Pour le professeur Madjid Benchikh, il ne s'agit pas d'ouvrir 100 000 enquêtes. Ce n'est pas une question de chiffres, mais de mesures politiques. Belle image en soi que celle de Chérifa Keddar et Nassera Dutour unies pour la bonne cause. Les présidentes de Djazaïrouna et du Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA), auxquelles s'est joint Somoud du défunt Ali Merabet, font front commun depuis 2006, à travers la coalition d'Associations des victimes du terrorisme et de disparitions forcées, pour faire face à l'amnésie imposée par la charte pour la paix et la réconciliation nationale (CPRN). Trois ONG emblématiques qui ont décidé de mutualiser leur capital lutte pour exiger que vérité et justice se manifestent, et que les émirs blanchis tous comme les agents de l'Etat amnistiés en bloc puissent rendre des comptes de leurs forfaits. Dans une trentaine de pays qui ont vécu des traumatismes similaires, cela a été pris en charge par une commission «vérité et justice» (ou «vérité et réconciliation»). Sous nos latitudes, la réconciliation a été imposée par le haut. Depuis, toute velléité d'ouvrir l'épineux «dossier des années 1990» est passible de poursuites. D'où le mérite de ces associations qui font preuve d'un grand courage politique en proposant un «contre-récit» dans un contexte hautement verrouillé. Elles le font avec les moyens du bord, dans des conditions très difficiles, en multipliant séminaires, ateliers, manifs, rassemblements, commémorations, bravant les matraques des flics et l'hostilité d'une partie de la société qui voit d'un mauvais œil que l'on «exhume les vieux démons» de la «décennie noire». Pas facile, en effet, de reparler de «ça» dans l'Algérie «post-moussalaha». Et c'est précisément pour questionner, de nouveau, ce passé si envahissant, et surtout si douloureux, que la coalition a tenu un séminaire samedi dernier quelque part à Alger (un lieu que nous ne pouvons préciser, à la demande des organisateurs) en remettant la quête de la vérité au cœur de l'équation. D'où le slogan de cette rencontre : «Nous voulons la vérité !» Et cet intitulé : «La recherche de la vérité et la lutte de la société civile.» «Le pouvoir politique, premier obstacle à la vérité» C'est le juriste Madjid Benchikh, professeur émérite, ancien président de la section-Algérie d'Amnesty International, qui met, le premier, les pieds dans le plat dans un exposé intitulé : «Les obstacles politiques à la recherche de la vérité en Algérie». Tout est dit dans le titre : pour le professeur Benchikh, «le premier obstacle à la recherche de la vérité, c'est le pouvoir politique». Ce «nous voulons la vérité» résonne en lui comme un «cri». «Pour moi, ce cri exprime un énoncé très clair de ce que souhaitent les familles. Cela dit aussi toute la détermination de ces familles qui, malgré les difficultés, malgré le fait qu'on les frappe dans la rue, qu'on les empêche d'arborer les portraits de leurs enfants enlevés, tués, cachés, n'ont jamais renoncé à revendiquer la vérité.» L'ancien doyen de la faculté de droit d'Alger fera remarquer que cette problématique «se retrouve dans tous les pays qui ont connu une forte répression du fait d'un pouvoir autoritaire, comme ce fut le cas en Espagne, en Argentine ou au Chili». Madjid Benchikh s'attachera ensuite à démonter méthodiquement les arguments de ceux qui soutiennent que la vérité serait impossible à établir dans les situations de violences massives. «Il faut répondre que la vérité est toujours possible. Quand il y a un fait, c'est ce fait en lui-même qui est la vérité. Il suffit de le chercher et de l'établir clairement. Le fait, ce sont les personnes victimes de disparitions forcées ou du terrorisme islamiste».Autre argument que récuse le juriste : celui qui veut que «la vérité [serait] impossible, car il y a des dizaines de milliers de victimes. Or, rétorque le professeur, il ne s'agit pas d'ouvrir 100 000 enquêtes, mais d'engager un processus de recherche de la vérité. Ce n'est pas une question de chiffres, mais de mesures politiques». Et d'asséner : «On ne construit pas sur le mensonge», prévenant de l'effet boomerang que pourrait provoquer les drames refoulés et qui pourraient nous éclater à la figure à tout moment. «Il est important de savoir ce qui s'est passé, dans quelles conditions ont été effectuées les disparitions forcées, sous quel système. Pourquoi avons-nous vécu cette violence politique dans les années 1990 ? C'est parce que le système politique a des caractéristiques qui conduisent à la violence politique. Il faut donc une analyse claire des conditions politiques dans lesquelles cela s'est produit.» Madjid Benchikh glissera, au passage, cette importante nuance : «Que le pouvoir soit tranquille : il ne s'agit pas de se venger, mais de rendre justice à ces familles. Ce qui est attendu, c'est d'abord un changement de comportement à l'égard de ces familles. Il n'est plus tolérable de les tabasser. Il faut plutôt les aider à retrouver leur fils ou leur mari s'il est vivant, ou dire dans quelles conditions ils sont morts. C'est une question d'honnêteté.» Tragédie sémantique Le professeur Benchikh estime, en outre, qu'il ne faut pas attendre un changement de régime politique pour réclamer une commission pour la vérité et la justice. Le conférencier n'omet pas de lancer un appel aux partis politiques, aux associations, aux médias, pour soutenir cette revendication. «Certains partis considèrent qu'ouvrir cette page de notre histoire revient à mettre le doigt sur la plaie. Mais couvrir cette plaie, c'est la pérenniser.» Il préconise donc d'engager un processus de parole où toute vérité serait justement bonne à dire. «Pour guérir, il faut dire», martèle-t-il en insistant sur le fait qu'«il ne s'agit pas d'organiser la vengeance». «Les familles n'ont aucun désir de vengeance. Elles veulent juste la vérité afin de faire leur deuil.» Et de conclure : «On ne peut attendre qu'il y ait la démocratie pour engager ce processus. Il n'y a pas de démocratie sans vérité.» Chérifa Keddar entame pour sa part son allocution en soulignant, à la suite de Madjid Benchikh, que «la vérité est le seul moyen pour les victimes des deux bords de faire leur deuil dignement». Elle dénonce le fait qu'«on offre l'impunité aux criminels et on impose le silence aux familles des victimes». Et de sérier toutes les pressions, les intimidations, subies par les familles des victimes des années 1990. Chérifa Keddar conteste la notion de «tragédie nationale» mise en avant dans la charte, et qui renvoie dos à dos criminels et victimes, estime-t-elle. «Il n'y a plus de criminels. Il n'y a plus de victimes. Personne n'est responsable. A croire que ces familles parlent de quelque chose d'imaginaire.» Pour elle, cette loi «instaure l'impunité et impose le déni du droit à la vérité». «Les indemnisations ne font que corroborer cette tendance», appuie-t-elle. «C'est une manière de corrompre les victimes», argue la présidente de Djazaïrouna en indiquant qu'en fait d'indemnité, il serait plus juste de parler de «pension». «L'indemnité doit répondre au principe de réparation juste au préjudice subi et on ne peut l'assimiler à une pension symbolique», dit-elle. Chérifa Keddar a mis l'accent, en outre, sur le travail de la coalition qui a œuvré, entre autres, à la rédaction d'une charte alternative intitulée : Charte pour la vérité, la paix et la justice. Le ton y est donné dès le préambule : «Le peuple algérien rappelle que l'Etat a le devoir de protéger ses citoyennes et ses citoyens et toute personne présente sur son territoire. Il estime nécessaire d'établir la responsabilité pénale des commanditaires, des instigateurs et des auteurs des violations graves des droits de l'homme, quel que soit leur statut. Par ailleurs, le peuple algérien exige que soit engagée la responsabilité de l'Etat pour les agissements de ceux de ses agents qui ont gravement violé les droits de l'homme.» Chérifa Keddar a évoqué, par ailleurs, le remarquable travail documentaire effectué par son association en vue de recueillir un matériau qui serait mis, en temps voulu, à la disposition d'une «commission vérité» si celle-ci venait à être créée. «Nous avons les témoignages, les photos, les dates, les lieux. Nous avons fait un travail de fourmi. Et ce travail permettra de rétablir une partie de la vérité.» De son côté, Nassera Dutour est revenue sur les temps forts qui ont jalonné le combat de SOS Disparus et du CFDA. «Nous voulons la vérité, mais nous voulons aussi la justice», dit-elle d'emblée en soulignant que «la vérité est l'un des piliers de la justice». Nassera Dutour raconte comment la charte pour la paix et la réconciliation nationale a sapé le moral des familles de disparus : «Il y avait une telle tristesse sur les visages. Nous étions comme des femmes battues. Nous avions reçu une grosse claque politique.» Elle se souvient aussi de l'acharnement contre les militants de SOS Disparus durant la campagne référendaire : «Avant l'adoption de la charte, nous avons mené campagne pour dénoncer cette charte, et cela nous a valu des menaces de mort. On a saccagé notre bureau. Si bien que nous avons été coupés dans notre élan.» Pour apaiser les cœurs meurtris Pour la fondatrice de SOS Disparus, «c'est la vérité qui permet d'apaiser les esprits. D'avoir le sourire. De pouvoir profiter des fêtes». L'arrivée de Bouteflika au pouvoir en 1999, les familles de disparus l'accueillent avec un slogan sur mesure, poursuit l'oratrice : «Ya raïs Bouteflika, walech khayef mel haqiqa (pourquoi Président avez-vous peur de la vérité ?) Elle se remémore l'autre claque reçue du même président lors de ce fameux meeting de la salle Harcha, en été 1999, au moment où il faisait campagne pour la concorde civile. Une mère de disparu l'interpelle publiquement et Bouteflika sort de ses gonds en s'écriant : «Mais ils ne sont pas dans ma poche !» «Il nous a traitées de pleureuses en disant : ‘ bahdaltouni', vous me faites honte dans le monde.» Pour Nassera Dutour, cette phrase assassine avait du bon : «Cela voulait dire que le monde entier avait entendu parler de nous.» Le même Bouteflika qui, ajoute-t-elle, «nous a présenté ses condoléances en nous disant : vos enfants sont morts, et le passé est mort. elli fat mate ! Nous lui rétorquons simplement : s'ils sont morts, alors, rendez nous les corps». Mme Dutour se félicite toutefois du fait que la cause des familles de disparus gagnait en reconnaissance au fil des années : «Toute la presse parlait de nous désormais. Pour nous, c'était important. Il fallait gagner la confiance des Algériens, car pour beaucoup, nous étions les familles des égorgeurs.» Nassera Dutour évoque ensuite les quelques dispositions initiées par le gouvernement pour répondre aux doléances des familles de disparus, notamment avec le fameux «mécanisme ad hoc» mis en place en 2003. «Ce n'était pas un dispositif d'enquête, mais juste une interface entre les pouvoirs publics et les familles des disparus. Il n'empêche qu'on a marqué un point», dit-elle en indiquant que 6146 cas ont été recensés dans le cadre de ce dispositif. «Pour nous, c'était une autre forme de reconnaissance.» Après, il y eut la Charte et son pack «amnistie-amnésie». Nassera Dutour cite à ce propos l'ordonnance du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la CPRN, et qui stipule clairement en son article 46 : «Est puni d'un emprisonnement de trois à cinq ans et d'une amende de 250 000 à 500 000 dinars quiconque qui, par ses déclarations, ses écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international.» Le dernier passage fait ici ouvertement écho au «bahdaltouna» de Bouteflika. Mais les familles de disparus continuent plus que jamais à observer leur rituel du mercredi en criant : «Nous voulons la vérité !» sous la fenêtre de Farouk Ksentini.