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Réponse à Othmane Saâdi : «Lobby francophone», langues et patriotisme (1er partie)
Publié dans El Watan le 10 - 03 - 2010

Avant de vous répondre de façon détaillée, permettez-moi un commentaire rapide sur cette thèse que vous vous faites un devoir de propager dans la presse arabe et selon laquelle, c'est un «lobby francophone» qui, en Algérie, après le match du 14 novembre 2009, a déclenché les hostilités médiatiques contre le peuple égyptien. Les raisons de la crise algéro-égyptienne sont plus complexes, et ne sont pas de simples conspirations, ici «francophone», là-bas, en Egypte, «égyptianiste» (vous employez le terme «pharaoniste», «feroûni», dans votre texte intitulé «L'innocence de deux peuples» -Al Qods Al Arabi du 5 décembre 2009 -, que j'ai commenté dans El Watan du 26 décembre 2009). Je ne m'étendrai pas sur ce sujet.
Il fera l'objet d'une contribution distincte. Je me contenterai ici de vous reposer la question à laquelle vous n'avez pas répondu. Si les responsables de cette crise sont le «lobby francophone» et le «lobby pharaoniste», pourquoi le quotidien Al Chourouk , aussi arabiste soit-il, a-t-il été un des porte-drapeaux du chauvinisme anti-égyptien, et pourquoi un des thèmes favoris de la campagne chauvine anti-algérienne en Egypte a-t-il été la contestation de l' «arabité de l'Algérie» ? Des journalistes «francisants» ont participé à de regrettables attaques contre le peuple égyptien, mais ils l'ont fait en totale harmonie avec leurs collègues «arabisants».
Dans votre texte paru dans Al Qods Al Arabi le 5 décembre 2009, vous critiquez l'usage raciste qui a été fait d'un événement historique, la conquête du trône pharaonique par le roi Chechnak, il y a près de 3000 ans. Dois-je vous rappeler que Al Chourouk , un journal anti-francophile et anti-berbériste, a participé à l'aberrante résurrection de ce souverain berbère ? «Chechnak les a éduqués (Les Egyptiens, ndlr), Al Moêz leur a bâti Le Caire… », a-t-on lu dans son édition du 21 novembre 2009.
Existe-t-il un «lobby francophone» ?
Vous avez tendance à transformer tout débat sur la culture algérienne en bataille rangée entre deux camps ennemis. Pas plus que vous n'êtes le représentant des «arabisants », je ne suis celui des «francophones». Je ne suis le porte-parole d'aucune association de défense de quelque langue que ce soit et, surtout, d'aucun «lobby ». Je ne représente ici, dans les colonnes d' El Watan , que ma propre personne. Je vous rassure aussi, M. Saâdi, je ne suis pas un défenseur de la francophonie. Mes écrits sur ce sujet (dans El Watan et ailleurs) vous auraient permis de le constater. Je ne doute pas qu'il existe des Algériens francophiles et des dirigeants politiques favorables à des relations plus que privilégiées avec la France.
Ce que je conteste, c'est l'existence d'un «lobby francophone» aux ordres de la DGSE. Un «lobby» est un groupement organisé qui défend un certain nombre d'intérêts en exerçant des pressions sur les milieux politiques, médiatiques, etc. C'est cela un «lobby» et non tout groupe de personnes qui ne partagent pas l'intégralité de vos opinions, de la nécessité de l'arabisation immédiate à l'origine yéménite des Berbères en passant, bien sûr, par la climatologie de notre planète il y a 20 mille ans. Les «francisants» algériens (lorsqu'il s'agit de personnes, ce terme est plus approprié, car, en Algérie le français n'est la langue maternelle que d'une infime minorité), sont-ils un groupe organisé, dirigé par un comité central occulte ?
En réalité, leurs positionnements politiques et idéologiques sont plus variés que vous ne le laissez entendre. Ils peuvent être de gauche ou de droite. Ils peuvent militer pour la préservation de la culture berbère ou, comme vous, avoir pour elle le plus grand mépris (vous ne vous intéressez à cette culture que pour prouver ses présumées origines arabiques). Ils peuvent soutenir la cause palestinienne ou appeler à la normalisation des relations avec Israël. Ils peuvent être des défenseurs de la mémoire de la guerre d'indépendance ou des «réalistes» qui souhaitent l'effacer au nom de la primauté de l'économie dans les relations internationales. Ils peuvent exprimer des doutes sur la pertinence de l'arabisation de l'enseignement scientifique sans être membres de lobbies qui œuvrent à «éterniser la domination de la langue française sur l'Etat algérien».
Langue et patriotisme
Vous décrivez souvent les journaux francophones comme un repaire francophile. C'est ce que vous faites, par exemple, dans un article publié le 10 décembre 2008 par Al Qods Al Arabi qui tente de démontrer que les mozabites sont, évidemment, des «Arabes de pure souche». Certes, parfois on lit dans la presse francophone des attaques contre l'arabe ou des proclamations berbéristes chauvines, mais sont-elles plus injustifiées que vos attaques contre tous ceux qui ne partagent pas votre définition quasi-raciale de l'identité (j'y reviendrai) ? Sont-elles plus inacceptables que vos campagnes contre des défenseurs sincères de la culture amazighe, comme Mouloud Mammeri, que vous qualifiez dans votre livre cité de «collaborateur de la colonisation depuis des décennies».
Certes, on peut déceler dans certains articles des journaux francophones une naïve nostalgie de la période coloniale. Ces journaux sont-ils, pour autant, au service de l'idéal «francophile» ? Comment expliquer alors le positionnement de beaucoup d'entre eux dans le débat actuel sur les cruautés coloniales en Algérie ? Peut-on faire partie du «lobby francophone» et dénoncer la loi française du 24 février 2005 ? Pour vous, l'état de dépendance de l'économie algérienne s'explique par la francisation de l'administration économique, favorable, insinuez-vous, aux intérêts français. Vous écrivez : «L'Etat francophone a mené le pays à la faillite» et vous en donnez pour preuve le fait que l'aéroport Houari Boumediène est géré par Aéroports de Paris. Or, cette société gère cinq aéroports d'un Etat parfaitement arabophone, l'Egypte, et d'importants aéroports d'autres Etats qui ne le sont pas moins, la Jordanie et l'Arabie saoudite. Si l'économie de notre pays va mal, ce n'est pas parce qu'elle est administrée en français. C'est à cause d'une politique antinationale qui a dilapidé ses ressources au profit des multinationales, qu'elles soient françaises, américaines ou égyptiennes.
A propos du «silence littéraire» de Malek Haddad
Vous distinguez les «francisants patriotes, représentés par Malek Haddad», des «francisants aliénés, comme Kateb Yacine». L'opinion de l'auteur de Nedjma sur l'arabe littéraire («fusha») est peu nuancée. La langue de journaux lus par des dizaines de millions de personnes ne peut être aussi «morte» que le latin. Kateb Yacine confondait l'arabe écrit avec le parler sclérosé et artificiel de certains lettrés à une époque déterminée de l'histoire algérienne. Il ignorait le formidable travail qui, au Proche-Orient principalement, œuvrait à le transformer en idiome moderne. Je mettrais ses opinions à ce sujet sur le compte de l'esprit polémique qui, depuis toujours, caractérise les débats culturels algériens. Je ne douterais pas du patriotisme d'un écrivain qui a décrit, comme on l'avait rarement fait, l'émergence d'une âme algérienne intacte des ténèbres de la colonisation.
Vous citez Malek Haddad : «Je suis exilé dans la langue française.» Si ce genre de déclaration suffit à prouver le patriotisme, sachez que Kateb Yacine en a fait plusieurs, plus éloquentes. En 1972, il déclarait à une journaliste française qui l'avait qualifié de «grand écrivain» : «Un grand écrivain ? Je suis un mythe plutôt. Je représentais jusqu'à présent un des aspects de l'aliénation de la culture algérienne. J'étais considéré comme un grand écrivain parce que la France en avait décidé ainsi. En fait, mon nom est connu comme est connu celui d'un footballeur ou d'un boxeur. Mes livres ne disaient rien de précis au peuple parce qu'il ne les avait pas lus.» ( Le Poète comme un boxeur, Le Seuil, 1994, page 73). Kateb Yacine était lucide sur l'exil linguistique qu'était pour lui le français et qu'il choisira de quitter pour l'arabe dialectal. Malek Haddad, quant à lui, s'est contenté de proclamer qu'il se taisait «sans regret ni amertume». Il n'a pas tenté de se rapprocher de celui qu'il appelait son «lecteur idéal, le fellah (…) occupé à d'autres besognes».
Vous reprochez à beaucoup de francisants de n'avoir toujours pas appris l'arabe 48 années après 1962. Malek Haddad l'a-t-il appris en 16 années d'indépendance ? Et ici, je voudrais corriger votre version, en partie légendaire, de l'histoire de son «silence». Cet écrivain a arrêté d'écrire des fictions en français. Il n'a pas arrêté d'écrire en français. Après 1962, il a dirigé la page culturelle d' An Nasr , alors francophone (Si Constantine m'était contée rassemble certains de ses articles parus dans ce journal). Il a également fondé Promesses , revue littéraire non moins francophone. Il a même occupé un poste de «conseiller chargé des études et recherches dans le domaine de la production culturelle en français» !
Les oulémas ont-ils jamais revendiqué l'indépendance ?
Pour vous, si les francisants peuvent être patriotes, les arabisants, eux, le sont par définition. Nous savons pourtant que les soutiens du colonialisme et de ses adversaires modérés se recrutaient indifféremment chez les uns ou chez les autres. Vous rappelez que le socialiste Jaurès et le droitier raciste Le Pen ont le français en partage. Rappel opportun. Les Algériens instruits en arabe, tout comme ceux instruits en français, se divisaient en défenseurs et ennemis de la revendication nationale. Jusqu'en 1956, l'amour de l'arabité n'avait pas suffi à convaincre la direction des oulémas (je dis bien «direction») que la fin de l'occupation française n'était pas une pure chimère.
Cette association, avant de rejoindre officiellement le FLN plus d'un an après le déclenchement de la Révolution, n'avait jamais explicitement revendiqué l'indépendance. Il y a une différence entre condamner les méfaits de la colonisation et appeler au renversement du système colonial. Vous rappelez que «l'ALN était composée de simples paysans encadrés par des étudiants formés pour la plupart en arabe dans les écoles des oulémas». Si beaucoup de disciples des oulémas ont très tôt rejoint le FLN, c'est justement parce que ceux-ci ne leur offraient pas d'alternative indépendantiste radicale. Rappeler qu'avant 1956, cette organisation n'était pas convaincue de l'utilité du combat armé, ce n'est pas nier les vieilles convictions indépendantistes de certains de ses membres (Larbi El Tebessi, El Fodil El Ouartilani, etc.).
C'est simplement relever le contraste entre les positions individuelles de ces derniers et son attitude, en tant qu'association, prudente et attentiste. C'est donner à sa contribution à la lutte de libération ses dimensions véritables. On ne peut considérer les oulémas comme les «pères de l'indépendance» lorsqu'ils n'en ont été que des parents plus ou moins éloignés.
La langue, clé de l'identité ?
«Il n'y a pas de nationalité sans identité nationale et la clé de l'identité est la langue», écrivez-vous. Votre connaissance de l'atlas linguistique du monde est visiblement peu étendue. La Suisse a quatre langues officielles : laquelle est, selon vous, la «clé de l'identité helvétique» ? Et lequel, du quechua ou de l'espagnol, véhicule «l'identité nationale péruvienne» ? Et si la langue est la «clé de l'identité», pourquoi les Serbes, les Croates et les Bosniaques se sont-ils déchirés aussi cruellement dans les années 1990 alors qu'ils ont une langue commune, le serbo-croate ? Et le maltais, n'est-il pas un parler arabe maghrébin ? Les Maltais ont-ils adhéré à l'UMA ou à l'Union européenne ? La langue n'est pas partout la «clé de l'identité» nationale. Elle l'est pour beaucoup de nations opprimées et, surtout, pour certains Etats, comme la France, dont le modèle linguistique vous inspire. Vous soutenez que les clivages linguistiques entre francisants et arabisants recoupent des clivages sociaux riches/défavorisés.
Ceci peut être vrai, mais votre propos doit être nuancé car il y a bien des «arabisants» aisés, dont certains sont les mécènes des mouvements islamistes. En plus, au sein d'un même groupe «unilingue», des usages linguistiques différents peuvent renvoyer à de véritables divisions de classes. Un des critères de la distinction, très courante dans le patrimoine arabe, entre «el khassa», élite cultivée et raffinée, et «el âmma», nébuleuse humaine inculte et grossière, n'est-il pas la maîtrise et l'usage de la «fusha» ?
Y. T. : journaliste
(A suivre)


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