Débordant du cadre d'un débat identitaire, celui-ci fait exception. Vu la situation nationale et internationale prévalant actuellement dans laquelle il intervient d'un côté et les dérapages, les glissements et glissades remarqués chez la plupart des intervenants, surtout ceux des poids lourds (de tout bord) de l'autre, il devient, selon Le Monde, «un défouloir qui échappe à tout contrôle», voire à toute gestion raisonnable. Etant des plus remarquables facettes et versions du discours occidental sur l'Orient, hormis certaines voix dénonçant ses dérapages et excès, le discours français tenu en ce moment, alors que le débat sur l'identité nationale bat son plein, cristallise l'essentiel de ces propos ainsi que de la position occidentale envers l'Orient. En effet, abstraction faite de quelques étapes de l'histoire des relations toujours conflictuelles et tendues entre les deux entités à systèmes de valeurs hétérogènes, opposées, voire contraires les unes aux autres, étapes allant de l'avènement de l'Islam au début du VIIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe, les époques modernes n'offrent pas de meilleure alternative. Bien qu'ayant pris d'autres formes, le conflit demeure, la méfiance s'installe, accentuant ainsi malentendus, préjugés et rancunes. En somme, en dépit des rounds de dialogue entre civilisations (entre Occident judéo-chrétien et Orient arabo-musulman, en réalité) entamé ces derniers temps et la volonté affichée dans ce sens, le discours inter-civilisations est loin d'être pacifié car chacune des deux parties (occidentale/orientale) cherche (comme cela a toujours été le cas) à incliner l'autre au nom de tel ou tel principe. Ainsi, on ne saurait ignorer, par exemple, les dégâts moraux et heurts de conscience et de sensibilité communes des populations orientales causés par les attaques et blasphèmes contre l'Islam au nom de la liberté d'expression. Derniers en date : les caricatures offensant et insultant le Prophète Mohammed (que la prière et le salut soient sur lui), les propos du pape Benoît XVI sur l'Islam et la toute récente affaire des minarets. Quoique l'actuel déséquilibre des forces profite à l'Occident, chacune des deux parties tient l'autre comme plus ou moins responsable des dangers qui guettent l'humanité, ainsi que de ses propres problèmes et maux tant au niveau des élites qu'à celui des masses. En Orient, par exemple, il n'est pas rare d'entendre des voix de tous les côtés mettre l'accent – et à juste titre – sur la part considérable de la responsabilité de l'Occident dans tout ce qui y a prévalu et y prévaut actuellement. A cet effet, exemples et justificatifs ne manquent pas : colonisation (avec tous ses effets néfastes et ses souvenirs douloureux), ingérence dans les affaires orientales, conflit arabo-israélien, soutien aux dictatures et/ou offre de refuge et abri aux dictateurs et filous ayant détourné des fonds, ouverture et protection de comptes contenant l'argent dérobé, incitation à la corruption ; certains disent même que le pillage direct ou indirect (par l'Occident, bien entendu) des richesses des pays orientaux n'a pas pris fin avec l'Indépendance, etc. Quant à l'Occident, il ne cesse de crier aux dangers venant de l'Orient. Le débat sur l'identité nationale en France ne fait pas l'unanimité ni dans le camp de ceux qui l'approuvent ni dans celui de ceux qui le rejettent. Une majorité de Français de tous horizons (dont des personnalités politiques appartenant aux hautes sphères du pouvoir ou proches d'elles) déplorent aussi bien la façon dont il a été lancé par le ministre de l'Immigration et de l'Identité nationale que la manière dont il est mené et géré, vu les fortes doses de racisme et de discrimination raciale et culturelle injectées dans la société et la confrontation ravivée en son sein entre appartenances différentes. En effet, ce débat est traversé par un mélange de sentiments, de phénomènes et de caractéristiques qui ne disent pas leur nom, mais que l'on peut deviner et entrevoir. Le pivot central de ce mélange, facteur essentiel du débat, est bel et bien (même s'il n'est pas évoqué explicitement) l'existence de Français issus de l'émigration, ainsi que la forte présence de populations étrangères en France et le problème d'intégration qui se pose pour certains. L'eurocentrisme (bien que sentiment élitiste) tout comme l'hostilité de certains à la présence des étrangers en France, est responsable chez beaucoup de cette tendance (européenne) anti-islamique en général (l'affaire des minarets en est un signe), anti-arabe en particulier et spécialement anti-nord africain (surtout au sud-ouest de l'Europe) pour ne pas dire anti-maghrébin avec tous les préjugés, méfiances et doutes qu'elle véhicule. De là, ce fort sentiment d'appartenance à une culture et à une civilisation différente, voire contradictoire avec la culture de l'autre, sentiment imprégné par la crainte (conviction pour certains) de voir cette appartenance menacée, ce qui mène par la suite au rejet de cet autre, différent. Là aussi, on se souviendra sans doute d'un numéro du Fig Mag (début des années 1990, au tout début de l'affaire du foulard en France) avec en couverture (une couverture révélatrice sans doute) Marianne portant un voile. Le post-colonialisme avec tous ses effets : politiques, culturels, sociaux et économiques est de la partie aussi, vu l'importance du nombre de Français issus de l'émigration et vu aussi que l'essentiel des populations émigrées en France viennent des anciennes colonies. La présence de ceux-ci sur le sol français et la difficulté qu'ils éprouvent à trouver leur place dans la société ont toujours posé et continuent de poser un problème à facettes multiples aux uns et aux autres. A cela, il faut ajouter le manque de fermeté, voire la volonté (bonne volonté disent certains) d'assumer le passé colonial ou de bien gérer héritage et patrimoine de ce passé de manière propre à rapprocher les différents points de vue et à assurer les droits moraux et matériels de toutes les parties concernées. Il ne va pas sans dire que la crise économique et ses effets (tels le chômage, le déficit budgétaire ou public), l'insécurité (la responsabilité de l'une comme de l'autre est imputée par certains aux émigrés), le terrorisme, le réveil (à cette occasion) de l'instinct xénophobe (qui ne s'est jamais endormi à vrai dire), les surenchères politiciennes ont tous plus ou moins animé (plutôt conditionné) le débat. Pour conclure en reprenant le qualificatif «défouloir» utilisé par le Monde, il est à remarquer que le débat sur l'identité nationale en France a donné l'occasion à l'inconscient de faire surface, dévoilant ainsi toutes les pensées occultes et divulguant tous les non-dits. Par cette même occasion, il a démontré la fragilité du statut de Français d'origine non européenne en général et orientale, musulmane en particulier. Il a prouvé aussi que la cohabitation de plusieurs appartenances dans le cadre d'une même identité est difficile, voire impossible, et ce, en dépit des grands efforts d'intégration fournis depuis des décennies et la réussite remarquable de milliers de personnes émigrées de s'intégrer et de s'imposer (et à quel prix, disent certains !) dans différents domaines, y compris l'accès de personnalités issues de l'immigration à des responsabilités politiques (et autres) de premier rang. Cette cohabitation demeurera difficile tant que les uns et les autres n'accepteront pas la normalité des fissures et des différences culturelles et tant que la politique ne cessera pas de puiser dans les effets de ces fissures en essayant de les combler en dépit des refus et résistances. A noter aussi que ce débat a mis en évidence le contraste de la France, pays des droits de l'homme, des libertés, des lumières, des valeurs humanitaires et de l'ouverture sur autrui, et de la France cristallisée par les dérapages xénophobes, culturels et religieux enregistrés à cette occasion. Force est de dire que le passé guide ce débat, il en est en fait le principal aiguilleur. Dès lors, il domine le présent et engage l'avenir. Enfin, loin de donner des leçons ou de s'ingérer dans les affaires d'autrui, je pense personnellement que la politique, la société civile, les élites et intelligentsias doivent impérativement reconnaître et valoriser les traits distinctifs et différentiels caractérisant certaines franges de la société – esprit républicain oblige – comme éléments de richesse et d'unité et non comme éléments de discrimination, de dislocation ou de menace à l'identité nationale, et ce, au niveau local (en France et ailleurs) comme au niveau inter-civilisations.