Politique et intérêt. C'était en 1977 ou 1978, la période du socialisme triomphant, quand Boumediène régnait et gouvernait à la fois ; un dictateur au sens antique du terme, mais Sparte plutôt qu'Athènes. A la différence d'aujourd'hui, il y avait un peu plus d'argent par habitant mais moins de produits, ce qui signifie, en termes savants, moins de pauvreté mais plus de rareté. C'était, en bref, le temps des pénuries. Pour certains produits, le marché noir absorbait une partie de la demande, pour d'autres, les «importés», il y avait des quotas, donc des bons, donc du piston. Le caricaturiste Slim a été le meilleur observateur de cette tranche de vie de la période. Le bruit courut un jour de printemps – la rumeur remplaçait alors la publicité d'aujourd'hui – que des amplificateurs Kenwood, avec baffles en bois, étaient arrivés ; où, je ne le savais pas et d'ailleurs je ne savais rien d'autre que cela. Il fallait évidemment un bon de commande nominal pour acheter l'appareil et donc aussi être dans un quota quelconque et donc enfin bénéficier d'un piston pour être dans le second et avoir le premier. Je n'étais pas débrouillard et j'avais déjà maintes fois tenté des opérations analogues pour une voiture, un frigidaire et même un vélo ; je n'étais jamais arrivé au bout de la chaîne, c'est-à-dire à l'objet lui-même. Mais cette fois-ci, je n'allais pas me laisser faire, j'aimais tellement la musique ! C'est alors que je pris mon courage à deux mains et téléphonais à un de mes anciens camarades de l'Ecole normale de Constantine qui était directeur des études à l'Ecole des transmissions de Bouzaréah, l'actuel site de l'université d'Alger. Il était capitaine, un haut grade à l'époque, dans les transmissions ; il savait donc ou devait savoir comment faire pour acquérir ce diable d'appareil. Je ne l'avais jamais appelé pour ce genre de choses et lui demandais d'entrée de jeu de me trouver une solution ; j'étais confus et en colère d'en arriver là. Ali était taquin et me garda volontairement sur le fil, longtemps, avant de me demander de passer en voiture le lendemain matin avec du cash et ma carte d'identité. Je ratais un cours et arrivais à l'heure prévue à Bouzaréah ; un jeune appelé du service national m'attendait à l'entrée. Sur la route, je discutais avec lui et appris qu'il venait de finir sa licence à l'université de Bab Ezzouar. Il était réservé, timide et j'avais honte de l'utiliser de cette manière. A l'usine Sonelec de Oued Smar, il descendit seul avec les papiers et l'argent et revint une demi-heure plus tard avec les cartons si précieux. Je n'en revenais pas de joie et le raccompagnais en le remerciant maintes fois à son école, pour retourner installer et essayer l'appareil à la maison. Le «piston», quelle merveille du diable ! Si j'étais un bon conteur, je pourrais ajouter aux contes des Mille et une Nuits celui des «mille et un pistons». Je rappelais Ali et lui proposais de faire un cadeau au jeune appelé ; je pensais à un livre, un disque ou quelque chose de ce genre. Ali se moqua gentiment de moi et me demanda de passer le voir à son bureau ; ce que je fis le lendemain. Comme toujours, Ali était gai et ironique ; il me provoquait souvent mais gentiment sur mes positions politiques et cette fois-ci encore, il en profita pleinement. «Tu es entré dans le monde des pistonnés, me dit-il, mais toi, quand tu le fais, tu pêches très haut. Tu veux donc faire un cadeau au jeune appelé, eh bien ! Je vais te dire qui est ce jeune appelé, à condition que cela reste entre nous.» Il savait, bien sûr, qu'il pouvait me faire confiance. «Le gars qui t'a accompagné et t'a acheté ton fameux Kenwood, toi le gauchiste pur et dur, n'est autre que le jeune frère du Président ; oui, oui ! C'est bien cela, le frère de Boumediène. Saches aussi que le président est venu nous voir en personne, discrètement, et nous a menacés de tous les maux si on tentait de traiter son jeune frère comme un privilégié ; personne d'ailleurs ne sait ici que c'est son frère ; bien sûr, certains s'en doutent mais ils ont tellement peur qu'ils gardent cela pour eux. Il nous a même interdits de le classer parmi les premiers de sa promotion, même s'il le mérite ! Comme c'est le Président qui remet les médailles en fin d'année, il ne veut absolument pas avoir à le faire pour son propre frère. Tu n'imagines pas combien il est dur avec sa famille et tout cela pour ne pas tomber dans le piège du népotisme.» «Moi-même, poursuivit Ali, en tant que directeur des études de cette école, je suis amené à diminuer ses notes parce qu'en plus il est réellement très bon dans ses études le gars, et tout cela pour empêcher qu'il ne passe parmi les premiers ! Tu vois où on en est arrivés ! Je fais en quelque sorte de la pédagogie à l'envers, pour me plier à la politique : séparer l'homme d'Etat de sa famille pour obliger les autres ‘‘grands chefs'' à faire de même. Tu savais cela, toi le grand savant ?» Ce souvenir précieux ne m'a jamais quitté ; l'Algérie était décidément un pays singulier ! Etre libre pour gouverner, y compris de ses attaches familiales, ces liens ultimes du sang qui peuvent entraver l'action politique, tout en ayant l'immense pouvoir de ne pas le faire ! Voilà une leçon de sociologie que je n'étais pas près d'oublier ! Ibn Khaldoun en perdrait les cheveux ! Aujourd'hui, c'est comme le dit l'adage populaire, «tag ‘ala man tag», soit l'exact opposé de ma leçon. Les «héritiers» biologiques ou ethniques, historiques et même symboliques se sont multipliés à une allure impressionnante ces dernières années et la pesanteur qu'ils exercent sur l'action politique – et bien entendu sur le revenu national – est telle qu'il faudra bien l'intégrer dans l'analyse pour comprendre le fonctionnement de la société. Ce pays, qui n'est plus singulier, est devenu en fait banal, «normal» ; il est rentré dans le rang. Le moment de la production de son système politique étant passé, il est entré depuis dans celui de sa reproduction sociale ; celle-là est moins glorieuse, mais plus complexe à analyser. Dans le premier cas, c'est-à-dire l'engagement exclusif au service de l'intérêt général, la responsabilité politique nécessitait une posture de rupture vis-à-vis des intérêts particuliers. Bien sûr, la posture était difficile, intenable même : le mouvement de libération portait en lui une révolution sociale et beaucoup de dirigeants venant des classes populaires avaient le sentiment d'une dette envers «les leurs». Et dans le formidable «déménagement social» que vivait alors la société, les désirs de «partage» des biens coloniaux et de «revanche» sur les «citadins» et les «bourgeois» soupçonnés au mieux de passivité pendant la guerre séduisaient une partie d'entre eux. Et comme les zapatistes durant la Révolution mexicaine et dans d'autres, la française de 1789 ou la russe de 1917, «ces partageux» succombèrent à son attraction mais leur dynamique a été rapidement freinée par le puissant mouvement social autogestionnaire et la vitalité des controverses politiques qui se cristallisèrent sur la question de l'Etat ; «l'intérêt général» reprit la place centrale qui est la sienne dans toute action politique, une norme de «l'agir public». Y compris Boumediène : devenu chef d'Etat après son putsch, il marquait par sa conduite personnelle la nécessaire séparation de la personne privée et du responsable politique et fixait en quelque sorte par sa conduite le modèle à ceux qui l'entouraient. Il n'était pas le seul et nombre de ceux qui s'opposaient à lui étaient dans la même posture. Ferhat Abbas, Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf ou Ben Khedda, pour ne retenir que quelques-uns de son niveau de responsabilité qu'il a lui même opprimés, étaient de la même facture. Dictateurs ou démocrates, de droite ou de gauche, modérés ou radicaux, ils s'étaient engagés pleinement à la défense de ce qu'ils pensaient être, à tort ou à raison, l'intérêt général du pays, s'affrontaient et prenaient des risques, souvent tragiquement sanctionnés, autour des choix qui étaient les leurs ; la politique était leur vocation, la finalité de leurs actions et non pas un moyen pour atteindre «d'autres» objectifs. Ils servaient la politique et la produisaient en la servant Le lecteur «démocrate» sera certainement horrifié de voir réunies dans une même liste des personnalités que tout oppose, mais c'est précisément parce qu'ils sont si différents que l'unique trait qui les réunit est ici si significatif : ce sont des hommes politiques pour le meilleur comme pour le pire ! Dans le second cas, celui de la reproduction, aujourd'hui donc, un responsable quelconque en charge de l'intérêt général, petit ou grand – la gestion d'une ville, d'une région, d'une entreprise ou d'un secteur national, la construction d'une cité ou la négociation d'un contrat, la conduite d'un procès ou la délivrance d'un diplôme, etc. – ce responsable donc ne ressent plus ou beaucoup moins cette contrainte de rupture avec les intérêts particuliers qui pouvait libérer et donner toute sa force à son action publique. Contrainte n'est pas une notion simple, univoque, mais un concept fort qui fonde une action, un métier, une vocation ; elle est une combinaison des pressions externes du droit et de la loi, mais aussi celles de la société et ses valeurs et enfin, celles intériorisées de l'autocontrainte, le sur-moi en quelque sorte de la personne qui guide ses actions. Certaines contraintes gisent au plus fort de notre inconscient au point qu'elles sont devenues «impensables» comme l'inceste ou l'anthropophagie et, considérées comme des «transgressions», entraînent réprobation morale forte et sanctions juridiques sévères. La contrainte est une combinaison complexe d'interdits hétéronomes et autonomes (psychologiques, moraux, éthiques, économiques, judiciaires) qui déterminent donc les décisions de l'individu en société. Mais elle n'a pas la même configuration selon les domaines d'action : un artiste peut se défaire d'une règle de son art, à charge pour lui de convaincre les autres par sa création ; mais un scientifique, un médecin ou un chercheur, un journaliste même doit respecter les protocoles de sa discipline et un ingénieur ou un ouvrier les procédures de sa tâche sous peine de déclassement ou de licenciement, ou, et c'est pire si son cas faisant «tache d'huile», de dévalorisation de la discipline ou de la branche d'activité toute entière. On peut dire ici qu'une société est d'autant plus «civilisée» que ses membres sont «autocontraints» et ont moins besoin de pressions externes pour agir, car alors il faudrait un surveillant pour chacun, un surveillant général pour les premiers, un super-surveillant pour les seconds et ainsi de suite ; le même cycle infini étant nécessaire pour chaque activité sociale, l'enseignant et ses étudiants, le médecin et ses malades, le percepteur d'impôts et ses commerçants, etc., la vie en société deviendrait vite impossible. Encore qu'ici, ces différentes situations engagent des domaines spécifiques et différents qui relèvent du «sociotechnique» et qui se neutralisent ou s'équilibrent mutuellement : tel commerçant sera boudé par les clients, un médecin par ses patients, un enseignant dévalorisé par son entourage ; c'est alors la contrainte sociale, par la clientèle, le prestige, la reconnaissance publique qui se substituent ou complètent celle de la loi. Pas dans le cas de «l'agir politique» qui engage en chaque action particulière la société toute entière. Ici, la contrainte de servir l'intérêt public fonde l'action politique en tant que telle et donc aussi le principe même de l'existence d'une classe ou de groupes voués à cette tâche : un responsable élu ou désigné, local, régional ou national, en charge d'un bien commun, «représente» et incarne tous ses semblables. Toute atteinte individuelle à ce principe peut enlever à tout le groupe sa légitimité sociale ; elle fait «jurisprudence» et a alors des conséquences dramatiques sur l'évolution de la société dans son ensemble ; c'est ce que notre chronique tente d'évaluer ici, en analysant en «aval» ses répercussions. Il restera encore à comprendre, «en amont», les causes qui ont amené cet affaissement, mais cela est une autre tâche, bien plus ardue, qui exige la collaboration de plusieurs disciplines et beaucoup de temps. Revenons à la figure de ce nouvel acteur politique ; il est «décomplexé», sans «sur-moi» et donc sans interdits moraux ou éthiques intérieurs, mais aussi sans crainte excessive des sanctions extérieures, celles morales de la société, juridiques de l'Etat. Libéré de ce fardeau de la culpabilité, il peut retourner son action de l'intérêt public vers les siens propres et même contre le premier pour atteindre les seconds. Il est, comme le désigne si bien cette formule populaire «blè din wala mèlla» (sans foi ni loi). Alors, enfermé progressivement dans la gangue de ses intérêts particuliers, dans la marmaille des enfants et petits-enfants, des frères et des oncles, des neveux et des cousins et de tous les autres parents et beaux-parents, des voisins de quartier et de ville, de région et de clan et des amis et autres obligés… il finit par devenir prisonnier des sollicitations infinies qui lui parviennent de toutes parts. Son devoir de servir l'intérêt général s'est dilué dans ses obligations familiales et sociales, dans la multiplicité des intérêts particuliers qu'il sert parce qu'ils lui servent. Il se sert de la politique et la détruit en s'en servant. (*) Remarques. Notre analyse est centrée sur le couple «intérêt général/intérêt particulier», comme distinctif de l'existence ou non du politique. Les deux périodes analysées sont très différentes de ce point de vue mais cela ne signifie absolument pas que des gestions «patrimoniales» ou des tendances au «patrimonialisme» n'aient pas existé dans la première. En 1959, à Tunis, il a fallu intervenir avec force pour interdire aux responsables du FLN de mener «un train de vie» incompatible avec l'éthique révolutionnaire des militants. Toutes les voitures de «luxe» furent alors confisquées (des Mercedes) et remplacées alors par des petites cylindrées. Les militants touchaient alors à égalité l'équivalent d'un salaire moyen en Tunisie et les plus hauts responsables le double. De même, à l'indépendance, certains se «sucrèrent» dans l'immobilier surtout, mais ils «n'ont pas fait système» ; les autres, bien plus nombreux, sont restés fidèles à leurs engagements dans l'action politique vouée exclusivement à l'idée de l'intérêt général. Après le coup d'Etat de juin 1965, des «hauts dignitaires» ont bénéficié de pécules importants ou ont été nommés à des postes prestigieux comme PDG des grandes sociétés nationales, mais c'était dans un objectif politique (acheter en quelque sorte leur neutralité), certainement pas pour faire du «business». Durant toute la période des premières décennies post-indépendance, le système politique algérien, comme le modèle anthropologique de l'homme politique, façonnés par plus de cinquante ans de militantisme, obéissaient en général aux normes de «l'agir public», de l'intérêt général. C'est le passage de ces formes latentes et limitées de patrimonialisme à un système de prédation généralisée, transclassiste et en quelque sorte «démocratique» de la société et ses effets à la fois sur l'économie et sur la sphère politique, que nous tentons d'analyser ici.