La disparition, hier, d'une autre figure emblématique de la Révolution algérienne, Lakhdar Bentobal, pose de nouveau la problématique de la mémoire et de l'écriture de l'histoire. La vraie, telle qu'elle a été vécue, avec ses épopées, ses déchirements, ses espérances, voire aussi ses dossiers noirs. La vive polémique suscitée par le dernier livre du Dr Saïd Sadi sur le colonel Amirouche illustre parfaitement ce souci, qui a animé tous les gouvernements qui se sont succédé depuis l'indépendance, d'appréhender l'écriture de l'histoire avec des pincettes. A l'instar de toutes les révolutions populaires de par le monde, la Révolution algérienne n'aura pas été qu'un fleuve tranquille, ainsi que s'évertuent à la décrire les historiens de service. Et qui mieux que les acteurs de cette Révolution qui furent les moteurs de l'histoire pour apporter leurs témoignages sur la guerre de Libération nationale, qui a forcé l'admiration de par le monde, le plus fidèlement possible, autant que pourrait le permettre leur âge très avancé pour ceux qui demeurent encore de ce monde. Il ne s'agit ni de mythifier des personnes aux dépens d'autres, ou encore de valoriser des régions par rapport à d'autres en termes de participation et d'engagement dans la Révolution, fort de cette conviction qu'il n'y avait qu'un seul héros : le peuple. Ni encore de mystifier les réalités historiques pour des desseins inavoués, pour dissimuler ou taire des faits historiques dans un souci de préserver des personnes encore en vie ou disparues qui ont commis, à un moment ou à un autre de leur parcours révolutionnaire, des erreurs fatales dans l'exercice de leurs responsabilités au sein de la Révolution, comme celle des liquidations physiques de certains dirigeants de la Révolution armée que l'on refuse d'assumer un demi-siècle après l'indépendance. Il y a comme un deal, un accord tacite entre les anciens dirigeants de la Révolution algérienne : la consigne étant de s'abstenir de faire des déclarations ou de lever le voile sur certains faits historiques qui n'abondent pas dans le sens de l'histoire officielle et qui pourraient mettre en cause des personnes ou semer le doute dans les esprits sur le patriotisme de certains d'entre eux. Autant dire que cette loi de l'omerta a formidablement bien fonctionné. Rares sont les anciens dirigeants de la Révolution qui se sont essayé à l'édition ou qui ont rédigé leurs mémoires. Encore que là aussi le souci de préserver ce faux consensus sur l'histoire y est fortement présent. Le défunt Lakhdar Bentobal nous quitte à son tour, emportant avec lui un riche patrimoine qu'il s'apprêtait à laisser aux générations montantes en rédigeant ses mémoires – d'une autre tonalité, semble-t-il – sans pouvoir toutefois les éditer de son vivant. Selon certaines indiscrétions, les pressions exercées sur lui pour mettre au frigo son projet auraient eu raison de sa dernière volonté de s'acquitter de son devoir de mémoire. Avant lui, M'hammed Yazid, un autre acteur et encyclopédie de la Révolution algérienne, nous a également quittés en ne léguant que quelques entretiens et écrits publiés dans la presse algérienne et étrangère. Idem pour Saâd Dahlab et bien d'autres encore. Un immense gâchis qui n'empêchera pas cependant l'histoire de s'écrire ou de se réécrire à l'encre indélébile et de rattraper ses fossoyeurs.