Un chef-lieu de daïra, au sommet de la montagne, à 50 km au sud-est de Tizi Ouzou, est en train de s'affaisser dans un silence rompu uniquement par le bruit des marteaux-piqueurs. La ville ne tient plus sur ses fondations. Les bâtiments s'inclinent, la chaussée et les trottoirs sont fracassés par le mouvement sournois du sol. Les premiers signes des glissements de terrain sont apparus en 2005. Depuis mai dernier, les destructions d'immeubles ont été « lancées ». Virée dans une ville qui planifie sa démolition, faute d'avoir pensé sa construction.La rue colonel Amirouche est fermée à la circulation, ou presque. Des véhicules tentent de passer sur des dénivellations périlleuses. Le périmètre de sécurité est péniblement tracé autour des immeubles en cours de démolition. Ce sont les compresseurs qui occupent l'espace, ainsi que des sondes qui tentent de comprendre les mouvements souterrains. Adossés à leurs devantures, faisant fi des mises en demeure de quitter les lieux, des commerçants formulent leurs propres avis techniques sur ce drame qui se joue sous leurs yeux. « La situation s'est détériorée depuis que la nouvelle conduite des eaux usées a été livrée. En quelques mois, la chaussée s'est déformée. A présent, on nous dit de fermer nos locaux pour qu'ils soient démolis », nous déclare un boucher de l'immeuble Timsiline. En face, des ouvriers manient des marteaux-piqueurs contre des moignons d'immeubles à moitié détruits. Atmosphère irrespirable, assourdissante. C'est le quotidien des habitants de Aïn El Hammam qui voient leur ville partir en morceaux ou s'enfoncer dans le sol. Ils scrutent ces ouvriers qui portent un bandeau en guise de casque. L'on s'interroge sur leur protection physique et légale. Les sujets de discussion et de polémique ne manquent pas. Il y a autant de ressentiment que de peur et d'incertitudes. Pendant ce temps, les autorités locales ne savent plus sur quel pied « vaciller ». En matière de communication et d'information, l'APC paraît hors sujet. Dans une rue retournée et des immeubles en lambeaux, on aperçoit un affichage de la commune qui prévient contre les maladies à transmission hydrique, recommandant aux citoyens de javelliser les puits et les sources. « On est comme des rats surpris par un tremblement de terre. On nous donne 48 heures pour évacuer, sans explication ni garantie », lance un ancien professeur de physique, qui tient présentement un kiosque multiservice, probablement voué à la destruction. « L'APC se déclare incompétente, le wali est injoignable, le Premier ministre est évasif, les députés ne sont pas revenus, à qui va-t-on s'adresser ? », lance notre interlocuteur, qui se départit un moment de son calme. « De la place jusqu'au Monument aux martyrs (rue Amirouche), tous les immeubles sont classés dans le meilleur des cas en orange. On ne connaît ni l'ampleur ni la suite du programme de démolition. On préfère qu'on nous dise une vérité crue, cela nous permettra de nous défendre », ajoute-t-il encore. « C'est notre ville, notre patrimoine. Ils sont en train de la détruire dans l'opacité totale », lance un autre citoyen. Un sentiment d'abandon transparaît dans tous les propos. « La gravité de la situation relève de la responsabilité de l'Etat. Il faut des mesures urgentes d'indemnisation, de recasement ou de relocalisation de la ville », atteste encore notre interlocuteur. Urbanisation incontrôlée N'était le drame humain que cela induit, des coupes sombres dans ce hideux enchevêtrement d'immeubles équivaudraient presque à une bouffée d'oxygène. Un sentiment d'oppression gagne le visiteur dès son entrée dans la ville. Des immeubles de six étages enserrent des rues étroites, fermant les horizons, reléguant dans l'ombre les espaces de vie communs. A certains endroits du chef-lieu, le ciel s'est dangereusement rétréci. Ce sont les immeubles 14, 15 et 19 qui sont en cours de démolition. Des immeubles APC/CNEP construits dans les années 1990. Ce sont donc une vingtaine de blocs qui ont été réalisés en quelques années, sur un relief accidenté et incertain. Une promotion immobilière confinée dans un mouchoir de poche, au sommet de la montagne. Les locaux commerciaux se sont vendus comme des petits pains et les logements acquis par des familles ayant mis l'économie de leur vie. « On a construit sur du remblais. » « Il n'y a aucun permis de construire pour tous ces immeubles. » « Aucune étude du sol n'a été faite. » Les récriminations et les révélations fusent de partout. Cette ville de la montagne kabyle, qui a supprimé de son panorama la vue du Djurdjura, est un cas d'école en matière d'urbanisation sauvage. Tel immeuble a été construit sur un ancien espace vert, tel autre est bâti sur un cimetière chrétien. Le moindre espace a été dédié au béton. Les quinquagénaires ne reconnaissent plus leur ville. Ils regrettent l'ancienne physionomie du chef-lieu où le bâti était intégralement de type R+1. Tout ce qui a été construit depuis 20 ans dépasse allégrement le R+5. L'on déterre les anciens rapports du CTC qui avertissaient contre les constructions en verticale. Le sol de Aïn El Hammam avait déjà lancé son premier coup de semonce, lorsque le marché couvert construit dans les années 1970 avait présenté des fissurations, des « cisaillements des structures », avant son achèvement. Une structure gigantesque laissée à l'abandon pendant trente ans, avant d'être démolie récemment lorsque les premières conclusions des bureaux d'études ont été rendues, à l'instigation des autorités de wilayas. L'ex-futur marché couvert était situé en contrebas de la rue colonel Amirouche. Le marché existait avant l'indépendance, mais il était en structures légères, observe un autre commerçant, ancien enseignant de mécanique générale, aujourd'hui tenant une mercerie, rue Bounouar. « C'est une catastrophe humaine, pas naturelle », tonne-t-il. « On a trop chargé le site. C'est un terrain de montagne, sujet à des éboulements, entouré de crevasses, sans soutien en contrebas », explique Da Ahmed, ajoutant : « Il n'y a même pas une gestion psychologique du sinistre. Il y a une salle en ville où l'on pourrait réunir les gens pour leur expliquer la situation. Ils doivent informer la population à quoi elle doit s'attendre. Ils sont en train de forer le sol. On ne sait pas s'ils vont continuer les démolitions ou pas, et quel sera notre sort. » Les commerçants des rues colonel Amirouche et Bounouar ont reçu, début mai, des arrêtés de fermeture. Au pied des immeubles en cours de démolition, une large banderole est accrochée aux rideaux baissés : « Ne touchez pas à nos locaux ». Les marteaux-piqueurs continuent leur lente avancée dans les étages supérieurs. Les citoyens dénoncent un « black-out » autour de ce dossier, fustigeant le silence des autorités. « Le maire nous a dit qu'il ne peut rien faire pour nous. A la wilaya, nous avons été reçus par le médiateur du wali qui a pris note, mais sans nous contacter par la suite », nous affirme un représentant du collectif des commerçants, à la pointe de ce combat pour la reconnaissance du statut de sinistrés. Une visite des députés, le mois dernier, avait fait naître un espoir de prise en charge par l'administration centrale, en promettant d'interpeller le Premier ministre. Ce qui fut fait, en séance à l'Assemblée nationale. La réponse de Ouyahia n'a pas enthousiasmé la population locale. « Le Premier ministre a répondu que le problème de Aïn El Hammam se pose depuis les années 1970 et que cela sera pris en charge au même titre que toutes les régions d'Algérie », résume un citoyen de la ville. « Les députés ne sont pas revenus pour nous rendre compte de leurs démarches », regrette-t-on. Une ville à refaire ? Nous nous rendons au siège de l'APC, à laquelle on reproche le manque de proximité dans la gestion de la crise. Un protocole inédit devant le bureau du président d'APC. La secrétaire se rapproche d'un carré blanc dont on ne distingue pas s'il s'agit d'un interphone ou d'une caméra de surveillance. Inutile d'essayer d'ouvrir la porte. Il faut attendre le claquement de la serrure électrique, commandée à distance. Une protection dérisoire dans une ville qui s'enfonce dans le sol. Les mots du P/APC claquent, également. « Je n'ai aucune garantie à leur donner. Cela dépasse les moyens et les compétences de la commune. Les autorités compétentes ont pris en charge le problème », soutient-il, au sujet des commerçants qui se plaignent d'être livrés à leur sort. « Il y a un problème de glissement, il y a risque de mort d'homme. Notre souci majeur est d'éviter la catastrophe. Il y a un arrêté du wali portant démolition de trois immeubles et du marché couvert. C'est un ordre, on exécute, on ne badine pas avec ça. C'est sur la base d'un rapport du CTC et de deux bureaux d'études », assure encore le maire. Il évoque la « carte des risques » élaborée par un laboratoire. La zone rouge présentant un « risque imminent » et des sites classés orange et jaune, soumis à des observations régulières par des équipes techniques dépêchées par la direction de l'urbanisme et de la construction de Tizi Ouzou. Le P/APC souligne que 13 familles ont été recasées dans des logements sociaux dans la commune voisine, à Aït Yahia. « Ce sont des familles nécessiteuses que nous avons relogées, en commission de daïra, après enquête sociale », souligne-t-il. Au sujet du respect des normes d'urbanisme dans les constructions APC/CNEP, le maire dit ne pas retrouver le dossier technique de ces promotions immobilières, confirmant les révélations des simples citoyens. Quant au sort de la ville de Aïn El Hammam, il demeure suspendu aux études techniques en cours. Un bureau d'études international a été engagé pour 17 mois, depuis janvier dernier, apprend-on. Le maire indique qu'un programme de 160 logements sociaux a été affecté à la commune de Aïn El Hammam, localisé sur un site « stable », près du chef-lieu. L'APC compte également initier un programme LSP (logements sociaux participatifs), pour « combler le déficit immobilier » qui ira en s'agrandissant. Dans cette ébauche de ville nouvelle, Aïn El Hammam n'aura pas droit à l'erreur en matière de respect des normes de construction.