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Le nez de Cléopâtre et le pied de Antar Yahia
Publié dans El Watan le 11 - 01 - 2010

Comme ces enfants des villages côtoyant la voie ferrée et qui balancent des pierres sur les trains reliant Oran ou Constantine à Alger sous le regard éteint des adultes, j'ai observé avec consternation ceux, plus âgés, qui balancent des mots plus durs que le granit sur le temps reliant leur passé à leur présent et donc aussi à leur avenir. Les uns ont une excuse, mais pas leurs parents, car ils ne savent pas, le sauront-ils un jour ? La valeur du «bien commun», le train comme un arbre, une route comme un immeuble. Mais les autres, les adultes qui lisent et écrivent, ces publicistes et internautes qui s'agitent comme des enfants autour de leur identité et semblent ignorer, comme des enfants, que celle-là est le bien de tous. Elle n'est pas réductible à «je», elle est «nous», notre diversité construite par notre histoire qui a construit nos «je» multiples et divers. Elle est notre «impureté» fondamentale qui a fait de nous une société et non une tribu, une «hadara» et non une «assabia», une communauté réunie par le lien social et non par le lien biologique et génétique, bref une nation tissée au fil des temps par les fils multiples des échanges symboliques et matériels, langues, croyances religieuses et valeurs esthétiques et éthiques, alliances matrimoniales et politiques, travail et marchandises. Imaginez un tapis : uni, il n'est qu'une couverture plus ou moins épaisse selon la trame, le fil et son épaisseur. Mais un tapis est plus que cela : fils multiples, couleurs différentes, motifs variés, une histoire donc.
Certains parmi les spécialistes savent la déchiffrer. Traversez l'Algérie du Sud au Nord, d'Est en Ouest et lisez l'histoire de cette société en lisant les messages de ses tapis ; refaites le même voyage en interrogeant les genres musicaux, les modes vestimentaires, les arts culinaires, les langues, dialectes et patois, les styles architecturaux et poétiques, vous aurez une idée, mieux, une image, extensive et intensive mais toujours «inclusive» de la société algérienne, telle qu'elle est devenue, c'est-à-dire telle qu'elle est : une nation. J'ai lu dans les blogs que certains sont partis chercher leur identité génétique chez les «Vandales», quelle noble descendance ! Et en interrogeant Wikipédia, quelle science !
En cette nuit du 18 novembre que je n'ai pas vécue mais observée de l'étranger et à la télévision, j'avais pensé à quelque chose comme une résurrection. J'avais à ma décharge les nombreux coups de téléphone qui m'arrivaient de là-bas, Skikda, Alger, Constantine, Oran. Tout concourrait à cette hypothèse : les adultes qui avaient vécu comme moi juillet 1962 et me disaient en revivre l'extraordinaire sensation comme les plus jeunes qui se référaient à ces courts moments de l'Indépendance que «les vieux» leur racontaient souvent pour atténuer la morosité et la dureté des temps présents.
Et c'est vrai que cela rappelait juillet 1962. Mais quoi de juillet 1962 ? La joie collective où toutes les catégories sociales étaient mélangées, les générations et les CSP, les femmes et les hommes, les hidjabs et les jeans, les urbains et les ruraux et mêmes les policiers et les gendarmes qui ne faisaient plus face aux autres mais étaient fondus «dans» les autres. Il n'y avait pas non plus de «tribune» pour les orateurs et donc aucune rhétorique (en français comme en arabe) qui auraient asséché en un tour de main la réunion des gens.
Une scène pathétique était révélatrice sur Canal Algérie. Alors que l'animateur central de l'émission demandait aux reporters locaux d'ouvrir sur la rue et ses joies la caméra, certains d'entre eux, portés par la routine habituelle, tentaient vainement de les couvrir des discours «langue de bois» en usage pour les cérémonies officielles ; ils n'avaient rien compris à la singularité de l'événement. Car cette réunion était bien singulière ; pour ma part je n'en ai vécu que trois, différentes et à des échelles et des objectifs différents, mais toujours collectivement et librement partagées : juillet 1962 donc, décembre 1978 lors de l'enterrement de Houari Boumediène, janvier 1991 lors des premiers bombardements de Baghdad. Chacune d'entre elles était habitée par des états d'esprit différents ; joie et danses en juillet 1962 et novembre 2009, tristesse en décembre 1978, révolte en janvier 1991.
Pourtant, malgré leurs différences, ces démonstrations collectives partageaient un trait commun fort : elles s'étaient formées librement, spontanément et s'étaient organisées ni contre ni avec «les forces de l'ordre» pour les disperser comme dans les manifestations habituelles de protestation syndicales ou populaires ou les «organiser» lors des rassemblements électoraux et officiels. Elles étaient libres et avaient occupé librement l'espace public, dans la danse, la musique et le respect mutuel de chacun, sans la casse et le désordre ; dans tout le pays elles étaient présentes, dans les mêmes formes civiques, s'autogérant naturellement, «souveraines» donc. Les rassemblement eux-mêmes reflétaient le mouvement des démonstrations : en cercles démultipliés dans les quartiers et les places publiques, ils faisaient «réunion» et non pas «marche» car ils ne revendiquaient rien d'autre que de partager ensemble la joie commune. La figure du cercle «autour de quelque chose», signe la paix alors que celle du défilé en ligne droite s'annonce souvent comme «contre quelque chose». La population algérienne, «foule» et multitude désordonnée, était devenue ou redevenue peuple, c'est-à-dire force souveraine et maître incontesté de l'espace public, son lieu politique naturel. Cela a duré l'espace d'une nuit et d'un jour ; demain elle reprendra ses habits de foule qu'une force «extérieure» devra organiser pour respecter une file d'attente, conduire une voiture, respecter son environnement, ses voisins et ses clients…
Mais cette foule, elle l'a montré encore une fois, peut devenir un peuple, condition sans laquelle elle ne peut accéder à aucune forme de souveraineté autre que celle qu'elle déléguera ou, pire, abandonnera à d'autres, perdant par là même ses droits politiques de citoyenneté. Et elle peut le devenir puisqu'elle l'a été et j'attendais que cette occasion inattendue et inespérée d'un match de football, en déclenchant ce mécanisme toujours imprévisible qui transforme une «série» en «groupe», une foule en peuple, allait redonner une nouvelle vitalité à l'analyse sociale et politique de notre société.
Revenir sur ces instants, les observer de près, discuter et analyser les motivations des gens, décrypter les espérances ouvertes afin de recomposer l'analyse politique, c'était un cadeau rêvé pour qui ambitionne la compréhension de la vie politique algérienne. Mais il fallait pour cela changer de posture, retourner ses regards «du haut» vers lesquels ils sont le plus souvent tendus et le plus souvent déçus vers «le bas» où ils pourraient puiser à l'infini les formes mésestimées de la pratique politique des simples gens. Mais la révolution des regards n'a pas eu lieu, à l'exception de quelques contributions extérieures publiées par quelques journaux. La tendance, particulièrement lourde et tenace en Algérie, à confondre la vie politique de la société algérienne avec celle de sa sphère politique instituée a repris le dessus ; et voilà repartie la litanie des remontrances et des regrets, des dénonciations et des conseils que l'on associe ici à «la critique du système». Et oubliées ces belles journées et leurs dimensions sociales et politiques avec tous les possibles qu'elles portent en elles. Retour donc sur la routine habituelle.
L'Egypte a perdu un match qu'elle pensait gagner avec sa qualification pour le Mondial. Cet échec aurait pu conduire à de graves émeutes que les oppositions égyptiennes pouvaient aisément utiliser pour menacer la dynastie Moubarak en formation. Comment faire pour passer ce moment dangereux, atténuer les conséquences de cet échec non prévu ? Comment détourner les crues qui s'annonçaient, détourner l'attention de sa population, la maintenir dans l'état de multitude, de foule excitée par les jeux de stades et maintenir son pouvoir à sa place et la place de l'Egypte, celle du blocus égypto-israélien de Ghaza, comme acteur central du «GMO» (Grand Moyen-Orient) ?
Quoi de mieux pour, à la fois, créer «un bouc émissaire» à sa population qui peine à devenir «peuple» et déplacer sur le registre culturel (nous sommes Arabes et vous ne l'êtes pas) les conflits d'interprétation et de pratiques politiques qui l'opposent à l'Algérie comme cela a été fait avec l'Iran en se déplaçant ici sur le registre religieux (nous sommes sunnites et vous êtes chiites) ? Quoi de mieux que de cibler les points les plus sensibles de la société algérienne, ses fondements patriotiques et culturels jusqu'à susciter de nouvelles controverses identitaires et des réflexes isolationnistes qui libéreraient son action de l'influence algérienne dans la région ?
La réactivité de la presse algérienne et des forums a été du pain béni pour ce régime agonisant qui se préparait à une nouvelle «grande alliance» avec les puissances occidentales et rêve d'un rôle incontesté en Méditerranée et au Moyen-Orient.
Pire et comme souvent, par un réflexe «masochiste» qui consiste à transformer une joie en tristesse, une victoire en défaite, on s'accroche aux soubresauts agonisants du régime Moubarak et de «sa force de frappe» médiatique pour répondre à ses insultes et, ce faisant, faire son jeu. Il n'attendait que cela et a réussi d'une certaine manière sa partie : ses médias ont asphyxié la population égyptienne et détourné son attention de cet échec sportif, somme toute symbolique mais qui révélait les failles et les mensonges de la dynastie émergente. Une bonne manifestation devant l'ambassade d'Algérie au Caire et voilà la cible changée de place et l'échec transformé en défi devant «les barbares algériens» ; il a été largement alimenté dans cette opération de mystification par le «dialogue» malsain et ordurier qui s'est noué entre les médias des deux pays.
Côté Algérie, alors que la population algérienne a vécu, en tant que peuple, sa joie de la victoire sportive en pleine souveraineté, fraternité et dignité, certains médias, oubliant cette victoire et ses justes plaisirs, se sont engouffrés dans la fausse arène et piège dialogique où les avaient entraînés la meute médiatique égyptienne et ses conseillers politiques d'Egypte et d'ailleurs. Des controverses inattendues ont alors opposé des publicistes et essayistes sur des questions identitaires, révélé l'antagonisme acerbe des points de vue alors même que la population algérienne, métamorphosée en «peuple», prouvait exactement le contraire : les cercles qui s'étaient formés réunissaient toutes «les identités», les allégeances, les différences. Nous sommes dans un cas de figure tout à fait significatif de l'écart et du décalage des uns, ceux qui écrivent et pensent penser à la place de tous, étalent leurs distinctions à grand renfort de sciences et d'exclusions mutuelles, et les autres, celles et ceux, les plus nombreux, le peuple, qui vivent un moment de joie collective. En termes chronologiques, c'est au lecteur de décider lequel des deux groupes a été en retard par rapport à l'autre.
Loin de ces effets de «pique» que la meute médiatique égyptienne a envoyé sur l'Algérie et par lesquels elle espérait orienter les frustrations d'un échec inattendu en sport, j'ai quant à moi retenu quelques enseignements de ces journées exceptionnelles.
La reconnaissance de l'idée de métier tout d'abord. L'équipe algérienne a démontré, par ses compétences techniques, sa discipline collective et sa ténacité devant toutes les embûches et traîtrises dressées par l'adversaire, l'importance de la valeur du «métier» dans la vie sociale.
Les musiciens disent «san'â» et c'est grâce à cette valeur que le chaâbi, l'andalou et ses variations régionales, Aït Menguelet ou Houria Aïchi ont tenu contre les valeurs de l'argent facile. La maîtrise de son instrument ou de sa voix, la discipline collective de l'orchestre exigent beaucoup de travail. Il en est de même de certains enseignants qui tiennent «la barre» ; on les appelle d'ailleurs des enseignants de métier pour les distinguer des autres ; ou encore des médecins, des ingénieurs, des menuisiers, des maçons, etc. C'est en grande partie à la solidité de ses corps de métiers que l'Europe a construit ses fondations techniques, juridiques et scientifiques. Car Il y a dans le métier la nécessaire compétence qui s'acquiert par la formation mais aussi des valeurs éthiques et psychiques qui en font plus qu'une profession. Il n'y a dans l'acte qu'exige un métier, quelle que soit sa forme (esthétique ou technique, individuel ou collectif) une mise en mouvement de toutes ces capacités : nulle place au «piston», au favoritisme, à l'amateurisme, à la tricherie que beaucoup d'autres fonctions traînent avec elles. Le métier, les protestants allemands appelaient cela «beruf» et l'équipe de football a admirablement démontré, au Caire comme à Khartoum, qu'elle en avait, du métier.
Ce que peuple veut dire. Les Algériens ont senti, en cette nuit de novembre 2009, que leur nombre et leur diversité ne suffisaient pas à les caractériser. Ils ont vécu, et nous avec, leur existence en tant que «peuple», soit une force souveraine au sens le plus noble du sens politique de ce terme, qui est l'exact inverse de la populace et de «ghachi» dont on l'affuble quand on ne le comprend pas. Que cette courte métamorphose soit due à un match de football importe peu depuis que nous savons avec la logique «des processus» qu'il y a souvent loin des causes aux effets.
Et si cette population a été un peuple, alors elle peut le devenir de nouveau. Les générations qui n'ont pas vécu juillet 1962 mais participé à novembre 2009 comprendront peut-être l'infinité des messages qui leur ont été livrés en quelques heures.


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