Lorsque l�un de mes amis m�a demand� de contribuer � une �dition d�un livre sur Octobre 88, j�ai �t� saisi d�un sentiment ambigu. En Octobre 1988, je n�avais aucune relation avec le monde politique. Je r�sidais depuis quelques ann�es d�j� � l��tranger pour poursuivre mes �tudes et je n�avais assist� aux �v�nements qu�incidemment, le hasard avait fait que je devais �tre � Alger durant ces journ�es dramatiques, loin de mes pr�occupations de laboratoire. Depuis mon arriv�e � l�a�roport d�Alger ce mercredi 5 octobre jusqu�� mon d�part le 10 du m�me mois, j�ai v�cu en direct la fi�vre populaire. La rumeur avait pr�dit depuis quelque temps d�j� la �r�volution�. Les escouades de jeunes ne la d�mentirent pas. En quelques jours d��meutes, le tableau physique �tait effrayant, voire apocalyptique. Symboliquement, le r�gime politique en place depuis 1962 venait de s�effondrer. �Je vous promets le changement radical, profond et d�finitif de l�ordre politique actuel�, d�clama l�ancien pr�sident de la R�publique au bord des larmes face � la nation, pour calmer les esprits. L�ambiance de ces folles journ�es, le d�cor d�une ville saccag�e, les d�tails factuels de ces �v�nements, leurs cons�quences humaines, institutionnelles, politiques, et sociales ont �t�, depuis lors, d�crits, diss�qu�s, r��crits, analys�s� De ces cinq jours o� je m��tais retrouv� par le hasard des circonstances � Alger comme simple et anodin spectateur, que pouvais-je dire d�int�ressant en plus de ce qui a �t� dit ? Pourtant, je ne pouvais, en toute d�cence, me d�rober devant la proposition de participer � ce travail de m�moire. Non point par obligation de politesse, mais relativement � la charge dramatique de ces journ�es et � leur influence d�cisive sur le cours de ma vie personnelle, comme sur celle de beaucoup d�autres Alg�riens. En v�rit�, si aujourd�hui je peux �crire librement ce que je pense, si j�ai pu peu ou prou exprimer mes convictions politiques depuis 20 ans, c�est gr�ce � ceux qui, volontairement ou non, se sont retrouv�s ces jours-l�, en premi�re ligne et sont morts pour lib�rer les vivants. C�est pour leur rendre un hommage qu�il faut, et pour longtemps encore, t�moigner. Je veux donc accomplir, modestement, ce devoir. Octobre 1988 est d�abord le drame des familles qui ont perdu l�un des leurs (probablement plus de 500 morts, 140 morts selon le bilan officiel). C�est ensuite les s�quelles pour ceux qui ont laiss�, qui une partie de son corps, qui une partie de son �tre ! Enfin, c�est le moment fondateur d�une exp�rience d�mocratique dans un pays � tradition arabo-musulmane. Il est vrai que cette exp�rience, 21 ans apr�s, ne semble pas �tre concluante. Mais est-elle pour autant un �chec ? Octobre 1988, et c�est une banalit� que de le dire, a apport� dans son sillage le multipartisme, la libert� d�expression, la libert� de la presse. Il a apport� �galement l�int�grisme, la r�pression et le terrorisme. En r�alit�, il s�agit l� d�une chronologie ; il n�y a pas forc�ment une relation de cause � effet. C�est une fa�on commode de contracter les choses et les �v�nements pour d�crire des ph�nom�nes complexes, dont l�analyse s�av�re plus ardue qu�elle n�y para�t � premi�re vue. Octobre 1988 n�est que le moment o� une fracture pr�visible devait intervenir pour soulager la soci�t� des intol�rables distorsions que le pouvoir lui faisait subir depuis trop longtemps. Tout comme le d�placement des continents qui induit dans les profondeurs du sol des pressions extr�mes et invisibles provoquant des s�ismes dramatiques, l�id�ologie populiste a pr�par� durant trois longues d�cennies l�explosion d�Octobre. Cette id�ologie pathologique a forg� de redoutables contradictions et blocages dans la soci�t� jusqu�� ce que la violence destructrice et nihiliste viennent lib�rer des �nergies vitales comprim�es, r�prim�es et refoul�es. Les valeurs de la soci�t� traditionnelle et archa�que, manipul�es par une soci�t� politique incomp�tente, s��taient heurt�es de plein fouet aux r�alit�s mondiales nouvelles, celles annon�ant le XXIe si�cle. Comme dans le cas de nombreux pays qui s��taient engag�s dans la voie de la �d�mocratie populaire�, le r�gime avait fini par atteindre ses limites. Les contradictions internes, les luttes de s�rail f�roces, l��chec complet de ses errements �conomiques, la chute du niveau de la rente p�troli�re et l�insatisfaction profonde de la population se dressaient � l�horizon comme autant d�obstacles infranchissables. Que s��tait-il vraiment pass� en cet Octobre 1988 ? Les th�ses se sont multipli�es et celle du complot de fa�on redondante. Mais quoi qu�il en soit, ces �v�nements n�exprimaient en fin de compte que l�agonie d�un syst�me et la fin tragique d�une illusion port�e par le nationalisme alg�rien qui voulait, au-del� de la lib�ration du pays, construire son utopie. Ce qui s�en �tait suivie n��tait que le bourgeonnement de ce qui avait �t� sem�, depuis bien longtemps, dans l�esprit des Alg�riens. Mais au lendemain des troubles et avec les promesses pr�sidentielles, la d�mocratie semblait � port�e de main. L�espoir s�insinuait dans le c�ur des citoyens. La vie politique s�alluma, les langues se d�li�rent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir dans l�opposition, d�fendre ses opinions, �crire dans une presse libre, crier � gorge d�ploy�e dans les manifestations de rue, lancer ses diatribes � la t�l�vision, tout �tait devenu possible. Mais le fol espoir allait vite retomber. Le mal de vivre, les frustrations, la mis�re morale et les univers mentaux inconciliables, traduisant la fragilit� du processus de formation de la nation, allaient servir de d�tonateur entre les mains d�un pouvoir rus� et faire �chec � la premi�re tentative d�mocratique dans le monde arabe. Les divisions id�ologiques port�es par leur propre dynamique et stimul�es par tous les app�tits remontaient � la surface. Les Alg�riens perdirent pied et s�accroch�rent par r�flexe atavique ou eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus sectaires, les plus dangereux. Les valeurs, identitaires ou religieuses �taient le refuge, la voie du �salut�. La descente aux enfers pouvait commencer. Les partis politiques devenaient les porte-parole de particularismes irr�ductibles. En dehors de ces agglom�rats psychosociologiques, aucun parti politique, aucun mouvement d�opinion pr�nant la d�mocratie et la modernit� n��mergeait. Les tentatives furent nombreuses. Elles restaient cependant vaines. Elles n�avaient aucun lien avec l��me du peuple. Mais le peuple en avait-til ? En a-t-il une ? Ou plusieurs ? Formons-nous une nation ou sommes-nous un peuple sans conscience collective ? La d�mocratie est le couronnement d�un processus �volutif et constructif et non pas l�expression d�brid�e des atavismes, des pulsions et des illusions irrationnelles. En ces temps-l�, peu de gens l�avaient compris. Le 26 d�cembre 1991, les premi�res �lections l�gislatives pluralistes et libres �taient suspendues apr�s un premier tour o� le Front islamique du salut avait rafl� la mise. C��tait le mauvais pas de trop, celui qui allait faire basculer le pays dans la trag�die. Qui n�a vu dans Octobre 1988 qu�un chahut de gamins se trompe lourdement. C��tait en fait le moment o� les contradictions ne pouvaient plus �tre contenues. C��tait l�hallali pour le retour � la v�rit�. C��tait l�instant o� le voile pudique, qu�avaient jet� les d�magogues sur le pays s��tait d�chir�, laissant l��uvre du populisme toute nue. Ce 11 Octobre 1988, l�Alg�rie s��tait r�veill�e avec une nouvelle conscience d�elle-m�me : elle s��tait aper�ue qu�un mal la rongeait de l�int�rieur et qu�il avait pris de telles proportions qu�elle risquait d��tre dissoute totalement. C��tait l�instant o� elle se r�v�la � elle-m�me, dans sa complexit�, ses diff�rences, ses exc�s, son d�sordre. Vingt-six ann�es de populisme socialiste avaient fini par donner l�h�g�monie de la nomenklatura, le parti unique, la dette et la faillite �conomique, l�exil de l�intelligentsia, l�appauvrissement g�n�ralis�, la p�nurie, la haine entre concitoyens, la destruction du tissu social. Les thurif�raires du pouvoir promettaient l�avenir radieux, celui-ci prit la forme du terrorisme barbare ! Le peuple n�avait plus le temps ni, surtout, les moyens d��couter quiconque sinon ses instincts. Le populisme s��tait �panoui durant pr�s de trois d�cennies. Les valeurs en cours dans les soci�t�s civilis�es �taient foul�es au pied ici. La soci�t� alg�rienne ne fonctionnait pas dans une culture, dans un ordre civilis�, mais dans l�insens�, le d�sordre et le d�sarroi. Mais � quoi pouvait-on s�attendre lorsque les uns �taient spoli�s pour que les autres soient assist�s ? Quelle �lite pouvait-on avoir lorsque les crit�res de succ�s �taient la soumission, la duplicit� et l�absence de scrupules ? Quel peuple voulait-on former lorsque le politique �duquait l�Alg�rien dans la haine du beau, du bien, de l��l�gance de l�esprit, de la rectitude et de l�effort ? La soci�t� �clat�e, l�individu perdu, l�aventure avec ses malheurs devenait l�issue naturelle. Tous les groupes humains, tous les peuples du monde ont besoin d�un syst�me d�interpr�tation commun de leur v�cu auquel ils se r�f�rent pour relativiser les �v�nements qu�ils subissent ou pour op�rer des choix et des d�cisions. Depuis la nuit des temps, les sorciers, les gourous, les chefs spirituels ont constitu� les n�uds du maillage de l�inconscient collectif et les relais de la symbolique sacr� ou profane. Cependant, au fil du temps, les peuples se sont organis�s en Etats modernes auxquels ils d�volurent le r�le de d�positaire des normes de la soci�t�. Depuis, l�essentiel de la �guidance � est produit par des institutions s�culi�res, tutrices des relations sociales � travers des lois positives qu�elles font appliquer et respecter, au besoin par la force, au nom de la communaut�. Dans les pays modernes, c�est l�Etat qui d�finit le permis et l�interdit, le facultatif et l�obligatoire, le �bon� et le �mauvais�. D�s lors, la qualit� des dirigeants politiques prend une importance capitale. Leur l�gitimit� populaire devient essentielle pour le bon fonctionnement de l��difice. Le pouvoir qui �occupe� l�Etat doit �tre � la hauteur de ses missions : maintenir la stabilit� g�n�rale, cr�er les conditions de s�curit� collective, assurer le d�veloppement de la soci�t�. Il doit alors �tre en harmonie avec son peuple, et en m�me temps coh�rent dans ses d�membrements. En Alg�rie, le pouvoir, en plus de son manque flagrant de l�gitimit�, �tait gravement incomp�tent. Il �tait lui-m�me une menace pour l�Etat et la soci�t�. Le peuple, d�j� profond�ment d�sorient� par le choc de sa tradition avec la modernit�, ne trouvait plus de rep�res stables, de r�f�rences cr�dibles, d�explications objectives. L�Etat alg�rien n��tait pas pourvoyeur de sens. Comment d�s lors s��tonner de la formidable expansion de l�id�ologie islamiste ? Elle avait un sens � proposer. Et dans l�impossibilit� de construire l�Etat moderne, le reflux psychologique �tait in�vitable. Les anciens r�flexes ressurgirent et avec eux, les sorciers, les gourous et les za�ms ! L�angoisse existentielle de l�homme ne s�apaise que lorsque celui-ci arrive � �voluer au sein d�un syst�me de vie qu�il a mentalement admis et int�gr� dans sa propre vision du monde. Or, une vision du monde est une somme d�id�es, de principes de vie, d��l�ments explicatifs, de croyances� C�est aussi et surtout des choix op�r�s consciemment ou non pour g�rer sa nature d�homme et ses relations aux autres. Quels que soient le syst�me politique et la doctrine que se donne un pays, il y a une base commune pour tous : l�homme est d�abord et avant tout l�expression d�un ensemble d��l�ments de motivation, inscrit dans l�ordre biologique, dans la m�moire g�n�tique de l�esp�ce. Pour avancer dans la vie, il a besoin des pulsions internes qui agissent en lui comme une source d��nergie pour lui insuffler la volont� n�cessaire � sa lutte dans la vie. Ces pulsions sont donc constitutives de l��tre biologique et sans elles, celui-ci sombrerait dans la d�pression, l�inaction et� la mort. Cependant, lorsque ces �nergies internes se trouvent bloqu�es, par des id�ologies ou des Etats totalitaires, elles d�g�n�rent en expressions comportementales n�gatives. Leur exacerbation, souvent due � des frustrations de diverses origines, m�ne aux exc�s condamnables. Or le populisme alg�rien v�hiculait un discours de r�futations de l��lan vital humain. Il voulait l�an�antissement de l�individu au profit de la masse informe, fusionn�e et surtout ob�issante. L�id�ologie populiste a horreur de l�individu identifi�, elle le veut �vapor� dans le vent de ses slogans pour faire tourner son moulin � illusions ! La cr�ativit� artistique, musicale, litt�raire ; l�attrait pour l�accomplissement des �uvres d�art, l�esprit d�entreprise, le d�sir des exploits sportifs, la passion des d�couvertes scientifiques. En un mot, toutes ces qualit�s qui font le soubassement des progr�s multiformes de l�humanit� ont une relation directe avec la puissance des motivations de l�individu et leur canalisation selon des modes �labor�s. Le �bien� ne r�sulte pas de l�annulation des pulsions fondamentales de l�humain mais de leur d�licat et fragile �quilibre et de leur sublimation en actes cr�ateurs gr�ce � la raison, l�intelligence et l�intuition. C�est donc de l�harmonie de ces pulsions, de leur �quilibre final que d�pend la s�r�nit� des rapports humains et non pas de leur n�gation ou leur illusoire neutralisation. On n�arr�te pas l�eau d�ferlante, il faut lui faire son lit ! Les grandes civilisations ont domestiqu� les instincts. Elles les ont ordonn�s, canalis�s, sublim�s gr�ce � un ordre religieux, moral ou �thique pour en faire une �nergie positive et cr�atrice au profit de l�ensemble de la soci�t�, voire de l�humanit�. Chaque �tre est le r�sultat d�une synth�se entre des composantes inn�es de sa personnalit� et une vision du monde, une culture, qu�il a acquise. Celle-ci d�pend de nombreux facteurs parmi lesquels le milieu social, le niveau d�instruction, les conditions de vie, le hasard des choses. Chaque �tre est unique. Les aspirations diff�rent, le go�t est personnalis�, les espoirs multiples. La soci�t� grouille d��tres dissemblables bien que les institutions, les discours, les m�dias, les modes tendent � les rapprocher, � les standardiser. Mais ces v�rit�s sont antith�tiques aux discours d�magogiques et � la pens�e unique. Aucun syst�me d�organisation politique, aucune doctrine, aucune id�ologie ne peut convenir � tous les �tres � la fois et avec le m�me degr� de satisfaction pour tous. La diversit� de l��me humaine est trop riche pour �tre contenue dans un seul moule. Non seulement la soci�t� est diverse mais l�individu lui-m�me est le plus souvent travers� par des sentiments, des convictions, des d�sirs, tous changeants, parfois contradictoires, au gr� du temps, de l�humeur ou plus prosa�quement de l�int�r�t. Voil� pourquoi les doctrines totalitaires, par essence r�ductrices, ne peuvent convenir � la nature humaine. Aucune volont�, aucun g�nie politique ne peut convaincre tout un peuple � croire en une m�me logique, � avoir le m�me objectif, � choisir le m�me chemin. Les hommes �uniques� comme les partis uniques imposent � leur pays une rigidit� qui ne permet aucune adaptation, ligotant l�intelligence et coupant la s�ve nourrici�re de l�initiative cr�atrice. Si cette explication se voulait plus convaincante, alors elle exposerait le cas du populisme alg�rien, de juillet 1962 � octobre 1988 ! Le socialisme, si g�n�reux � premi�re vue, a enferm� les soci�t�s qui l�ont pratiqu� dans une dynamique mortelle car inflexible. L�islamisme, s�il venait � �tre au pouvoir, arriverait, sans aucun doute, au m�me r�sultat. L�Alg�rie est, esp�rons-le, d�finitivement sortie de l��re de la pens�e unique. Elle n�est cependant pas encore entr�e dans l��re de la d�mocratie. C�est pourtant par l� qu�il faudra passer. La d�mocratie est le seul mode de fonctionnement qui ne soit pas en r�alit� un syst�me. La d�mocratie permet l�expression de la variabilit� et fait place aux id�es contradictoires. Les diff�rentes id�es s��quilibrent entre elles. La soci�t� d�mocratique s�adapte continuellement au vu des nouveaux besoins, des nouvelles techniques, des nouveaux modes de vie. Une tendance politique, un courant d�id�es, un discours politique peuvent �tre un jour majoritaires mais ils resteront composites et jamais h�g�moniques ni d�finitifs. Le pouvoir �r�volutionnaire� alg�rien n�a jamais compris les choses sous cet angle. Il avait trop de comptes � r�gler ; avec le colonialisme, avec l�histoire, avec ses frustrations, avec ses illusions. Si le nationalisme alg�rien ne s��tait pas con�u dans les bras du populisme socialiste, le pays aurait eu, � n�en pas douter, un autre sort que celui d�avoir v�cu Octobre 1988 et la trag�die qui l�a suivi. Mais l�, c�est une toute autre histoire�M S. D.