après la conquête de l'Algérie, la société s'organise sur de nouvelles bases, les anciennes traditions sont bousculées mais ne disparaissent pas tout à fait. Nous traversons trois siècles compressés, racontant les péripéties des conquérants arabes au Maghreb pour nous retrouver en El Andalous avec Yazid à El Zahra (Cordoue) alors que les almoravides puis les almohades investissent l'Andalousie. Pendant ce temps, les tribus Berghouatas et Dokkalas perturbent le Maghreb, Alphonse VI menace Cordoue et l'arrogant prince hammadite, Yahia, qui combat les tribus hilaliennes repoussées vers Tébessa. Abdelmoumène meurt et son lieutenant Ibrahim Ben Ayyoub s'en va vers Cordoue pour rencontrer Ibn Rochd. Le lecteur appréciera le très beau texte descriptif du chapitre VIII où l'on voit Khalil, fils de Aldjia et d'Ibrahim ibn Ayyoub, aller à la recherche de son père à Tilimsen qui n'est plus Tala Imsen. Il apprend que son père est à Cordoue, la seule ville d'Occident où existe un réseau d'égouts. Il s'y rend mais la Reconquista a commencé. Il apprend que son père est mort, il va à Almeria pour apprendre le métier de charpentier naval. En ces temps, Almeria et Bejaia étaient réputées pour la construction de bateaux grâce à leurs riches forêts. Almeria, la ville toute de rime et de rosée, la cité d'El Moôtacim, le roi poète et amoureux des arts. Khalil y rencontre Ibn Luyun qui lui offre le livre d'El Idrissi Le livre du divertissement . Le roman se termine en beauté par la lecture que fait Hind, fille d'El Mansour, d'un livre relatant le voyage effectué au Maghreb par son aïeul Ali ainsi que les mœurs du Maghreb, les arômes des plantes médicinales et la volupté des noubas. Mais, en El Andalousie, les Espagnols assiègent la dernière ville musulmane, Grenade, qui tombe et est «mangée grain par grain». On ne chante plus. Bouabdellah – le Boabdil de Voltaire et du romantisme – refuse d'abdiquer. Zekri et lui sont défaits à Roja, Boabdil fuit et Zoubida sa mère lui crie : «Cesse de pleurer comme une femme, une ville que tu n'as pas su défendre comme un homme». Plus loin, on entend un soldat espagnol dire : «C'est le dernier soupir d'un Maure.» Dites-moi, ne soupire-t-on pas encore dans les villes algériennes qui avaient recueilli ces Andalous chassés ? Un beau livre qui nous fait revivre l'Andalousie des arts et des cultures, qui nous aide à comprendre la construction du Maghreb et qui nous fait découvrir une romancière de talent qui a la technique de compresser le temps et l'art de nous raconter les enfants d'Ayye…..nos ancêtres. Les enfants d'Ayye de Fatéma Bakhaï. Editions Dar El Gharb, Oran. 2008. 347 pages. Prix 400 DA.