Le champ de la sexualité J'ai pu lire ou entendre des avis qui s'attachent à argumenter le sexuel comme un paradigme biologique. Cela est certes vrai, mais la sexualité est davantage une dimension spécifique et implicite de développement et d'apprentissage des fonctions sociales, psychiques et symboliques. Il me paraît alors indispensable de nuancer les positions sur cet objet pour éviter les rets de références mythiques et d'explications désuètes.A ce propos, j'ai à l'esprit la lecture d'un excellent essai du défunt Ahmed Aroua où il est question de la plénitude accordée par Dieu dans le Coran au fait sexuel et à la sexualité édifiée comme un ressort de l'humanité (L'Islam et la morale des sexes, Alger, OPU, 1990). De fait, on ne peut plus considérer l'objet sexuel comme un sujet tabou en Algérie. Il ne l'est plus depuis que les enfants se sont affranchis de barrages tutélaires et de l'autorité symbolique des parents. Il ne l'est plus pour de nombreuses catégories de la société depuis que des médias divers diffusent des images parentes et des interférants significatifs ou à forte connotation érotique. Mais, essentiellement, depuis que la puissance du corps s'est replacée comme un élément modérateur des transactions de personnes, de groupe et de sources d'influence, le sexe est parlé et agi, largement, et il est prégnant dans les préoccupations des jeunes et des moins jeunes comme un moteur d'intégration et d'exclusion. Certes, beaucoup de flottements, d'ostracismes, d'imprécations et de résolutions contradictoires encadrent le champ de la sexualité et le rapport mental et subjectif au sexuel et principalement au corps sexuel. Cela tient aux systèmes de délégations définis dans les contextes sociopolitiques et législatifs qui renforcent d'arguments divers, notamment religieux, l'enfermement des groupes minoritaires, dont celui des femmes, dans une disposition victimaire ou soumise. Ainsi, moins les femmes s'épanouissent dans leurs fonctions identitaire et sociale et moins sera marquée leur visibilité comme actants sexuels. Il en sera de même pour les sexualités latentes de l'homosexualité. Je veux souligner, concernant la sexualité, qu'il ne s'agit pas exclusivement des aléas articulés à la frustration sexuelle ni à la découverte ou à l'expérience de la sexualité génitale. Le risque serait de focaliser sur le génital et d'organiser une nouvelle dérive, de type didactique, au prétexte qu'il est nécessaire d'introduire nos enfants et les sujets adultes de notre société aux divers registres de la sexualité. Il est fondamentalement vrai qu'un enseignement de la biologie sexuelle et de la dynamique corporelle est utile autant que de connaître les dispositifs préventifs et sanitaires de la sexualité. Mais nous devons nous en tenir à ce principe : la sexualité ne s'enseigne pas, sauf sur un mode normatif ou totalitaire, car la sexualité c'est la vie et un mouvement de vie porté par une pulsion profonde de partage et de complétude. Par ailleurs, aucune pédagogie de la sexualité ne pourra faire l'économie d'une transformation des réseaux de mentalité dans la famille, dans les interactions sociales, dans les qualifications spirituelles et dans le regard de la société. De même, une éventuelle évolution des mentalités suppose un réaménagement profond du statut juridique et spirituel des personnes (notamment dans les catégories minoritaires), de la famille, de l'identification des propriétaires effectifs des corps (souvent les femmes et les hommes vivent et assument les diverses fonctions biologiques et sociales sans être reconnus comme propriétaires de leurs corps qui appartiennent aux tutelles réelles ou symboliques), des chartes conjugales et du droit de jouissance lié aux vocations sexuelles du corps.Une utopie. Je veux citer à ce propos les détresses qui accompagnent la jubilation éphémère de très nombreuses jeunes filles ou jeunes femmes devenues enceintes, empêtrées dans une gestation traumatique ou à haut risque et condamnées à l'errance et à la mort sociale. Que dire des milliers d'enfants qui naissent hors mariage en Algérie sous l'impulsion de l'expérience charnelle et gisent dans les mouroirs de sombres institutions et dans le mépris ? Emergence du corps sexuel Nous pouvons tous témoigner de l'irruption ou de l'organisation de modèles esthétiques nouveaux dans le champ visuel algérien, portés par la puissance érogène des corps. Il s'agit à mon avis d'une dimension de rupture importante dans la transformation des pratiques sociales. Il s'agit aussi d'un dérèglement symptomatique des réseaux identitaires, masculins et féminins, et des résolutions de vies sexuelles. J'ai mentionné dans d'autres travaux comment la lignée historique des mouvements sociaux montrait que les hommes délèguent leurs souffrances aux femmes. Le viol, l'asservissement, le travail de l'enfantement, particulièrement dans les conjonctures traumatiques, en sont des aspects immédiats. De la même manière, la souffrance des femmes et des acteurs fragiles est portée par les aménagements érotiques du corps et par le développement de puissances attractives qui agissent comme une recomposition des structures perdues, des identités et du coefficient d'estime. La résurgence du corps sexuel féminin et masculin en Algérie a accompagné une période pénible de violences sociales et de récusation oppressive des personnes. Je pense que le contre-investissement, sociopolitique et culturel fédéré par le corps sexuel représente un travail de refondation à la mesure des dépossessions engrammées et contre les dominances du discours dogmatique. Mais il s'agit d'une résolution troublée, paradoxale et oppositionnelle exprimée notamment par la caractérisation mutante du voile élaboré, désormais, dans les versions «hidjab-corsaire» et «hidjab et string», comme un mode de ralliement, de contestation et de positionnement libertaire. Ainsi, le corps sexuel vient combler, à l'intérieur même du format esthétique religieux, le déficit de la représentation sociale, politique et identitaire et juguler des périodes et des objets de souffrance et de perte des références. Il est notable que l'avènement du corps sexuel, sa socialisation dans la scène algérienne, son expressivité et son marquage sociopolitique, indiquent, d'une part, l'entrée dans une nouvelle ère de partage idéologique et sociétal et succède, à un processus doctrinaire constitué d'affrontements et de démembrement des appartenances, d'autre part. La résurgence des vocations sexuelles du corps, portée essentiellement par les jeunes, ainsi que l'érotisation de leur image soulignent l'ouverture d'un territoire de transgression des interdits et des produits de pression imposés à la puissance attractive des vies psychiques et sensuelles par de nombreuses années de rigorisme inhibiteur ou castrateur. Aussi, l'avènement du corps sexuel marque le mode de construction d'un contre-pouvoir, dans les champs familiaux et sociaux, exprimé par les enfants contre la tutelle des pères et contre la censure des prédicateurs. La médiatisation forte du paradigme sexuel correspond à la pression du biologique et montre un déplacement des termes de la compétitivité sociale. Les valeurs intellectuelles, de lignage, spirituelles et économiques ont reculé devant le déferlement des formats esthétiques corporels, féminins et masculins, porteurs de désir et de désirabilité, devenus les seuls indicateurs discriminants. Le coefficient d'adéquation esthétique, établi à la mesure du capital biologique et des modèles médiatiques, est ainsi un gage puissant de socialité, d'appartenance, de reconnaissance et de promesse de vie. Une exosexualité J'entends dans la notion d'exosexualité l'émergence de nouveaux marqueurs de la sexualité ainsi que la manifestation bruyante et spectaculaire du caractère érotique de productions diverses. L'extériorisation de la vie sexuelle et des revendications liées à la vie sexuelle est appuyée par les manifestations érogènes des corps, des discours, des objets et des dispositifs de la séduction. Elle fonctionne aussi comme une permanente constatation, une démarche régressive et un recours défensif contre de nombreuses angoisses et des frustrations répétitives. A ce titre, l'affiliation au moteur d'exposition publique que représente Facebook pour des milliers d'Algériens est un indicateur significatif, ainsi que leur présence massive dans les forums interactifs sexuels du net. Dans le discours que j'entends actuellement, il semblerait que la problématique sexuelle soit arrimée à une carence de satisfactions biologiques, génitalisées, essentiellement fondées par le plaisir. Ce constat doit être mesuré. Je soutiens pour ma part que la pratique sexuelle s'infère à la maturité des structures psychiques et du statut social. Il serait abusif et dangereux de lier l'accès à la sexualité à un dispositif de grande permissivité ou d'oppression excessive. Dans les deux cas, il y a perversion et pression au dérèglement émotionnel, mental et comportemental. La psychologie et la psychopathologie l'indiquent régulièrement : l'enfant et l'adolescent baignent naturellement dans la sexualité. Il s'agit d'une sexualité psychique. Mais leur exposition hâtive à la sexualité génitale peut les tuer dans leur corps et dans leur affectivité. Je pense que la formation des ressources sexuelles réside à un niveau d'élaboration complexe, de développement de la capacité de sublimer, toujours attachée au désir et de contournement d'une libido sans objets, névrotique, caractérisée actuellement par la recherche d'images sexuelles furtives et de plaisir brutal. Que recherchent nos jeunes à l'intérieur ou à l'extérieur de nos frontières ? Ils ne rechercheraient assurément pas une libération des sexualités génitales qu'ils sont en mesure de réaliser sans le recours aux exils traumatiques et aux productions à risques dont la toxicomanie. Le surinvestissement actuel de la lignée sexuelle, l'érotisation des conduites et des communications sociales, les diffractions des productions sexuelles, les pratiques limites de la prostitution, l'agression sexuelle des enfants et la fragilisation des identités sexuelles semblent dans un rapport très marqué aux imaginaires de souffrance libidinale et psychosociale, de désirabilité, de reconnaissance et de socialisation du corps érotique et des fonctions sexuelles comme des segments déterminants de l'appartenance et de la qualité de personne. Dans ce mode d'appropriation et dans le contenu de ce message, pourrait s'inscrire la transition du biologique, niveau opératoire de la vocation sexuelle le plus investi actuellement dans les discours et les logiques dominants vers le culturel qui en serait une dimension symbolique et contenante. Modératrice et intégrative. Les problématiques sexuelles représentent aujourd'hui une traverse réparatrice dans la conjoncture de reconstruction du champ sociopolitique et culturel algérien. Il s'agit d'une médiation symbolique et affective des dimensions de crise sociétale, communautaire et familiale en l'absence d'autres réseaux de métacommunication sur les privations, les injustices et la précarité. De très nombreuses personnes investissent une sexualité, suradaptative ou déviante, quand elles sont incapables de s'inscrire dans d'autres contextes de réalisation et d'affirmation. La sexualité cesserait d'être un levier de conflictualité, de contrôle, d'assujettissement, de secrets et de bannissement ; elle pourrait alors accompagner un travail de maturité, d'épanouissement, d'autonomie et de parité dans la citoyenneté, quand la société entrera dans la plénitude du droit et de la réciprocité humaine. – L'auter est : Psychologue clinicien, psychopathologue M.C. HDR en psychologie clinique Consultant pour l'enfance et la famille Directeur scientifique de la revue Champs – Derniers ouvrages parus : Folies et clinique sociale en Algérie Paris, L'Harmattan, 2009. Psychopathologie de la violence Monographiedescriptive Constantine, Médersa, 2009.