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Témoignage sur la lutte de Libération nationale (1er partie)
Publié dans El Watan le 28 - 07 - 2010


Rappel du contexte
Nous sommes en été 1961, après la suspension de la première rencontre algéro-française d'Evian I qui a lieu du 20 mai au 13 juin 1961, dont la cause était l'exclusion par la partie française du Sahara (soit plus 80% du territoire national) dont elle voulait garder les richesses du sol et du sous-sol et l'intransigeance de la partie algérienne quant à l'intégrité du territoire national, il fut décidé d'un commun accord la reprise des négociations qui, cette fois, auront lieu à Lugrin et s'étendront du 20 au 28 juillet 1961.
Avant d'évoquer l'action militaire à laquelle j'ai participé et qui se déroula durant le face- à-face diplomatique de Lugrin, une brève rétrospective s'impose pour mieux éclairer le lecteur.
L'action armée au service du but politique
La proclamation du 1er Novembre 1954 faite au nom du Front de Libération Nationale avait clairement défini le but politique de la lutte et fait de l'Armée de Libération Nationale le principal instrument de cette lutte. Jusqu'en 1958, l'ALN, grâce aux énormes sacrifices qu'elle a consentis, n'avait cessé de monter en puissance. Durant cette même période, on assista également à un redéploiement sans précédent des forces ennemies. Le potentiel militaire, économique et démographique auquel l'ALN était confronté était celui de la quatrième puissance mondiale. La détermination française s'exprima par le rappel de plusieurs classes de réservistes, le transfert sur l'Algérie du corps expéditionnaire d'Indochine, ainsi que l'engagement des forces qui étaient jusqu'en 1956 en Tunisie et au Maroc. A toute cette mobilisation venaient s'ajouter des moyens auxiliaires (milices recrutées dans les rangs des Européens d'Algérie, ainsi que des dizaines de milliers de mercenaires autochtones, harkis ou goumiers). Pour isoler les combattants des Wilayas de l'intérieur de leurs bases logistiques situées chez nos voisins, l'ennemi érigea le long des bandes frontalières Est et Ouest des lignes fortifiées sur lesquelles il déploya d'énormes moyens humains et matériels.
Les méthodes de la lutte antiguérilla mises en œuvre par les Français passèrent rapidement des «ratissages» engageant des forces territoriales, sur des aires géographiques et sur une période relativement limitées, à des actions de plus grande ampleur engageant de puissantes forces de réserve qu'il concentrait sur chaque Wilaya sur de longues périodes, fouillant le moindre buisson à la recherche de nos combattants, ne leur laissant aucun répit pour reprendre leur souffle. Ces grandes opérations, qui furent baptisées des noms de Challe, Etincelles, Jumelles, Emeraudes, Pierres précieuses, Marathon, etc., s'exercèrent sans relâche sur nos combattants et soumirent nos populations aux pires exactions. Elles étaient accompagnées par des regroupements massifs de nos paysans dans des camps dans le but de couper le lien ombilical les reliant aux combattants. On vida de ce fait les campagnes de leurs habitants en constituant des zones interdites où l'aviation avait pour mission de tirer sur tout ce qui bougeait, y compris les animaux domestiques. Parqués hâtivement et sans état d'âme dans ces camps appelés pudiquement de regroupement, privés du jour au lendemain de leurs moyens de subsistance, bon nombre d'entre eux périrent de famine. Comme en témoigne Michel Rocard, qui fut chargé à l'époque par les autorités françaises d'enquêter à ce sujet. Il a confirmé les faits lors d'une émission en 2009 sur la chaîne «Histoire», estimant qu'il y a eu de graves négligences dans la prise en charge du ravitaillement de ces populations par les autorités concernées.
Toutes ces actions répressives n'ont pas été sans affaiblir le potentiel de lutte de nos combattants de l'intérieur, notamment dans certaines zones.
La mise en place des barrages aux frontières dont le franchissement devenait de plus en plus difficile a fait que des milliers de combattants provenant des Wilayas de l'intérieur, de la communauté algérienne vivant à l'étranger (France, Maroc, Tunisie essentiellement) se sont trouvés massés à l'extérieur des frontières Ouest et Est, attendant l'opportunité de passer à l'intérieur.
Le commandement a, tout au long des années 1957 et 1958, tenté des franchissements avec de gros effectifs, la grande bataille de Souk Ahras d'avril 1958, et l'opération «Amirouche» de novembre 1959 à laquelle j'ai moi-même participé en tant que jeune chef de bataillon sont les pics marquants de ces tentatives.
Toutes deux n'ont pu atteindre leurs objectifs, à savoir l'envoi de renforts conséquents d'hommes et d'équipements aux Wilayas qui en avaient tant besoin et se sont soldées, la première, par de lourdes pertes après des combats héroïques, et la seconde fut stoppée net par l'ennemi qui, renseigné au préalable, avait déployé d'énormes moyens pour la contrer (j'aurais l'occasion, si Dieu me prête vie, de la relater ultérieurement). Il ne restait plus au commandement que de revenir aux infiltrations de petits détachements qui parvenaient non sans peine à destination. Aussi, le commandement se devait de prendre en charge ces combattants tant au plan logistique que de leur emploi. Avec la création du GPRA, en septembre 1958, et la nomination des ministres des Forces armées, de l'Armement et du ravitaillement et des renseignements et liaison, on marqua la volonté d'une meilleure prise en charge de la conduite de la lutte armée sous ces différents aspects. En parallèle furent désignés deux chefs d'état-major, l'un pour la partie Est (Colonel Mohammed Saïd, dit Si Nacer) et l'autre à l'Ouest (Colonel Boumèdiene).
Un premier effort de valorisation du potentiel militaire fut entrepris grâce à l'arrivée de dizaines d'officiers venant de l'armée française (dont certains apportaient l'expérience de leur participation au dernier conflit mondial et celui de l'Indochine) ainsi que de ceux sortis des écoles du Moyen- Orient à partir du deuxième semestre de l'année 1958. Ils fournirent l'encadrement des écoles et centres d'instruction et ont servi dans les structures tant logistiques qu'opérationnelles ainsi que dans certains ministères engagés dans l'effort de guerre.
Cet effort s'amplifia durant toute l'année 1959 où des milliers d'hommes furent formés et intégrés, toutes origines confondues, à de nouvelles unités constituées sur des bases modernes. Cet amalgame renforça l'esprit national. Mais c'est avec la nomination d'un état-major général dirigé par le colonel Boumédiene, assisté de trois adjoints à partir du début de l'année 1960 qu'allait se constituer progressivement un puissant appareil de combat avec lequel l'ennemi (qui considérait être proche de la victoire militaire) devait désormais compter. C'est à partir de ce moment qu'on assista à une montée en puissance de ces forces devenues de plus en plus nombreuses grâce à l'apport humain venu de toutes parts, de mieux en mieux organisées, aguerries, entraînées, équipées et soutenues.
Elles purent mener des actions permanentes contre le dispositif ennemi déployé aux frontières, en combinant actions décentralisées du style guérilla, relevant des échelons subalternes, aux grandes attaques généralisées décidées par l'échelon supérieur.
Elles constituaient pour l'ennemi un abcès de fixation qui l'amena à mobiliser de plus en plus de moyens, ce qui allégea quelque peu sa forte pression sur les Wilays de l'intérieur. Pour permettre aux représentants de la partie algérienne de négocier en position de force, l'état-major général décida d'intensifier les actions militaires sur l'ensemble des frontières. C'est ainsi que les missions furent réparties sur les forces des zones opérationnelles Nord et Sud, lesquelles les répartirent à leur tour sur des sous-zones dont le commandement était confié aux adjoints des commandants de zone.
Appui militaire aux négociations politiques lors de la rencontre de Lugrin (du 22 au 28 juillet 1961
Je faisais partie d'une sous-zone placée sous les ordres du capitaine Mohamed-Ben Ahmed Abdelghani laquelle comprenait essentiellement, outre mon bataillon (19e), le 39e bataillon (Abderazak Bouhara), le 10e bataillon (Abdelkader Kara) et la 3e compagnie lourde zonale (équivalent du bataillon disposant des armes lourdes) de Si Abdelmalek Guenaïzia. Ce dernier, à l'époque, en stage d'artillerie en Tchécoslovaquie, le commandement par intérim était assuré par son adjoint Abdelmajid Boutouil. Nous reçûmes en renfort, outre la 5e CLZ de Si Mokhtar Kerkeb, une batterie d'une vingtaine de mortiers de fabrication artisanale appelé LTZ (initiales de trois hauts responsables tombés au champ d'honneur) arme d'un calibre d'environ 200 mm conçue pour lancer sur courte distance (200 à 300 m) une sorte de grosse grenade contenant une dizaine de kg d'explosifs. Les servants de ces armes, qui avaient reçu une formation sur leur emploi, étaient tous de jeunes recrues venant d'un centre d'instruction et qui allaient subir leur premier baptême de feu.
Description du dispositif ennemi de la sous-zone opérationnelle
Entre la ligne fortifiée à hauteur de Souk Ahras et la frontière algéro-tunisienne à hauteur de la localité de Sakiet Sidi Youcef (connue pour avoir été sauvagement bombardée par l'aviation française début février 1958), l'ennemi disposait de quatre postes avancés qui portaient le nom du «28», de Bourenane, d'El Gouard et d'El Hamri (ou Bordj M'Raou).
Ces postes étaient situés dans un espace leur permettant d'être à portée d'artillerie les un des autres pour se couvrir mutuellement lors de nos attaques. Celles-ci n'avaient pas cessé depuis leur implantation, et j'ai eu l'occasion d'évoquer dans un article paru en novembre 2000 dans les journaux Le Matin et El Khabar, la prise d'assaut par mon bataillon (19e) de la partie du poste d'El Hamri qui m'était affecté dans la nuit du 27 au 28 novembre 1960, que nous avons investi, capturé des prisonniers et récupéré des armes. J'ai été moi-même blessé grièvement à l'abdomen au cours de l'assaut.
Intentions du commandement de la sous-zone
Il s'agissait de rééditer, à peu de chose près, l'action du 28 novembre 1960 qui avait concerné les quatre (04) postes précités, mais le poste d'El Hamri n'était plus l'objectif principal (à investir) et les trois (03) autres à neutraliser. Il a été décidé de faire cette fois du poste d'El Gouard, l'objectif principal (à investir) et les trois autres à neutraliser.
La mission d'assaut était encore une fois confiée à mon bataillon (19e) appuyé en grande partie par la 3e et 5e CLZ et de la batterie des 20 LTZ, tandis que la neutralisation des autres postes revenait aux 10e et 39e bataillons partiellement appuyés par les deux CLZ. L'opération devait se dérouler en deux phases. La première consistait à tester le dispositif ennemi et mesurer la capacité de nos unités chargées des missions secondaires à neutraliser, même momentanément, l'artillerie des postes ennemis qui leur étaient affectés en réaction au puissant harcèlement de l'objectif principal par des éléments du 19e bataillon et de deux CLZ. On devait saisir cette occasion pour effectuer des tirs de réglage de quelques pièces de mortier à partir d'une position choisie pour l'attaque principale. Les LTZ ne devaient se manifester que lors de cette dernière.
Caractéristiques du poste d'El Gouard (objectif principal)
Situé à quelques dizaines de mètres des frontières algéro-tunisiennes, ce poste avancé qui avait déjà résisté à de nombreuses attaques des forces de l'ALN des années durant, se présentait comme une forteresse entourée de hautes murailles surmontées de blockhaus bétonnés abritant des mitrailleuses lourdes et hissées de miradors pourvus de projecteurs, qui à la moindre alerte balayaient de leur feu tout le terrain environnant.
Il disposait à l'intérieur d'armes lourdes, notamment des mortiers de divers calibres. Il était donc à l'épreuve de la panoplie d'armes qu'on avait utilisées jusque-là contre lui. Il était entouré de plusieurs lignes de barbelés truffées de mines explosives, bondissantes et éclairantes. Il disposait d'une seule entrée comportant des portes blindées séparées par des sas. Ainsi, sa pénétration ne pouvait avoir lieu qu'à travers cette entrée en faisant sauter les portes à l'aide de puissantes charges d'explosifs.
Tel n'avait pas été le cas du poste d'El Hamri que mon bataillon avait réussi à investir (dans la partie qui lui revenait) parce qu'il était situé sur un mamelon hérissé de blockhaus entourés de barbelés et de champs de mines à travers lesquels nous pûmes effectuer des brèches à l'aide de bangalores (tubes en plastique de plusieurs mètres bourrés d'explosif) et détruire les blockhaus avec nos bazookas (lance-roquettes anti-chars). Ceci donne une idée sur la complexité de cette nouvelle mission et des énormes risques auxquels on allait s'exposer au regard des infimes chances de réussite.
Jour J : opération destinée à tester la réaction du dispositif ennemi
Comme convenu, le harcèlement du poste d'El Gouard par des éléments de mon bataillon ne devait débuter qu'une fois l'achèvement de la mise en place du dispositif des troupes amies chargées du harcèlement des trois (03) postes ennemis, soit vers 21h00. Mes hommes déclenchèrent leur action comme prévu à l'aide de petits groupes armés de mortiers légers, de lance-roquettes antichars et d'armes automatiques légères pour les rendre moins vulnérables aux tirs ennemis. De loin, nous parvenaient des bruits d'échanges de coups de feu. La réaction de l'ennemi ne tarda pas à se produire.
D'abord, nos éléments furent soumis à un tir nourri des mitrailleuses nichées dans les blockhaus, puis des mortiers légers, puis subirent un déluge de feu d'artillerie lourde venant des postes voisins. Nous ne nous attendions pas à la riposte immédiate de cette dernière, pensant qu'elle allait être neutralisée par l'attaque de nos unités ne serait-ce que durant une dizaine de minutes en étant bien conscients de la disproportion des forces en présence.
Leur mission de harcèlement correctement remplie, mes hommes réussirent à décrocher en bon ordre. Les comptes rendus des trois chefs de compagnie qui me parvinrent durant la nuit ne me signalèrent aucune perte dans nos rangs. Ce fut la seule bonne nouvelle de cette nuit, préoccupé comme j'étais par notre impuissance à museler l'artillerie lourde ennemie même durant quelques minutes.
Briefing de la matinée de J + 1
Comme prévu, le capitaine Mohamed Ben-Ahmed Abdelghani (futur ministre de l'Intérieur de l'Algérie indépendante) présida dans l'après-midi du lendemain du jour J une mission pour écouter les comptes-rendus des chefs de bataillon, tirer des enseignements des actions entreprises et décider des dispositions à prendre pour les actions futures.A cette occasion, j'ai appris que l'unité qui devait harceler le poste qui se trouvait non loin de celui qui m'avait été affecté n'avait pas réussi à déployer son dispositif d'attaque suite, selon leur dires, au signalement par leurs patrouilles de reconnaissance de la présence de forces ennemies placées en embuscade sur leurs axes de progression.
Quant aux autres unités, elles avaient bien soumis leurs objectifs à leurs actions de harcèlement, mais n'avaient pas réussi à museler l'artillerie. J'imputais cela, au fond de moi-même, à l'insuffisance de préparation mais surtout à la disproportion flagrante des moyens mis en œuvre de part et d'autre.
Quoi qu'il en soit et malgré ces graves lacunes, le capitaine Abdelghani insistait à maintenir, comme prévu initialement la prise d'assaut du poste d'El Gouard, moyennant quelques correctifs dans l'exécution des actions secondaires. La mission principale revenant à mon bataillon, appuyé en grande partie par les deux CLZ, j'ai rappelé au cours du débat qui ne manqua pas d'être houleux et néanmoins fraternel, la disproportion flagrante entre le risque et l'enjeu. J'insistais sur le fait qu'on allait exposer nos hommes à subir d'énormes pertes sans disposer de la moindre chance d'investir le poste. D'autant que la neutralisation de l'artillerie ennemie s'avérait hypothétique. Je lui proposais alors de remplacer l'assaut par une série de puissantes attaques espacées dans le temps avec une panoplie d'armes non négligeable pour faire subir le maximum de pertes à l'ennemi tout en minimisant les nôtres. Finalement, ce mode d'action, soutenu par mes autres collègues, emporta l'adhésion du capitaine Abdelghani qui fut sensible à l'argument du coût humain et fit preuve à cette occasion d'une grande sagesse. L'action principale devait se dérouler en quatre vagues :
première vague : 21h00, bombardement du poste avec une vingtaine de LTZ ;
deuxième vague : 22h00, attaque des blockhaus avec une douzaine de canons sans recul (CSR), 57 mm ;
troisième vague : 24h00, attaque des blockhaus avec une douzaine de CSR, 75 mm ;
Quatrième vague : 0h30, bombardement du poste avec une douzaine de mortiers 81 mm avec utilisation d'obus de grande capacité (produisant le même effet que l'obusier de 105 mm). Toutes ces actions devaient avoir lieu sous la protection de nos sections de voltigeurs tout au long de leur déroulement.
Les autres bataillons chargés des actions secondaires devaient effectuer leurs premiers harcèlements dès le déclenchement du bombardement de l'objectif principal et tenter de poursuivre des harcèlements sporadiques aussi longtemps que possible. Tandis que les éléments chargés de la sûreté lointaine (installation de bouchons de mines et embuscades sur des axes d'interventions éventuelles de l'ennemi) ne devaient commencer leur décrochage qu'à partir de 1h30 du matin pour s'assurer du repli général de nos troupes. Il fut décidé de mettre en œuvre ce plan opérationnel dans 4 jours.
( A suivre)
– L'auteur est : ancien officier,
chef de bataillon de l'ALN,
ancien colonel de l'ANP, Commandant de Région militaire, ancien ministre.


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