Par K. Rahmaoui (*) De nos jours, nombreuses sont les voix juridiques, politiques et économiques qui s'élèvent contre la pénalisation des actes de gestion et prônent par conséquent l'engagement d'un système judiciaire algérien vers une complète dépénalisation. Certes, un contrôle excessif des actes de gestion serait de nature à déstabiliser l'entreprise, à ternir son image de marque, avoir un impact négatif sur la valeur même des actions, et par voie de conséquence décourager toute idée d'investissement. Or, tous les actes de gestion ne sont pas sains et peuvent très bien dissimuler des agissements frauduleux habiles, œuvres de dirigeants indélicats à la recherche d'un enrichissement facile, qui ne peuvent être dévoilés que si l'on accorde une importance accrue à la voie quotidienne de la société. A ce titre, l'abus de biens sociaux de l'entreprise (ABS) illustre très bien ces comportements déviants des dirigeants, lesquels nuisent non seulement aux intérêts suprêmes de l'entreprise, mais contribuent malheureusement à détruire l'économie nationale et faire, de ce fait, accentuer les misères du sous-développement. Aux Etats-Unis d'Amérique et selon l'association américaine «Certified Frauds Examiners», la fraude et les ABS coûtent aux entreprises plus de quatre cents milliards de dollars (400) par an. En Algérie, nous n'avons pas de statistiques dans ce domaine précis, mais une chose est certaine, les entreprises publiques en particulier souffrent énormément de ces délits d'ABS. Les éléments constitutifs du délit d'abus de bien social. «Au banquet de la corruption, l'or vaut plus que la foi». (Jacques Brillant). Le délit d'ABS, comme tout délit d'ailleurs, est constitué de deux éléments, un élément matériel et un autre dit intentionnel. L'élément matériel concerne les agissements de droit ou de fait émanant du dirigeant ou des représentants d'une société par actions qui «de mauvaise foi auront fait du bien ou du crédit de la société un usage qu'ils savaient contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement». Les biens sociaux de l'entreprise sont tous les éléments mobiliers ou immobiliers qui constituent son patrimoine, même si l'entreprise est locataire de ces biens. Le crédit social, quant à lui, concerne la confiance qui s'attache à l'entreprise, sa crédibilité et son image de marque. Le crédit social de l'entreprise, c'est aussi sa capacité à emprunter ou le fait de constituer des garanties. Le dirigeant ne possède donc pas le droit d'exposer au risque le capital social de l'entreprise, comme il ne lui est pas non plus permis d'utiliser à des fins personnelles sa réputation. L'intérêt de l'entreprise est au cœur même de la définition de l'ABS ; par cette protection, le législateur cherche à assurer la prospérité et la pérennité de la société. Cet intérêt diffère sans nul doute de celui de son dirigeant, car la société est un agent économique autonome qui poursuit un but bien distinct, non seulement de ses gestionnaires, mais aussi de ses propriétaires, salariés, clients, fournisseurs et créanciers. Par conséquent, tout acte de gestion en mesure de permettre au dirigeant de bénéficier d'un intérêt économique, professionnel ou même moral est considéré comme un ABS et est susceptible de déclencher des poursuites judiciaires sur les plans pénal et civil. L'élément intentionnel, quant à lui, concerne les intentions du manager au moment de l'accomplissement de l'acte de gestion. Pour qu'il y ait un ABS, le dirigeant doit avoir agi de mauvaise foi, c'est-à-dire avoir en conscience que son acte est contraire à l'intérêt social de l'entreprise et qu'il l'a accompli pour s'enrichir lui-même ou permettre aux tiers de s'enrichir au détriment des propriétaires des actions. Nous sommes donc en présence d'un véritable dol qui peut être indirect s'il permet de favoriser une entreprise dans laquelle le dirigeant est intéressé. Il appartient donc au juge d'examiner et d'apprécier l'acte au moment de sa conclusion afin de déceler tout indice en mesure de prouver l'intention délictuelle du dirigeant, comme dans les cas où l'autorisation du conseil d'administration (C A) n'a pas été sollicitée. Les exemples qui vont suivre nous donnent un aperçu sur des cas concrets d'ABS et permettent de mieux comprendre cette notion. Illustration jurisprudentielle et cas concerts constituants des abus de bien sociaux «Telle est la différence entre la corruption et la barbarie : l'une est plus féconde en vices, et l'autre en crimes». (Comte de Rivarol). Il est vrai que la loi est restée muette sur le contenu, l'étendue et le degré du délit d'ABS, cependant la jurisprudence a réussi à tracer les contours de cette forme de corruption passive, que l'on rencontre malheureusement souvent dans la gestion des entreprises publiques, et les cas concrets cernés par la jurisprudence nous éclairent davantage sur le contenu de ce délit qui demeure peu connu par les dirigeants : – prise en charge des travaux dans le domicile privé du dirigeant ; – affectation d'un véhicule, bien de l'entreprise pour les déplacements des membres de la famille du dirigeant ; – achat de livres, journaux, revues pour le compte personnel du manager, (ce point soulève la question pertinente de la facturation de complaisance) ; – dépenses inopportunes ; – prise en charge des frais de voyages n'entrant dans le cadre d'aucune mission (dans ce cas, le comptable qui valide la dépense est aussi responsable) ; – rémunération abusive ; – attribution illégale d'indemnités (dans ce cas précis, le manager commet à côté du délit d'ABS un deuxième délit plus grave, celui de la concussion) ; – salaires ou indemnités excessifs, accordés sans tenir compte des équilibres financiers de l'entreprise ni du travail réellement fourni ; – recrutement abusif d'un personnel dont la qualification ne correspond pas à l'activité de l'entreprise (une entreprise spécialisée dans le domaine de l'électronique ne peut recruter un ingénieur agronome et le rémunérer en tant que tel, sous prétexte des services rendus à l'entreprise par le père de l'intéressé) ; – prise en charge des dettes personnelles du dirigeant ; – cautionner un emprunt contracté par un proche du manager ; – transmission du courrier de l'entreprise par un moyen très onéreux pour la société, alors qu'il existe d'autres possibilités assurant la même qualité et la même sécurité ; – tout manque à gagner occasionné à l'entre- prise ; – appauvrissement de l'entreprise mère en affectant à l'une de ses filiales certains biens (dans ce cas précis, le gestionnaire pourrait protéger des intérêts particuliers au niveau de la filiale) ; – opération désavantageuse pour la société, menée dans le but de maintenir des relations amicales avec un tiers, comme dans le cas où le manager sponsorise les activités de certaines associations ou institutions, dont l'entreprise ne peut tirer aucun avantage ; – attribution de cadeaux ; – utilisation des locaux de l'entreprise comme lieu de réunion pour des campagnes politiques ou à l'occasion d'événements n'ayant aucune relation avec l'activité de l'entreprise ; – utilisation abusive des moyens de communication et de transport par le dirigeant ; – prise en charge des factures litigieuses dans le but de garder de bonnes relations avec le client ; – la non-réclamation des dus de l'entreprise ; – la non-résiliation d'un bail très onéreux. On déduit aisément des cas d'ABS examinés par les instances judiciaires que nous sommes en présence d'actes frauduleux portant gravement atteinte aux intérêts de l'entreprise. Il est donc intéressant de connaître les justifications fournies au juge par les gestionnaires poursuivis pour délit d'ABS. Arguments allégués par les dirigeants pour s'exonérer du délit d'abus de bien social «La pire des corruptions n'est pas celle qui brave les lois, mais celle qui s'en fait à elle-même». (Louis de Bonald). Chacun de nous a pu constater — avec un grand étonnement pour certains — lors des grands procès relatifs aux détournements de fonds dans de grandes SPA en Algérie, où l'Etat détient la totalité des actions, que les dirigeants mis en cause se cachaient habilement derrière les autorisations qui leur auraient été accordées par le C A ou l'assemblée générale (A G), avant d'exécuter les actes controversés. Les mêmes justifications sont aussi utilisées en matière d'ABS ; parfois, certains dirigeants reconnaissent qu'ils ont commis les actes qui leur sont reprochés mais précisent qu'ils ont agi de bonne foi. De telles aberrations n'existent, malheureusement, que dans les SPA propriétés de l'Etat, car il est inconcevable que des propriétaires privés d'une société prennent des décisions menaçant leurs propres intérêts. – Est-ce parce que l'Etat est propriétaire de l'entreprise que les organes de contrôle et de gestion se permettent l'inimaginable ? – Tout acte allant à l'encontre de la crédibilité de l'entreprise, menaçant son équilibre financier et sa pérennité ne peut être validé par aucun organe de gestion ou de contrôle. Ceux qui valident des actes de gestion déviants sont passibles de poursuites judiciaires pour complicité en matière d'ABS. Ainsi, les autorisations, quelle que soit leur origine, mettant à la disposition de certains managers et de leurs familles — même durant les week-ends — des véhicules biens de l'entreprise, notamment publique, sont nulles et de nul effet. Nous l'avons déjà souligné plus haut, le patrimoine de l'entreprise est bien distinct de celui de ses gestionnaires et propriétaires. C'est pour cette raison d'ailleurs que les salaires attribués aux managers doivent leur permettre de mener une vie conforme à leur statut. Certains dirigeants se réfugient aussi derrière «les services» qu'ils auraient rendus à l'entreprise, lui permettant à titre d'exemple de réaliser des bénéfices appréciables. Un tel raisonnement est inadmissible et témoigne de l'ignorance de certains gestionnaires de la notion même d'entreprise. Il en est de même pour ceux qui s'étonnent d'être poursuivis pour ABS d'une entreprise qu'ils ont créée eux-mêmes. Est-ce parce que la mère a donné naissance à son enfant qu'il lui est permis d'exposer sa santé au péril ? Accusé d'avoir financé avec les deniers de l'entreprise les fiançailles de sa propre fille, un dirigeant n'a pas hésité à justifier son acte par l'insignifiance des dépenses engagées, eu égard aux milliards que brasse l'entreprise qu'il gère. «Certes – répondit un sage juge – mais si chaque dirigeant de votre firme se mettait à financer les mariages et fiançailles de ses enfants, je suis presque certain qu'en fin de parcours votre société aura du mal à s'assurer des funérailles décentes !» Une autre légitimation qui témoigne sans doute d'un état d'esprit en parfaite contradiction avec toute mission de gestion et qui n'hésite pas à utiliser les biens de l'entreprise pour mener un train de vie extrêmement dispendieux. Après avoir étudié les arguments allégués par les dirigeants, nous examinerons ci-dessous le déclenchement de l'action publique en matière d'ABS, ainsi que les sanctions encourues par les dirigeants fautifs. La répression du délit d'abus de biens sociaux «Les institutions sont la garantie du gouvernement d'un peuple libre contre la corruption des mœurs, et la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement». (Saint Just). La répression du délit d'ABS soulève des questions pertinentes, notamment celles relatives à la prescription du délit et à la nature même de sa répression. Avant d'aborder ces deux importantes questions, il serait utile dans un premier temps de jeter un bref aperçu sur le déclenchement de l'action publique compte tenu de ses spécificités. COMMENT LE PARQUET DéCOUVRE-T-IL UN ABUS DE BIEN SOCIAL? Les informations relatives aux délits d'ABS arrivent à la connaissance du parquet par plusieurs voies : enquêtes ouvertes suite à la défaillance des services de l'entreprise ; les commissaires aux comptes qui sont tenus d'informer le parquet sur les entorses à la loi qu'ils constatent lors de l'exécution des missions qui leur sont confiées ; les plaintes et dénonciations des associés ou propriétaires des actions, et même dans certains cas des travailleurs ; les lettres anonymes. Devrions-nous attirer l'attention que le ministère public n'agit que s'il est en possession de preuves tangibles en mesure de prouver l'existence du délit. Nous ne souscrivons donc pas aux idées qui tentent à interdire au parquet de diligenter des enquêtes, sauf dans le cas où il serait saisi par les associés, organes de gestion ou les dirigeants mêmes. En effet, une telle approche mettrait en péril l'économie de l'Etat et déstabiliserait la paix sociale, car rares sont les cas où les organes de gestion ou les dirigeants signalent les abus de biens sociaux à la justice, notamment quand il s'agit des entreprises propriété de l'Etat. La prescription du délit d'abus de bien sociaux Il est vrai que certaines législations limitent dans le temps la vie du délit d'ABS, ces législations obéissent beaucoup plus à une philosophie libérale qui vise à dépénaliser tous les actes de gestion de l'entreprise, assurant ainsi une complète irresponsabilité aux cols blancs. Limiter dans le temps la vie du délit d'ABS, c'est exonérer de poursuites une bonne partie des délinquants financiers qui sévissent, en particulier dans les entreprises publiques, car il ne faut pas perdre de vue que les effets des usages contraires aux intérêts de l'entreprise ne se manifestent pas dans l'immédiat. Le souci majeur de la pénalisation de l'ABS demeure la protection des victimes, ne pas reconnaître l'imprescriptibilité de ce délit, c'est soutenir les délinquants contre les victimes. L'étude des jurisprudences comparées démontre que le juge tient de plus en plus compte des effets du délit d'ABS, procédé qui rend donc ce délit imprescriptible de fait. La sanction du délit d'abus de bien social Les dirigeants des SPA reconnus coupables de délit d'ABS peuvent encourir deux types de sanctions : pénales et civiles. La sanction pénale vise la répression de l'acte en condamnant le dirigeant fautif généralement à une peine d'emprisonnement assortie d'une amende ou de l'une de ces peines seulement. D'autres nations appliquent un autre type de sanctions pénales, comme celui de l'interdiction de gérer. Les infractions en matière d'ABS sont complexes et font parfois appel à des montages diaboliques. En effet, pour camoufler le délit, les managers indélicats commettent souvent d'autres infractions, sans le savoir généralement, comme celle de la concussion de l'usage de faux ou de présentation de comptes inexacts. Cependant, la frontière est facile à établir entre le comportement délictueux et l'acte audacieux pris par un entrepreneur dans le but de servir uniquement les intérêts de l'entreprise. Dans ce cas, le juge examine si l'usage en question est de nature à causer un risque de perte ou une perte certaine pour l'entreprise, car ni le C A, ni l'A G et encore moins les dirigeants, ne possèdent le droit de faire exposer au risque l'actif social de la société. L'exercice de l'action civile vise quant à lui à réparer les dommages subis par les victimes. La responsabilité civile est fondée sur la faute prouvée, le demandeur de l'action en responsabilité doit en outre prouver l'existence d'un dommage subi par la société ou les actionnaires, ainsi qu'un lien de causalité entre la faute et le dommage subi. Nous tenons à préciser que les actionnaires (ou l'Etat selon le cas) ont le droit d'intenter une action en civil UT Sunguli pour le compte de la société. Pour conclure «Révélée, la corruption financière peut être combattue et sanctionnée. La corruption des idées est plus insidieuse, plus subtile et à ce titre d'une dangerosité plus essentielle !» (Edwyn Plenel. Secret de jeunesse). Nos propos n'ont pas l'intention d'encourager une fureur juridique à l'encontre des dirigeants d'entreprise, mais d'attirer seulement l'attention sur un type de corruption qui demeure mal connu en Algérie, notamment par les chefs d'entreprise qui, dans beaucoup de cas, agissent par ignorance des lois. En dépit de l'absence de statistiques fiables en matière de coût global des délits d'ABS pour l'économie nationale, il demeure malheureusement certain que l'ABS appauvrit l'Etat ; nous devons par conséquent le combattre par tous les moyens. Les mesures suivantes pourraient contribuer à enrayer ce fléau : – Le choix des managers doit obéir au principe de la transparence. Les appels à candidatures permettront de choisir de véritables compétences et éviteront sans nul doute certaines aberrations constatées dans les entreprises publiques ; – protection des managers intègres contre les abus de droit, les erreurs de gestion, l'instrumentalisation de la justice ainsi que les soubresauts politiques ; – les salaires attribués aux dirigeants doivent être négociables et dépendre des résultats attendus et des défis à relever. N'oublions pas que de nos jours les managers sont cotés en Bourse, «car n'est pas manager qui veut» ; – imposer un minimum de sécurité juridique pour les grandes SPA ; il est inadmissible que des entreprises stratégiques ne disposent pas de système de veille juridique ; – former les chefs d'entreprise dans les domaines sensibles, tels le management, le marketing, le management juridique, ainsi que la comptabilité. Les programmes de formation doivent être établis par des experts et non confiés à des incompétents. Les managers doivent être en mesure d'allier performance et éthique, respecter les lois et les institutions de l'Etat ; – imposer un encadrement adéquat aux managers. Le choix des collaborateurs doit obéir à des règles objectives ; – impliquer davantage les actionnaires dans la surveillance des dirigeants. Il est triste de constater que certaines SPA appartenant à l'Etat ne se constituent partie civile dans des procès les concernant qu'une fois le scandale dévoilé par la presse ; – renforcer le rôle du parquet en matière de dissuasion des comportements abusifs des dirigeants ; – former les magistrats, ainsi que les éléments de la Gendarmerie nationale et la police dans le domaine de la criminalité financière ; – renforcer le rôle et les missions des commissaires aux comptes. Leurs missions ne doivent plus se limiter à la certification des comptes, mais devraient être orientées vers des segments d'activité de l'entreprise bien ciblés. A titre d'exemple, un contrôle critique des factures d'une grande SPA a permis de constater que des dépenses importantes étaient engagées pour l'achat de viennoiseries, cadeaux, etc. ce qui a permis aux actionnaires de lever le voile sur certaines activités peu amènes du dirigeant de l'entreprise demeurées secrètes pendant longtemps. Les entreprises jouent un rôle vital dans le développement et la stabilité sociale des nations. L'Etat doit donc s'intéresser davantage à la vie interne des sociétés, notamment celles qui se distinguent par un système de contrôle interne défaillant et une probable collusion entre les organes de gestion et ceux chargés de la surveillance. (*) Doctorant en sciences juridiques, cadre Algérie-Telecom (UOT), Annaba