Je n'ai jamais compris et je ne comprends toujours pas qu'on continue à accabler la mémoire d'un homme qui a toujours été d'une grande rigueur intellectuelle et morale. Ferhat Abbas, tout le monde le sait, était partisan de l'évolution de l'Algérie vers son indépendance. Ce n'était pas un révolutionnaire. Il privilégiait l'aménagement des étapes pour changer les bases des relations entre l'Hexagone et son pays. Tout le prédisposait à une telle conception, sa culture politique républicaine, sa formation essentiellement française, la conjoncture coloniale qu'il a vécue. Tous ces éléments ont fait de lui un légaliste. Aussi, très honnêtement, il a reconnu qu'il s'était trompé quand il a écrit son ouvrage La nuit coloniale. Certains l'ont qualifié «d'utopiste». Si le qualificatif paraît choquant, il ne semble pas tout à fait faux, car Abbas, deux ans seulement avant sa mort, interrogé par Gilbert Meymier et Ahmed Koulakssis au sujet de l'Emir Khaled, écrivait «que ce que réclamait le descendant d'Abdelkader était bien peu de chose, si les colons avaient été compréhensifs». Abbas n'arrivait pas à se départir, jusqu'au soir de sa vie, d'une incurable naïveté, parce que dans son esprit il dissociait la France des avancées de progrès et son aventure coloniale en Algérie. Adepte de la non-violence, Ferhat Abbas n'en était pas moins un grand Algérien. C'était un grand esprit et un parfait humaniste. Aucun dirigeant parmi nos hommes politiques n'avait son immense culture et son importante expérience élective et parlementaire. Redoutable polémiste, excellent orateur, c'était un éditorialiste de talent au temps où sœur Anastasie (entendez : la censure) sévissait. Ferhat Abbas aimait viscéralement son peuple. Il était plein de compassion et de sollicitude pour les humbles et craignait le carnage que n'allait pas manquer d'entraîner l'affrontement avec l'ancienne puissance coloniale. Mais, grande intelligence, Abbas, quand le sang a commencé à couler et le canon à tonner, a rallié ses frères qui avaient choisi l'action directe et la voie des armes pour libérer leur pays. Il est triste, sinon cocasse, de continuer à faire état d'une parole malheureuse prononcée dans un contexte colonial tyrannique, puisque six ans avant, en 1930, on célébrait le centenaire de la colonisation de l'Algérie. Les documents que je possède mentionnent que la déclaration incriminée a été rapportée par le journal L'Entente (Sétif, le 2 février 1936). Quand bien même il serait formellement établi qu'il aurait commis l'imprudence qu'on lui impute, est-il raisonnable de s'obstiner à lui en faire grief même par-delà la tombe ? Pour ma part, je considère qu'il est incongru de tenir compte de la déclaration d'un homme, dont on a fait le président d'un gouvernement en guerre et le premier président de l'Assemblée nationale constituante de l'Algérie indépendante. Ferhat Abbas était de noble extraction. Il ne ressemblait nullement à ces gens faits de «sac et de corde». C'était un républicain sincère, un patriote ardent et un musulman authentique. Qui mieux que lui a défendu le saint Prophète Sidna Mohammed ? Lisez plutôt ce qu'il disait : «On a représenté notre Prophète comme un pantin ambitieux et cruel, rancunier, une espèce d'imposteur, hypocrite, sans conviction et sans rêve, quelque chose comme un déchet humain. Mohammed a vécu en pleine lumière historique et tout concorde pour montrer en lui un homme sain, fort et résistant. il a été pauvre, mais n'a jamais connu la misère. Sa vie était simple, vertueuse, ses avis étaient équitables, ses jugements sûrs. Ses compagnons le surnommèrent ‘'Le fidèle, l'arbitre''.» Des officines coloniales bien connues ne lui ont jamais pardonné de prendre au mot le gouvernement de Paris, en réclamant que les paroles et les principes républicains soient conformes aux actes à Alger et d'avoir mis la conscience démocratique française devant ses responsabilités. Ferhat Abbas a eu un destin cruellement interrompu, parce que chez nous on n'a pas encore atteint le stade de la culture du mérite, de la compétence et de l'intégrité pour choisir des élites politiques au-dessus de tout soupçon pouvant conduire leur peuple vers les heureux rivages. On préfère couler tout le monde dans un moule caporalisant. C'est le malheureux sort de tout le Monde arabe de l'Orient à l'Occident. Est-il raisonnable, en 2008, de réduire injustement l'itinéraire riche de la forte personnalité de Ferhat Abbas, tous ses combats à une tactique légaliste qui a manifestement échoué à cause de l'intransigeance de la grosse colonisation et d'un personnel politique de la IVe République dépourvu de toute saine vision de l'avenir ? Dans la lutte libératrice d'émancipation d'un peuple, il n'a jamais été interdit de tenter d'aboutir à ses fins par toutes les voies disponibles que la conjoncture politique permet. Leïla Benammar Benmansour a le grand mérite de défendre, comme elle l'a toujours fait, avec ténacité, intelligence et constance un grand homme qui a droit à notre infinie gratitude pour avoir servi notre nation. Ferhat Abbas a risqué sa vie à deux reprises. La première fois, après le soulèvement du 8 Mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata quand les colons voulaient «lui faire la peau», alors qu'il était totalement étranger à cet événement. La deuxième fois, quand à la veille de son ralliement au FLN au Caire, il figurait sur une liste de personnalités algériennes à exécuter. Hélas, on ne pardonne jamais aux éveilleurs de conscience ! Un homme politique n'a-t-il pas le droit d'évoluer dans son action, même si au cours de son parcours il est susceptible de se tromper ? Si les mentalités dans notre pays n'étaient pas encore polluées par les «poussières du passé», de grands hommes, comme le père du nationalisme algérien Messali Hadj, Mohammed Khider et Ferhat Abbas, devraient avoir leurs noms immortalisés dans trois principales artères de notre capitale. Certes, grâce au chef de l'Etat actuel, leurs noms figurent déjà au fronton de nos institutions à Tlemcen (aéroport Messali Hadj de Zénata), de l'université de Sétif pour Ferhat Abbas et à Biskra pour Mohammed Khider. Mais si l'on recherche l'apaisement et la justice, ces belles actions ne devraient plus suffire. Sans ces illustre aînés, sans leurs luttes et leurs sacrifices, le 1er novembre 1954 n'aurait pas été possible. Œuvre de longue haleine, l'émancipation de la domination étrangère ne relève point de «la génération spontanée». La polémique posthume autour de la personnalité de Ferhat Abbas est, à mon sens, obsolète. Le problème fondamental n'est pas de savoir si Ferhat Abbas a dit ou non ce qu'on lui reproche. Car, comme disait Jean de la Fontaine: «En toute chose, il faut considérer la fin.» En tout état de cause, Ferhat Abbas a eu l'immense honneur de défendre la juste cause de notre pays, lors de ses tournées en Amérique latine et en Asie avec talent et compétence, et beaucoup de dirigeants, qui l'ont reçu, ont pu percevoir avec certitude l'envergure et la qualité de cet homme d'Etat. La vérité historique m'oblige à dire que Ahmed Ben Bella a imposé Ferhat Abbas lors de son ralliement au Caire en avril 1956, même si, malheureusement, ils se sont brouillés par la suite et ont échangé des propos blessants de part et d'autre. L'humble rédacteur de ces lignes a assisté au meeting tenu à la salle des fêtes de Maghnia, sa ville natale, par Ferhat Abbas à la veille des élections truquées sous le proconsulat du gouverneur général Marcel-Edmond Naegelen pour la 1ere législature de l'Assemblée algérienne prévue par le statut de l'Algérie de 1947 et qui ont eu lieu en avril 1948. J'avais vingt ans et j'ai été témoin de la contradiction tout à fait courtoise que Ben Bella portait au «pharmacien de Sétif». Passe encore que l'ancien colonisateur n'ait pas supporté qu'un «modéré» en soit venu à l'indépendantisme ! Mais que ses propres compatriotes s'acharnent à accabler sa mémoire, cela dépasse l'entendement. D'autant plus que les historiens ne sont même pas d'accord sur le nom du journal qui a publié les propos imputés à Ferhat Abbas. L'Entente ou La Défense ? Je ne parle même pas de la forme réelle qui a caractérisé les propos d'Abbas. Affirmation ou interrogation ? A noter que même le général de Gaulle, dont la qualité de ce grand homme d'Etat n'est plus à démontrer, était agacé par Ferhat Abbas. L'illustre homme du 18 juin 1940 ne trouvait rien d'autre à dire concernant Ferhat Abbas que ceci : «Moi, je n'étais pas marié à une allemande». Comme si le choix du contenu d'une alcôve pouvait remettre en cause les convictions d'un homme qui souhaitait la liberté de son peuple. Pour comprendre ce qu'était Ferhat Abbas. il faut avoir à l'esprit sa foi au progrès qui est la grande consolation de ceux qui travaillent et luttent pour l'avenir. Ferhat Abbas a été un incompris, même par notre Révolution qu'il a servie et qu'il avait, comme d'autres compatriotes valeureux, préparée à sa manière et selon son tempérament. Même sous la menace du stupide et aveugle fanatisme de certains, il traçait l'idéal qui sera un jour réalisé. Admirable sérénité d'un sage ! Il annonçait le triomphe prochain de la liberté et de la justice pendant le règne de l'iniquité et de la tyrannie. Les observateurs avisés et fins connaisseurs du problème algérien ont dit que notre insurrection avait remporté un «Dien Bien Phu diplomatique». Qui pourrait douter que Ferhat Abbas a puissamment contribué et aidé à cette victoire d'une manière déterminante ? Alors, chers compatriotes, de grâce, cessons de ternir l'image de Ferhat Abbas, cet homme qui jouissait de la considération et de l'estime de la part des chefs d'Etat qui l'ont reçu et qui a bien mérité de notre patrie.