La vente de cacahuètes lui rapporte près de 10 000 DA par mois. «A peine suffisant pour assurer la nourriture», dit-il. A chaque période son business. A la rentrée scolaire, il vend des cartables. Pour l'Aïd El Adha, il se met à l'aiguisement des couteaux. A l'approche du Mawlid Ennabaoui, il fourgue des pétards. «J'aimerais travailler en tant que salarié. Je n'en peux plus de cette misère. Pour quelques sous, je suis là même sous la pluie. Et je dois fuir les traques de la police», glisse-t-il. Les vendeurs postés autour du marché de Bab El Oued disent avoir du mal à joindre les deux bouts quelle que soit la saison. Mohamed Aissahine, 60 ans, retraité, vendeur de robots électroménagers, s'exclame : «On a beau travailler dur, cela ne rapporte rien. Moi, je vends ce que je peux. Mes enfants restent les bras croisés, cigarettes au bec et tenant le mur. Ils me disent que si j'étais quelqu'un d'important, je leur aurais dégoté un visa. Comme j'aimerais leur faire ce cadeau ! Mais, moi, je n'ai rien», maugrée-t-il, dans un excellent français. Ce retraité qui dit avoir été dessinateur industriel en aviation semble porter en lui toutes les désillusions de la génération passée. A la question de savoir combien il gagne mensuellement, il éclate en sanglots : «Mes fils me disent que même si j'ai été dans l'aviation, je ne suis rien. C'est quelque chose qui fait extrêmement mal au cœur. Ce n'est pas une vie. Je ne supporte plus cette misère. Si on n'a pas d'argent et pas de piston, on est cuits.» En plus des calmants qu'il prend régulièrement, il espère trouver dans la prière la paix intérieure. Les plus jeunes semblent avoir encore cet optimisme qui caractérise leur âge. Amir, 22 ans, vendeur de cigarettes, ne désespère pas de trouver un jour un emploi stable et, souligne-t-il, «s'assurer un avenir». Pour s'en sortir, il dit faire un stage de comptabilité, mais il ne voit aucun travail à l'horizon. «Pour l'heure, je vends des cigarettes, mais en ce qui concerne l'avenir, je veux faire quelque chose que j'aime», affirme-t-il, plein d'optimisme. Les chiffonniers de Oued Smar Pour d'autres, la vie est un combat pour assurer la survie. Etendus au milieu des ordures, les chiffonniers de Oued Smar ne sont pas du genre à se plaindre. «Ceux d'en haut se remplissent la panse. Nous on dit ‘'El hamdoulilah''», disent les jeunes chiffonniers aux vêtements souillés par les ordures. Leur «travail» consiste à grimper sur les camions à ordures afin de ramasser le plus de pièces pour les revendre. Des enfants de 10 à 12 ans, censés être à l'école, courent à vive allure derrière des camions en marche. Pour le reste, c'est «tag al amen tag», le premier arrivé en haut du camion en marche est le premier servi. Au sommet du camion, ils se disputent parfois les plus «belles» pièces. Le butin est ensuite revendu à 10 DA/kilo pour le plastique, 3 DA pour le fer, 20 DA pour l'aluminium, 20 DA pour le cuivre et 5 DA pour les semelles de chaussures. Les enfants de la décharge ont pour la plupart quitté l'école pour aider leurs parents. Certains n'osent pas se projeter dans l'avenir. Même le corps s'est adapté aux désagréments de la décharge. «Je continuerai jusqu'au bout. Même si la décharge de Oued Smar devait être fermée, j'irai chercher une autre ‘'zoubia ” ailleurs. Je me suis adapté aux ordures et aux mauvaises odeurs. Une fois, la décharge de Oued Smar a été fermée pendant un mois. Je n'ai pas pu supporter. Je suis parti jusqu'à Boudouaou pour retrouver mon oxygène», confie Amraoui Hakim, 26 ans, qui se réclame «chef de la bande». D'autres veulent aller de l'avant, se marier, trouver un travail décent. Hamid, 19 ans, rêve de voir un jour la décharge se transformer en un jardin dans lequel il pourrait travailler. «J'ai déposé des dossiers un peu partout, je n'ai reçu aucune réponse. Si je suis à la décharge, ce n'est pas parce que je suis fou, mais parce que je n'ai rien à manger. J'aide mes parents, je prépare mon mariage», souligne-t-il. Au milieu des ordures, les jeunes chiffonniers ont une autre définition de la «démocratie» : «Pour nous, être démocrates, c'est travailler quand on veut et autant qu'on veut. La décharge a ses avantages. Là, au moins, il n'y a pas de boss qui dicte la conduite à prendre et les horaires sont flexibles. Mais pour ce qui est des élections, nous ne supportons personne, nous voulons juste manger à notre faim», explique Hakim. «On a essayé de mettre des tables de cigarettes mais on subissait les saisies de police. A la décharge, on peut gagner de l'argent sans être inquiétés par personne», enchaîne Hamid. A chacun son histoire. Certains, comme l'explique Hakim, dépensent leur argent pour les «cachets» ou pour «jouer au papiche». «Quant à moi, dit-il, je travaille pour manger et pour le flexy. Même si on peut économiser un peu, il est impossible de constituer un petit capital.» Fonctionnaire le jour, plombier la nuit La politique économique et sociale de l'Algérie a parfois des logiques que la logique a du mal à suivre. Après avoir perdu son travail dans une entreprise publique (Soprafer) dans laquelle il avait servi, pendant 26 ans, Belhout, la cinquantaine, n'a pas réussi à tout recommencer à zéro. Il dit n'avoir eu d'autre choix que de se servir de sa vieille Fiat de l'année 1976 pour se faire un peu d'argent. «J'en ai marre de manger de l'herbe. Nous mangeons des épinards et du berkoukes matin et soir. Mes enfants n'en peuvent plus de cette situation. Je maudis l'Algérie et son Président. Mes enfants sont perdus à jamais. Et le président qui dit que si le chômage était aussi haut, c'est à cause des jeunes qui ne veulent pas travailler. Comme j'aimerais lui dire en face que tout cela est faux. Je pourrais ainsi mourir tranquille», fulmine le quinquagénaire. Et d'enchaîner : «J'ai essayé de travailler partout. On me dit qu'il n'y a pas de travail pour moi. Il est des heures où l'on a des envies de suicide.» Un autre chauffer de taxi «au noir», Daoud, 45 ans, se plaint du fait que son «travail» ne rapporte pas des revenus réguliers. «Un jour, je gagne 400 DA. Un autre 1000 DA. Un autre encore, je ne gagne rien du tout», lance-t-il. Face à la malvie, à l'érosion du pouvoir d'achat et au chômage, nombreux sont les Algériens qui s'accrochent, s'inventent de nouvelles règles, se cognent à la vie. Un seul travail ne suffit plus à boucler les fins de mois. Ils sont de plus nombreux à être fonctionnaires le matin et plombier l'après-midi. Ingénieur dans une entreprise publique la journée et chauffeur clandestin le soir. Mourad est ingénieur du froid dans une entreprise publique. Les week-ends, il se reconvertit en réparateur de réfrigérateurs à domicile. «La vie est devenue vraiment chère. Entre le loyer, les factures et le couffin, nous ne savons plus où donner de la tête. Nous essayons tant bien que mal de maintenir la tête hors de l'eau», justifie-t-il. «La peur de la noyade» Pour le sociologue et chercheur Mohamed Saïb Musette, la débrouille tend à devenir un «mode de vie» dans une ambiance de paupérisation générale. «Les couches sociales, au bas de l'échelle des salaires en Algérie, ont toujours vécu dans la débrouille pour survivre. Nous sommes entrés dans une phase de ‘'sociose générale'' (c'est comme une psychose sociétale), notamment avec de nouveaux modèles de consommation, pour ne pas rester ‘'out'', il faut à tout prix s'accrocher à tout ce qui peut apporter ‘'un plus'' pour vivre de manière décente et rester ‘'in'' pour maintenir la tête hors de l'eau», explique-t-il. De là naît une permanente crainte de la noyade, qui pousse les Algériens à toutes les dérives et à franchir les règles, les normes sociales et légales. «Devant cette ‘'pathologie sociale'', à cheval entre le social, le psyché et l'économie, nous devons, à mon sens, adopter une démarche de légitimation sociale qui aura à revoir les règles morales et légales ou à les codifier», souligne encore M. Musette. La notion de la débrouille à l'algérienne est apparue à la fin des années 1980 qui revendaient les derniers produits des Souk El fellah et des Galeries. Dans les années 1990, une partie des «hittistes» s'est muée en «trabendistes». Maintenant que l'Europe est devenue une forteresse difficile à franchir, les jeunes désœuvrés sont condamnés à accepter n'importe quel job dans l'informel. «Ce secteur informel comprend de véritables “usines”, broyant les jeunes filles comme les garçons dans une ambiance souvent délétère ; ce qui les conduit inévitablement à chercher la fuite et à emprunter la voie des exclus : la harga (…) La discrimination au travail est maintenue, voire renforcée malgré les efforts engagés pour les soustraire à des pratiques bravant les normes sociales et la législation en vigueur», diagnostique M. Musette. La vie malgré tout Le fossé entre les différentes classes sociales aiguise les frustrations. «Cette volonté de réussir vient du fait de voir les nouvelles fortunes prospérer de manière bizarre. En clair, on comprend que, dans ce pays, si tu es correct, tu es bête. Si tu es voleur, on te considère comme quelqu'un d'intelligent», se plaint Merzak, vendeur à la sauvette. Fontaine fraîche, l'un des plus vieux bidonvilles d'Alger, coincé entre le ministère de la Défense et la villa des beaux-parents de Saïd Bouteflika, ce quartier a des allures de favela. «Ici, il n'y a jamais eu de terroristes, les habitants ont fait de leur mieux pour s'en sortir. Des familles nombreuses même s'entassent dans une seule pièce», explique Hocine, un habitant du quartier. Mais beaucoup estiment que l'ascenseur social reste bloqué. «Nous voulons vivre comme des êtres humains et non pas comme des rats. Nous sommes enterrés ici. Il est difficile d'avoir foi en l'avenir. Le soir, je dois rentrer tard pour ne pas gêner le sommeil de mes parents et de mes frères et sœurs. On doit dormir à tour de rôle. Pour gagner ma vie, je fais le marché des dallalate. Le pire, c'est que je n'ai aucun espoir en l'avenir. Je ne sens pas que ça va changer», confie Sofiane, 35 ans. Et à l'un des habitants du bidonville de dire : «Ce n'est pas une honte que de vivre dans la misère. La misère est la honte.» Le soir, pour oublier le malheur du bidonville, les jeunes du quartier jouent au saxophone, histoire de dire, que malgré tout, la vie continue.