Pour parvenir jusqu'aux chiffonniers de la décharge publique de Oued Smar, il faut d'abord dompter l'odeur nauséabonde, puis tenir tête aux premières rafales de poussière qui balayent l'entrée de l'immense dépotoir. Il faut enfin ignorer la boue fétide qui souille à chaque pas les chaussures. Après plusieurs minutes de marche, au creux d'une vallée de détritus, on découvre l'invraisemblable : un petit village niché entre les montagnes d'immondices avec ses bicoques, sa gargote pompeusement baptisée « restaurant ». Les baraquements dans lesquels vivent des centaines de chiffonniers à l'affût de pièces de plastique ou de métal ont leurs propres règles et leurs conventions. Dès lors qu'on sait s'y prendre, les chiffonniers, naufragés volontaires de Oued Smar, peuvent vous raconter de surprenantes anecdotes et d'abominables histoires. Nassim dit avoir 14 ans, mais en paraît à peine 10 ou 12 ans. S'il prête volontiers ses mimiques à l'objectif de notre photographe, le gamin ne se montre pas très loquace. Il répond par bribes, lâchant des bouts de phrases entrecoupées de longs silences : « Oui, j'ai quitté l'école en 6e année primaire… Les conditions sont difficiles… J'étais obligé… » A qui vend-il les déchets récupérés ? Pour toute réponse, Nassim affiche un large sourire. Puis continue de traîner un sac de jute trop lourd pour lui. Au-dessus des ordures, des mouettes rôdent à la recherche d'une pitance. Tandis que sous leurs ailes, les enfants errent en quête d'une belle pièce. A priori, il n'y a pas de liens entre les jeunes chiffonniers et les réseaux de négoce des déchets ferreux et non ferreux. Les moissons des travailleurs d'El Samar semblent trop maigres pour une mafia aussi bien organisée. En revanche, certaines sociétés et quelques ateliers, légalement établis, n'hésitent pas à traiter avec les adolescents d'El Samar. Les gavroches de la décharge revendent ainsi le métal à 6 DA le kilo et le plastique à 5 DA. Les « denrées » les plus prisées ? Le cuivre et l'aluminium cédés à 20 DA le kilo. Si les affaires marchent moins bien cette année, nul ici n'en saisit vraiment la raison. Tout juste a-t-on entendu parler d'une « crise économique » qui sévirait dans le monde, mettant à genoux les entreprises. Trash is money Abdennour porte un chapeau noir poussiéreux. Il arbore un sourire édenté et articule avec l'accent chantonnant du terroir : « En une année, nos revenus sont passés de 400 DA/jour à 250 DA. On ne sait pas trop ce qui se passe. » Lui dit « séjourner » de 15 à 20 jours sur la décharge avant de rentrer dans son village de Aïn Boucif (près de Médéa). « Je suis le seul à subvenir aux besoins d'une famille de 14 personnes. Si on avait trouvé du travail, vous pensez bien qu'on fourrerait le nez dans les ordures. Si on est là, c'est parce qu'on a rien trouvé à manger. Que voulez-vous qu'on fasse, qu'on tende la main ? Nous sommes peut-être trop fiers et pas assez désespérés pour en arriver à ce point », explique celui qu'on surnomme dans la décharge « l'inspecteur Tahar ». Son « apprenti » ajoute : « Nous avons essayé de nous débrouiller autrement, d'installer des tables pour vendre des cigarettes et des bonbons, mais ça n'a pas été possible. On ne nous laisse pas faire notre business. En Algérie, le seul job qui rapporte est le vol. Nous avons préféré rester honnêtes. » A en croire les gestionnaires de la décharge, les revenus de l'inspecteur et des siens (les chiffonniers) seraient bien supérieurs à ceux qu'ils affichent. « En l'absence de politique de recyclage, il y a des milliards à récupérer dans la décharge à Oued Smar. Les chiffonniers gagnent entre 3000 et 15 000 DA par jour. Dans leur douar, ils ont tous leurs villas et leurs magasins. Ceux des années 1990 étaient les otages de la misère. Dans les années 2000, les choses ont bien changé », nous explique un fin connaisseur des lieux. Il faut dire que certains pensionnaires de la décharge géante gagnent bien leur vie et ne s'en cachent pas. Mais tous n'appartiennent pas à cette élite. Quelques adultes disposent de leurs propres camions et font travailler, à l'occasion, les enfants de la décharge. Hamid, la quarantaine bedonnante, nous confie qu'il gagne près de 120 000 DA par mois. Et il arrive même que les employés de la société de nettoyage Netcom cèdent à la tentation de faire dans la récupération pour arrondir leurs fins de mois. « Oui, nous avons eu certains cas. Les agents ont été sanctionnés », confirme M. Benzine, responsable du département de Oued Samar de l'entreprise. En tout et pour tout, près de 450 chiffonniers venus de Médéa, M'sila ou Bou Saâda travaillent dans ce royaume des rebuts urbains, entre poussière et fumée, débris et sacs en plastique. Aux temps « héroïques », lorsque les fumerolles parvenaient jusqu'aux communes limitrophes et que tout conducteur longeant Oued Smar fermait ses vitres par réflexe, près d'un millier de récupérateurs opéraient sur les lieux. « Le 5 janvier dernier, date à laquelle nous avons décidé de fermer la décharge, le nombre de chiffonniers est passé de 1200 à 150. Maintenant que l'exploitation a repris, nous en comptons presque 450 », souligne M. Benzine. Pour devenir chiffonnier, il est primordial d'avoir ses contacts et de savoir se glisser dans l'un des réseaux. A ce propos, « l'inspecteur Tahar » explique volontiers que les ados sont parrainés par des récupérateurs ayant déjà plusieurs années d'expérience. N'est pas chiffonnier qui veut ! Pour autant, assure-t-il, les chiffonniers n'ont ni chef ni de baron. « Moi-même, concède-t-il, je donne ce tuyau à des gens qui ont besoin de travailler. Je gagne ainsi une récompense auprès de l'Eternel. » « Le travail dans la décharge n'est pas donné au premier venu, précise en écho un initié. En général, il y a des familles. Chacune a sa spécialité : certains ne ramassent que du carton, d'autres font commerce du plastique et un autre groupe ne fait que la ferraille ou le cuivre. » A Oued Smar, il n'y a ni école ni infirmerie. Mais cela n'empêche pas certains parents d'y expédier leurs enfants, quitte à les déscolariser ou à les exposer aux pires infections. Les agents de Netcom, qui, eux, sont vaccinés, s'étonnent de voir les enfants manier des déchets toxiques provenant des hôpitaux ; il leur arrive par exemple d'extraire le sang des cathéters et autres tuyaux à perfusion voués au recyclage. « On dirait qu'ils sont immunisés, s'étonne ainsi Youssef de l'entreprise Netcom. Aucun de ces gamins n'est tombé malade. Cela tient au du miracle. » Mais cette étrange médaille a son revers. Les plus jeunes, qui slaloment entre les ordures comme on galope sur un vaste terrain de jeu, sont parfois les témoins d'atrocités inhumaines. Mourad, 17 ans, assure en pointant son crochet vers le ciel, avoir exhumé sept bébés dans des poubelles d' Oued Smar Selon les cadres de l'entreprise Netcom, les jeunes chiffonniers ont été d'un grand secours pour élucider plus d'une affaire criminelle. Certains auraient ainsi déniché des cadavres, des armes à feu et même des talkies-walkies appartenant, selon toute vraisemblance, à la police. « Chaque fois qu'on nous fait part d'une étrange découverte, souligne M. Benzine, nous travaillons en étroite collaboration avec la Gendarmerie nationale. » Serait-ce la fin d'une époque ? Pour la décharge de Oued Smar, c'est déjà le début de la fin. Les travaux de reconversion de cet amas d'ordures en un jardin public ont commencé en juillet 2009. « L'entreprise turque Sistem Yapi a entrepris un programme de réhabilitation progressive. Une partie du site a d'ores et déjà été cédée à l'entreprise. On est en train d'exploiter la décharge au maximum avant sa fermeture définitive », soutient M. Benzine. Que deviendront les chiffonniers après la fermeture du monument le plus repoussant d'Alger ? Les adolescents rechignent à se projeter dans l'avenir. Ils racontent l'histoire de l'un de leurs amis qui, désespéré par la réduction du volume des déchets en janvier dernier, s'était juré de passer l'hiver en prison. Il y coule encore des jours paisibles. « Après la fermeture, ils continueront à faire dans la récupération à travers le porte-à-porte. On verra alors de plus en plus de jeunes transportant des charrettes de bric-à-brac », prédit l'un des agents de Netcom. Et à l'un des gestionnaires de la décharge de souligner. « Nous avons voulu amorcer, en collaboration avec les services de la wilaya, une réflexion pour trouver une solution durable pour ces jeunes, mais eux ne semblent pas intéressés par des stages non rémunérés. Ils sont désormais habitués au gain facile. » Au milieu de baraques, soigneusement décorées avec des calendriers datant de 2005 et quelques fleurs en plastique, les chiffonniers ont installé une petite table entourée de quelques bidons faisant office de tabourets. Khaled, grand amateur à l'en croire de « chanson sentimentale » aime organiser des soirées à écouter Cheb Hasni. Dans un décor de désolation, quelques jeunes réfugiés sur une colline d'immondices chantent : « Ma tabkiche, ô mon cœur, ne pleure pas, dis-toi que c'est ton destin et que l'injustice est terrible. »