Mourir tranquille pour ce père de 73 ans, c'est faire la lumière sur les conditions de la disparition de son fils et le revoir «mort ou vivant». Ce vœu est sur les lèvres de toutes les familles que nous avons rencontrées à l'association SOS Disparu(e)s, soutenant les mères, les pères, les enfants… des Algériens enlevés par les agents de l'Etat dans les années 1990, et ce, quelle que soit leur position vis-à-vis de l'ordonnance du 27 février 2006 sur l'indemnisation des disparitions. Il en est à nouveau question depuis fin février, alors que le gouvernement vient de reporter la date du dépôt du dossier des indemnisations des familles à une date ultérieure. Il en est à nouveau question, alors que les familles se disent «victimes d'actes d'intimidation» visant à les obliger à déclarer leurs disparus décédés pour clore définitivement le dossier. Il en est à nouveau question, alors que depuis début février, SOS Disparu(e)s subit des contrôles de gendarmerie sans mandat officiel. Le 9 février dernier, deux gendarmes de la brigade de Bab Djedid se présentent «sans mandat officiel» dans les locaux de l'association afin d'interroger sa présidente, Fatima Yous, à propos de ses activités,. Elle refuse de répondre aux questions «tant qu'aucun mandat ne lui sera présenté». Le 4 février 2010, les mêmes gendarmes se présentent dans les locaux de SOS-Disparu(e)s, prétendant venir vérifier «si l'association dispose d'un agrément pour mener à bien ses activités en Algérie», dénonce SOS-Disparu(e)s. «La vérification de l'agrément de l'association relève des prérogatives du ministère de l'Intérieur et non pas de celui de la Défense nationale. Ceci, n'est-il pas une forme d'intimidation ?», s'interroge la présidente de l'association et grand-mère d'Amine, disparu en 1997. Du côté des victimes, les familles parlent aussi de «pressions». «Réclamer une indemnisation contre la déclaration du proche disparu décédé n'est ni plus ni moins qu'un subterfuge ayant pour but de clore le dossier des disparus», témoignent-elles de façon unanime. «Les familles désireuses de bénéficier de cette indemnisation doivent présenter un constat de disparition établi par les services de sécurité afin d'obtenir le droit de déclarer le proche décédé par jugement, étape obligatoire pour cette procédure», explique Merouane Azzi, avocat responsable de la cellule chargée de la réconciliation nationale au niveau de la cour d'Alger. Et d'ajouter : «Ces familles, seules habilitées à demander l'indemnisation, doivent se rapprocher des commissions de leur wilaya afin de se renseigner sur les étapes à suivre.» Du côté des familles, les choses ne sont pas aussi simples . «Les autorités harcèlent les familles avec des convocation répétitives les assignant à se présenter au tribunal, dénonce Ali M. On a même essayé de me faire signer une feuille qui ne contenait aucun texte !», rapporte-t-il. Sa timidité et son accent kabyle n'ont pas empêché Ali de raconter cette nuit dans son quartier de Bachdjarrah. Le regard embué et les mains tremblantes, il se souvient «des policiers ont envahi le quartier pour prendre quatre individus dont Abdallah». La trentaine, employé dans une entreprise étatique, le jeune homme n'a donné aucun signe de vie depuis ce jour-là. «J'ai frappé à toutes les portes, en vain. Les autorités n'ont pas daigné m'expliquer ce qu'a fait mon fils, pour quelle raison il a été enlevé, pour disparaître jusqu'à aujourd'hui», déplore le père de famille. Depuis sa création en septembre 2001, sous la houlette de deux bouts de femme, Fatima Yous et sa fille Nassera Dutour (elles-mêmes touchées par ce drame depuis la disparition de Amine en janvier 1997, fils de Nassera, à l'âge de 20 ans), l'association reçoit quotidiennement des dossiers de familles accrochées à l'espoir de faire la vérité sur la disparition d'un proche et qui demandent aux autorités d'effectuer des recherches. «Comment voulez-vous que je déclare mon fils mort, alors que je n'ai pas vu son corps ?, s'indigne Nassera, sur un ton de révolte et de rage remplaçant l'abattement et la peur des premières années de son combat. Tant que je n'ai pas mon fils sous mes yeux, je continuerai les recherches pour le retrouver et établir la vérité sur sa disparition.» JUSTICE SOI-MÊME Entre le besoin de bénéficier de l'indemnisation et la contrainte de reconnaître le proche décédé — ce qui mettrait fin aux recherches — les familles divergent. «Ils veulent faire justice eux-mêmes. Je ne veux pas de cette indemnisation visant à acheter notre silence. Mon fils est plus cher que tout ce qu'on peut me donner», s'exclame Ghania, mère de Farid, disparu en 1997 à l'âge de 32 ans. «Ce jour-là, des militaires se sont présentés chez sa grand-mère, rue Didouche Mourad où il a passé la nuit. Ils l'ont pris sans mandat d'arrêt. Le lendemain, son frère, policier, a entamé les recherches dans toutes les casernes militaires et les commissariats, sans succès. Un policier lui a dit ironiquement : "Puisque tu es policier, tu n'as qu'à chercher ton frère toi-même"», se souvient Ghania. Des années après la disparition de son fils, la famille reçoit encore des convocations du commissariat du 5e, pour se présenter au tribunal et certifier… la mort de leur enfant. Accepter l'indemnisation est pour certaines familles «une forme de chantage pour pouvoir recevoir la pension du mari défunt», tel que le décrit l'épouse de Abdelhamid K. Cet architecte, disparu en 1996, a laissé une épouse et trois enfants. La jeune femme, elle, n'a pas eu à réfléchir deux fois avant d'entamer les procédures pour fournir le dossier des indemnisations et se faire octroyer 700 000 DA. «En étant au chômage avec trois enfants à charge, nous vivons mes enfants et moi chez mes parents. Je ne pouvais refuser une telle offre pour enfin débloquer l'argent de mon mari en banque et alléger ainsi les dépenses de mes parents grâce à la pension mensuelle que je perçois depuis que j'ai effectué la déclaration. Quant au souvenir de mon mari, il restera gravé dans ma mémoire et mon cœur, je continuerai à le chercher, mais mes enfants ont vraiment besoin de cet argent. Il ne faut pas croire, cela m'a coûté de demander le jugement de décès de mon mari», se désole la jeune femme au regard innocent. «J'ai déjà sollicité des avocats afin de déposer plainte contre les auteurs de sa disparition, ce qui n'a jamais abouti. Ma dernière avocate a reçu des menaces à son bureau, l'obligeant à abandonner mon affaire !», affirme la jeune femme. Toutes ces familles ont vécu le même supplice : morgues, casernes et commissariats… «Je suis devenue presque folle lorsque j'ai su que mon fils a été enlevé. Il y avait une petite voix au fond de moi qui me disait que je n'allais pas le revoir de sitôt», raconte Nassera, la mine triste et le regard vide. Fatma Zohra, veuve et mère de six enfants, n'est pas prête à faire des concessions, même si elle a touché l'indemnisation. «Même si j'ai accepté, cela ne m'empêche pas de poursuivre mon combat. S'il est mort, je veux son corps ! Et s'il a enfreint la loi, qu'on le juge, qu'on le condamne ou qu'on l'innocente mais qu'on ne nous laisse pas dans cette ignorance qui nous tue à petit feu !» Et d'indiquer : «J'ai demandé par le passé à Farouk Ksentini, président de la Commission nationale de promotion et de protection des droits de l'homme (CNPPDH) de nous aider dans nos recherches. Il m'a assuré que l'Etat avait les moyens et les compétences pour effectuer des tests ADN afin d'identifier les morts», LA PEUR EST PARTIE En parallèle, les familles des disparus ont saisi la Commission des droits de l'homme de l'ONU, la Fédération internationale des droits de l'homme, Amnesty international et Human Rights Watch. Ces organisations n'ont pas manqué d'intervenir maintes fois auprès des autorités algériennes, demandant la constitution d'une commission d'enquête indépendante, mais aucune réponse concrète n'a été apportée. «Nous ne demandons pas des indemnités, mais une commission vérité au cas par cas et la recherche de la vérité en procédant à des investigations», souligne Nassera. Ces familles qui se rassemblent chaque mercredi matin devant le siège de la CNPPDH campent sur leurs positions. «Que l'Etat algérien se soumette à ses obligations internationales et prenne toutes les mesures nécessaires pour faire la lumière sur le sort de tous les disparus.» En dépit du risque qu'elles encourent à chaque fois qu'elles manifestent avec des banderoles portant des slogans hostiles aux autorités, les familles restent déterminées. «Dans les années 1990, j'avais très peur, je fermais tout à clé même en plein jour, comme toutes les familles menacées par le terrorisme, témoigne courageusement Fatima, la grand-mère d'Amine. Mais depuis la disparition de mon petit-fils, la peur est partie avec lui.»