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Octobre 1988, la fin des illusions
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 05 - 10 - 2009


Le Soir d'Algérie, 5 octobre 2009
Lorsque l'un de mes amis m'a demandé de contribuer à une édition d'un livre sur Octobre 88, j'ai été saisi d'un sentiment ambigu.
En Octobre 1988, je n'avais aucune relation avec le monde politique. Je résidais depuis quelques années déjà à l'étranger pour poursuivre mes études et je n'avais assisté aux événements qu'incidemment, le hasard avait fait que je devais être à Alger durant ces journées dramatiques, loin de mes préoccupations de laboratoire. Depuis mon arrivée à l'aéroport d'Alger ce mercredi 5 octobre jusqu'à mon départ le 10 du même mois, j'ai vécu en direct la fièvre populaire. La rumeur avait prédit depuis quelque temps déjà la «révolution». Les escouades de jeunes ne la démentirent pas. En quelques jours d'émeutes, le tableau physique était effrayant, voire apocalyptique. Symboliquement, le régime politique en place depuis 1962 venait de s'effondrer. «Je vous promets le changement radical, profond et définitif de l'ordre politique actuel», déclama l'ancien président de la République au bord des larmes face à la nation, pour calmer les esprits. L'ambiance de ces folles journées, le décor d'une ville saccagée, les détails factuels de ces événements, leurs conséquences humaines, institutionnelles, politiques, et sociales ont été, depuis lors, décrits, disséqués, réécrits, analysés… De ces cinq jours où je m'étais retrouvé par le hasard des circonstances à Alger comme simple et anodin spectateur, que pouvais-je dire d'intéressant en plus de ce qui a été dit ? Pourtant, je ne pouvais, en toute décence, me dérober devant la proposition de participer à ce travail de mémoire. Non point par obligation de politesse, mais relativement à la charge dramatique de ces journées et à leur influence décisive sur le cours de ma vie personnelle, comme sur celle de beaucoup d'autres Algériens. En vérité, si aujourd'hui je peux écrire librement ce que je pense, si j'ai pu peu ou prou exprimer mes convictions politiques depuis 20 ans, c'est grâce à ceux qui, volontairement ou non, se sont retrouvés ces jours-là, en première ligne et sont morts pour libérer les vivants. C'est pour leur rendre un hommage qu'il faut, et pour longtemps encore, témoigner. Je veux donc accomplir, modestement, ce devoir. Octobre 1988 est d'abord le drame des familles qui ont perdu l'un des leurs (probablement plus de 500 morts, 140 morts selon le bilan officiel). C'est ensuite les séquelles pour ceux qui ont laissé, qui une partie de son corps, qui une partie de son être ! Enfin, c'est le moment fondateur d'une expérience démocratique dans un pays à tradition arabo-musulmane. Il est vrai que cette expérience, 21 ans après, ne semble pas être concluante. Mais est-elle pour autant un échec ? Octobre 1988, et c'est une banalité que de le dire, a apporté dans son sillage le multipartisme, la liberté d'expression, la liberté de la presse. Il a apporté également l'intégrisme, la répression et le terrorisme. En réalité, il s'agit là d'une chronologie ; il n'y a pas forcément une relation de cause à effet. C'est une façon commode de contracter les choses et les événements pour décrire des phénomènes complexes, dont l'analyse s'avère plus ardue qu'elle n'y paraît à première vue. Octobre 1988 n'est que le moment où une fracture prévisible devait intervenir pour soulager la société des intolérables distorsions que le pouvoir lui faisait subir depuis trop longtemps. Tout comme le déplacement des continents qui induit dans les profondeurs du sol des pressions extrêmes et invisibles provoquant des séismes dramatiques, l'idéologie populiste a préparé durant trois longues décennies l'explosion d'Octobre. Cette idéologie pathologique a forgé de redoutables contradictions et blocages dans la société jusqu'à ce que la violence destructrice et nihiliste viennent libérer des énergies vitales comprimées, réprimées et refoulées. Les valeurs de la société traditionnelle et archaïque, manipulées par une société politique incompétente, s'étaient heurtées de plein fouet aux réalités mondiales nouvelles, celles annonçant le XXIe siècle. Comme dans le cas de nombreux pays qui s'étaient engagés dans la voie de la «démocratie populaire», le régime avait fini par atteindre ses limites. Les contradictions internes, les luttes de sérail féroces, l'échec complet de ses errements économiques, la chute du niveau de la rente pétrolière et l'insatisfaction profonde de la population se dressaient à l'horizon comme autant d'obstacles infranchissables. Que s'était-il vraiment passé en cet Octobre 1988 ? Les thèses se sont multipliées et celle du complot de façon redondante. Mais quoi qu'il en soit, ces événements n'exprimaient en fin de compte que l'agonie d'un système et la fin tragique d'une illusion portée par le nationalisme algérien qui voulait, au-delà de la libération du pays, construire son utopie. Ce qui s'en était suivie n'était que le bourgeonnement de ce qui avait été semé, depuis bien longtemps, dans l'esprit des Algériens. Mais au lendemain des troubles et avec les promesses présidentielles, la démocratie semblait à portée de main. L'espoir s'insinuait dans le cœur des citoyens. La vie politique s'alluma, les langues se délièrent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir dans l'opposition, défendre ses opinions, écrire dans une presse libre, crier à gorge déployée dans les manifestations de rue, lancer ses diatribes à la télévision, tout était devenu possible. Mais le fol espoir allait vite retomber. Le mal de vivre, les frustrations, la misère morale et les univers mentaux inconciliables, traduisant la fragilité du processus de formation de la nation, allaient servir de détonateur entre les mains d'un pouvoir rusé et faire échec à la première tentative démocratique dans le monde arabe. Les divisions idéologiques portées par leur propre dynamique et stimulées par tous les appétits remontaient à la surface. Les Algériens perdirent pied et s'accrochèrent par réflexe atavique ou eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus sectaires, les plus dangereux. Les valeurs, identitaires ou religieuses étaient le refuge, la voie du «salut». La descente aux enfers pouvait commencer. Les partis politiques devenaient les porte-parole de particularismes irréductibles. En dehors de ces agglomérats psychosociologiques, aucun parti politique, aucun mouvement d'opinion prônant la démocratie et la modernité n'émergeait. Les tentatives furent nombreuses. Elles restaient cependant vaines. Elles n'avaient aucun lien avec l'âme du peuple. Mais le peuple en avait-til ? En a-t-il une ? Ou plusieurs ? Formons-nous une nation ou sommes-nous un peuple sans conscience collective ? La démocratie est le couronnement d'un processus évolutif et constructif et non pas l'expression débridée des atavismes, des pulsions et des illusions irrationnelles. En ces temps-là, peu de gens l'avaient compris. Le 26 décembre 1991, les premières élections législatives pluralistes et libres étaient suspendues après un premier tour où le Front islamique du salut avait raflé la mise. C'était le mauvais pas de trop, celui qui allait faire basculer le pays dans la tragédie. Qui n'a vu dans Octobre 1988 qu'un chahut de gamins se trompe lourdement. C'était en fait le moment où les contradictions ne pouvaient plus être contenues. C'était l'hallali pour le retour à la vérité. C'était l'instant où le voile pudique, qu'avaient jeté les démagogues sur le pays s'était déchiré, laissant l'œuvre du populisme toute nue. Ce 11 Octobre 1988, l'Algérie s'était réveillée avec une nouvelle conscience d'elle-même : elle s'était aperçue qu'un mal la rongeait de l'intérieur et qu'il avait pris de telles proportions qu'elle risquait d'être dissoute totalement. C'était l'instant où elle se révéla à elle-même, dans sa complexité, ses différences, ses excès, son désordre. Vingt-six années de populisme socialiste ava
ient fini par donner l'hégémonie de la nomenklatura, le parti unique, la dette et la faillite économique, l'exil de l'intelligentsia, l'appauvrissement généralisé, la pénurie, la haine entre concitoyens, la destruction du tissu social. Les thuriféraires du pouvoir promettaient l'avenir radieux, celui-ci prit la forme du terrorisme barbare ! Le peuple n'avait plus le temps ni, surtout, les moyens d'écouter quiconque sinon ses instincts. Le populisme s'était épanoui durant près de trois décennies. Les valeurs en cours dans les sociétés civilisées étaient foulées au pied ici. La société algérienne ne fonctionnait pas dans une culture, dans un ordre civilisé, mais dans l'insensé, le désordre et le désarroi. Mais à quoi pouvait-on s'attendre lorsque les uns étaient spoliés pour que les autres soient assistés ? Quelle élite pouvait-on avoir lorsque les critères de succès étaient la soumission, la duplicité et l'absence de scrupules ? Quel peuple voulait-on former lorsque le politique éduquait l'Algérien dans la haine du beau, du bien, de l'élégance de l'esprit, de la rectitude et de l'effort ? La société éclatée, l'individu perdu, l'aventure avec ses malheurs devenait l'issue naturelle. Tous les groupes humains, tous les peuples du monde ont besoin d'un système d'interprétation commun de leur vécu auquel ils se réfèrent pour relativiser les évènements qu'ils subissent ou pour opérer des choix et des décisions. Depuis la nuit des temps, les sorciers, les gourous, les chefs spirituels ont constitué les nœuds du maillage de l'inconscient collectif et les relais de la symbolique sacré ou profane. Cependant, au fil du temps, les peuples se sont organisés en Etats modernes auxquels ils dévolurent le rôle de dépositaire des normes de la société. Depuis, l'essentiel de la «guidance » est produit par des institutions séculières, tutrices des relations sociales à travers des lois positives qu'elles font appliquer et respecter, au besoin par la force, au nom de la communauté. Dans les pays modernes, c'est l'Etat qui définit le permis et l'interdit, le facultatif et l'obligatoire, le «bon» et le «mauvais». Dès lors, la qualité des dirigeants politiques prend une importance capitale. Leur légitimité populaire devient essentielle pour le bon fonctionnement de l'édifice. Le pouvoir qui «occupe» l'Etat doit être à la hauteur de ses missions : maintenir la stabilité générale, créer les conditions de sécurité collective, assurer le développement de la société. Il doit alors être en harmonie avec son peuple, et en même temps cohérent dans ses démembrements. En Algérie, le pouvoir, en plus de son manque flagrant de légitimité, était gravement incompétent. Il était lui-même une menace pour l'Etat et la société. Le peuple, déjà profondément désorienté par le choc de sa tradition avec la modernité, ne trouvait plus de repères stables, de références crédibles, d'explications objectives. L'Etat algérien n'était pas pourvoyeur de sens. Comment dès lors s'étonner de la formidable expansion de l'idéologie islamiste ? Elle avait un sens à proposer. Et dans l'impossibilité de construire l'Etat moderne, le reflux psychologique était inévitable. Les anciens réflexes ressurgirent et avec eux, les sorciers, les gourous et les zaïms ! L'angoisse existentielle de l'homme ne s'apaise que lorsque celui-ci arrive à évoluer au sein d'un système de vie qu'il a mentalement admis et intégré dans sa propre vision du monde. Or, une vision du monde est une somme d'idées, de principes de vie, d'éléments explicatifs, de croyances… C'est aussi et surtout des choix opérés consciemment ou non pour gérer sa nature d'homme et ses relations aux autres. Quels que soient le système politique et la doctrine que se donne un pays, il y a une base commune pour tous : l'homme est d'abord et avant tout l'expression d'un ensemble d'éléments de motivation, inscrit dans l'ordre biologique, dans la mémoire génétique de l'espèce. Pour avancer dans la vie, il a besoin des pulsions internes qui agissent en lui comme une source d'énergie pour lui insuffler la volonté nécessaire à sa lutte dans la vie. Ces pulsions sont donc constitutives de l'être biologique et sans elles, celui-ci sombrerait dans la dépression, l'inaction et… la mort. Cependant, lorsque ces énergies internes se trouvent bloquées, par des idéologies ou des Etats totalitaires, elles dégénèrent en expressions comportementales négatives. Leur exacerbation, souvent due à des frustrations de diverses origines, mène aux excès condamnables. Or le populisme algérien véhiculait un discours de réfutations de l'élan vital humain. Il voulait l'anéantissement de l'individu au profit de la masse informe, fusionnée et surtout obéissante. L'idéologie populiste a horreur de l'individu identifié, elle le veut évaporé dans le vent de ses slogans pour faire tourner son moulin à illusions ! La créativité artistique, musicale, littéraire ; l'attrait pour l'accomplissement des œuvres d'art, l'esprit d'entreprise, le désir des exploits sportifs, la passion des découvertes scientifiques. En un mot, toutes ces qualités qui font le soubassement des progrès multiformes de l'humanité ont une relation directe avec la puissance des motivations de l'individu et leur canalisation selon des modes élaborés. Le «bien» ne résulte pas de l'annulation des pulsions fondamentales de l'humain mais de leur délicat et fragile équilibre et de leur sublimation en actes créateurs grâce à la raison, l'intelligence et l'intuition. C'est donc de l'harmonie de ces pulsions, de leur équilibre final que dépend la sérénité des rapports humains et non pas de leur négation ou leur illusoire neutralisation. On n'arrête pas l'eau déferlante, il faut lui faire son lit ! Les grandes civilisations ont domestiqué les instincts. Elles les ont ordonnés, canalisés, sublimés grâce à un ordre religieux, moral ou éthique pour en faire une énergie positive et créatrice au profit de l'ensemble de la société, voire de l'humanité. Chaque être est le résultat d'une synthèse entre des composantes innées de sa personnalité et une vision du monde, une culture, qu'il a acquise. Celle-ci dépend de nombreux facteurs parmi lesquels le milieu social, le niveau d'instruction, les conditions de vie, le hasard des choses. Chaque être est unique. Les aspirations diffèrent, le goût est personnalisé, les espoirs multiples. La société grouille d'êtres dissemblables bien que les institutions, les discours, les médias, les modes tendent à les rapprocher, à les standardiser. Mais ces vérités sont antithétiques aux discours démagogiques et à la pensée unique. Aucun système d'organisation politique, aucune doctrine, aucune idéologie ne peut convenir à tous les êtres à la fois et avec le même degré de satisfaction pour tous. La diversité de l'âme humaine est trop riche pour être contenue dans un seul moule. Non seulement la société est diverse mais l'individu lui-même est le plus souvent traversé par des sentiments, des convictions, des désirs, tous changeants, parfois contradictoires, au gré du temps, de l'humeur ou plus prosaïquement de l'intérêt. Voilà pourquoi les doctrines totalitaires, par essence réductrices, ne peuvent convenir à la nature humaine. Aucune volonté, aucun génie politique ne peut convaincre tout un peuple à croire en une même logique, à avoir le même objectif, à choisir le même chemin. Les hommes «uniques» comme les partis uniques imposent à leur pays une rigidité qui ne permet aucune adaptation, ligotant l'intelligence et coupant la sève nourricière de l'initiative créatrice. Si cette explication se voulait plus convaincante, alors elle exposerait le cas du populisme algérien, de juillet 1962 à octobre 1988 ! Le socialisme, si généreux à première vue, a enfermé le
s sociétés qui l'ont pratiqué dans une dynamique mortelle car inflexible. L'islamisme, s'il venait à être au pouvoir, arriverait, sans aucun doute, au même résultat. L'Algérie est, espérons-le, définitivement sortie de l'ère de la pensée unique. Elle n'est cependant pas encore entrée dans l'ère de la démocratie. C'est pourtant par là qu'il faudra passer. La démocratie est le seul mode de fonctionnement qui ne soit pas en réalité un système. La démocratie permet l'expression de la variabilité et fait place aux idées contradictoires. Les différentes idées s'équilibrent entre elles. La société démocratique s'adapte continuellement au vu des nouveaux besoins, des nouvelles techniques, des nouveaux modes de vie. Une tendance politique, un courant d'idées, un discours politique peuvent être un jour majoritaires mais ils resteront composites et jamais hégémoniques ni définitifs. Le pouvoir «révolutionnaire» algérien n'a jamais compris les choses sous cet angle. Il avait trop de comptes à régler ; avec le colonialisme, avec l'histoire, avec ses frustrations, avec ses illusions. Si le nationalisme algérien ne s'était pas conçu dans les bras du populisme socialiste, le pays aurait eu, à n'en pas douter, un autre sort que celui d'avoir vécu Octobre 1988 et la tragédie qui l'a suivi. Mais là, c'est une toute autre histoire…M S. D.


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