Politique et poétique de la relation. L'entrée en matière a de quoi surprendre l'auditeur moyen venu écouter une intervention sur le thème trop parlant : « Crise coloniale, crise mondiale ». Le philosophe, poète et écrivain antillais, Edouard Glissant, a su captiver son auditoire dans une salle archicomble. Avignon : De notre envoyé spécial Avignon, pour sûr qu'on y vient pour se détendre dans un des mille spectacles théâtraux ou musicaux qui occupent la ville en juillet. Mais pas seulement ! Loin de là. La chapelle du Verbe incarné, qui chaque année propose des œuvres d'Afrique et des territoires français d'outre-mer, sait parier sur la soif de réflexion du public. Ainsi, après avoir rendu l'an dernier un hommage appuyé à Aimé Césaire, une série de rencontres avait pour sujet : « La semaine du Tout-Monde ». L'écrivain Edouard Glissant, qui porte bien ses 81 ans, devait y développer sa pensée sur la « dimension monde », objet de son dernier livre Philosophie de la relation (Gallimard 2009). Il prend à contre-pied l'auditoire qui chercherait des certitudes : « Il y a une solitude fondamentale de chacun face à la complexité et la nécessité du rassemblement. » Cette phrase, fruit d'un travail de plusieurs années, est ainsi assénée quelques mois après une des plus vibrantes manifestations aux Antilles. Face à cela, on est donc seul, après un vingtième siècle où les révolutions furent lancées comme autant d'espoirs déçus de changement du monde. Oui, suppose Edouard Glissant qui voit plus loin que les mouvements, même de grande ampleur. Il ne croit plus à l'« unanimité » : « C'est le rapport à soi qui compte. » Le monde a changé. Il fut un temps où croire à la projection de soi et des siens dans le monde voulait dire quelque chose. Aujourd'hui, on est parvenu « à une divagation totale du monde ». Si on regarde l'histoire, « chaque période a sa ligne de force. Mais maintenant le monde est devenu imprévu. Pouvons-nous vivre dans la surprise ? Peut-on concevoir d'agir dans l'imprévu ? ». Où est dès lors la part de folie qui peut assaillir les êtres humains, désespérés de ne pouvoir rien faire face au désordre du monde. Où se placent les idéaux du mieux ? Nous sommes désormais dans « l'inextricable », pense Edouard Glissant. Un incompréhensible qui pousse à ne plus savoir définir son territoire et entraîne aux errements les moins rationnels. Des propos de l'écrivain ne pourraient-ils pas, pour ce qui concerne notre pays, nous amener à ces questionnements, notamment pour ce qui est des « harraga ». C'est en pensant à ces jeunes et moins jeunes capables d'affronter l'adversité de l'exil sans espoir ou la mort, que nous écoutions le professeur Glissant dire : « La politique c'était juste là ce qui rassurait : combat contre l'impérialisme, le colonialisme, pour la démocratie, le socialisme. Aujourd'hui, même si nous continuons ces combats, on sait qu'ils n'intéressent plus la situation actuelle du monde. » Pour l'orateur, il faut alors examiner « la totalité des lieux », passer du statut « d'habitants possibles » à celui d'« habitants réels ». Il faut s'y résoudre, « le mouvement du monde ne se fait plus dans des grands ensembles » ou de grandes théories ou idéologies, mais « dans la mise en relation » de petites entités. Il y a urgence à repenser la « mondialité ». Ainsi, annonce-t-il dans son dernier ouvrage : « Il n'y a pas que cinq continents, il y a les archipels, une floraison de mers, évidentes et cachées, dont les plus secrètes nous émeuvent déjà. Pas que quatre races, mais d'avant aujourd'hui d'étonnantes rencontres, qui ouvraient au grand large. Elles étaient là, nous les voyons. Il n'y a pas que de grandes civilisations, ou plutôt : la mesure même de cela qu'on appelle une civilisation qui cède à l'emmêlement de ces cultures des humanités, avoisinantes et impliquées. Leurs détails engendrent partout, de partout, la totalité. Le détail n'est pas un repère descriptif, c'est une profondeur de poésie, en même temps qu'une étendue non mesurable. » Un long chemin qu'il nous invite à emprunter.