Les habitants de la région de Blida sont soulagés en cette matinée de mardi, et à plus forte raison les riverains de Chréa. Et pour cause : les derniers feux de forêt qui ont ravagé plusieurs jours durant ce massif montagneux sont en passe d'être maîtrisés, seuls quelques foyers d'incendies subsistent. Ce sont justement ces ultimes feux qui inquiètent le plus tous les « amoureux » du Parc national de Chréa, particulièrement de sa cédraie. Yacine Khechna est de ceux-là. Il est même président de l'association Les Amis de Chréa et, depuis le déclenchement des feux de forêts dans la région blidéenne, il n'a pas quitté le « front », surveillant de très près l'évolution de la situation. Ce mardi matin, il part encore une fois en « patrouille » afin de se rendre compte du désastre écologique provoqué par les incendies qui ont fait rage. Accompagné de Hamid Kermouche, garde-forestier et cadre à la Conservation des forêts, ainsi que d'autres membres de l'association, il quitte la fraîcheur salutaire prodiguée par l'ombre des cèdres du centre du parc. A bord d'un véhicule tout-terrain, ils s'engouffrent au plus profond de la forêt, jumelles et téléphone en main. Empruntant une route sinueuse interdite à la circulation par les autorités, ils vont de Chréa vers Bouinan. Ils font halte à Ghelaï, sur la falaise qui surplombe les vallées de Sidi Sarhane, Tafrant, Tabaïnat vers le nord-ouest, Hammam Melouane et Yema Hlima vers l'ouest. Malgré la chaleur suffocante et le soleil de plomb de cette mi-journée, les visages anxieux aux traits tirés scrutent l'horizon, tentant de déceler la moindre trace de fumée, essayant de deviner ce qui se passe sur l'autre versant de la montagne. En contrebas, les stigmates de ces journées infernales confèrent au paysage, d'ordinaire époustouflant, une vision de désolation et de dévastation. Pas moins de 8 foyers ont été dénombrés sur cette étendue. « Depuis jeudi, ça n'a pas cessé de flamber », déplore M. Khechna. Moyens insuffisants « Les pompiers ont pris trop de temps pour en venir à bout. Il faut dire que les fortes températures et les vents du sud-ouest n'ont pas facilité les choses, les flammes se propageant à une vitesse fulgurante. Mais il faut aussi dire que les moyens dépêchés sur les lieux sont dérisoires et ne suffisent en rien pour lutter contre des sinistres de cette nature », lance-t-il, rageur. Il faut dire aussi que le relief escarpé et la difficulté d'accès aux sites n'ont pas permis à la vingtaine de camions de la Protection civile d'intervenir rapidement. « Ce sont des canadairs qu'il aurait fallu ! Regardez l'étendue des surfaces calcinées », s'insurge-t-il en montrant du bras les monts noircis par les cendres. « Tout ce que nous pouvons faire et que les autorités font, c'est constater et s'attrister de la situation », tonne-t-il avec un mélange de colère et de frustration. « Chaque année nous avons droit au même refrain. L'on annonce que des feux ravagent le pays. La Protection civile les éteint, ou du moins les empêche de faire des victimes. L'on fait des bilans sans trop se poser de questions et sans donner de vraies explications. Ensuite on organise des journées scientifiques et des colloques afin de palabrer et de déplorer officiellement la situation et les hectares de végétation détruite, inestimable et irremplaçable. Et l'on se glorifie bien évidemment des mesures préventives mises en place chaque été et qui n'ont aucun effet puisque les surfaces calcinées augmentent annuellement. Autant dire que rien n'est fait », s'attriste le président de l'association. L'un de ses amis va même plus loin. « Avec tout cela, nous n'entendons jamais parler d'enquêtes pour déterminer les causes de telles catastrophes. La main de l'homme, avancée pour justifier ces départs d'incendies, ne peut pas à elle seule tout expliquer. Avez-vous déjà entendu parler de poursuites judiciaires à l'encontre de pyromanes et d'incendiaires ? », s'échauffe-t-il, s'arrêtant tout net devant le regard réprobateur de ses collègues. Il préfère ne pas aller plus avant car « c'est un sujet tabou que tout le monde évoque sans oser en parler officiellement », conclut-il en s'éloignant. La cédraie hors de danger… pour l'instant Contemplant les montagnes dévastées et encore enfumées, le cadre de la Conservation des forêts explique qu'une biosphère de cette valeur ne se « remettra » de ce désastre que dans plusieurs années. Lorsque ce sont des chênes ou des pins d'Alep, il faut compter plus de cinq ans pour que les arbres, la végétation et la flore se régénèrent et repoussent. « Presque dix ans pour que la forêt retrouve son visage d'antan. Cette région, Bouhartit, a brûlé en 2007 et l'on pourrait croire que cela s'est passé la semaine dernière », dit-il en désignant des arbres effeuillés aux troncs noirâtres et tordus et en effritant l'une de leurs branches. Et concernant les cèdres ? « Ils ne repoussent que rarement et jamais avec cette forte densité qui est celle de la cédraie de Chréa », affirme-t-il, plein d'appréhension et les yeux dans le vide. « Maintenant qu'ils ont éteint les autres feux, espérons qu'ils se concentreront sur ce dernier feu, qui est le plus important, non pas par son ampleur mais par les dégâts qu'il risque de provoquer s'il venait à s'étendre », souffle l'un des membres de l'association en remontant dans le véhicule. S'engouffrant plus avant dans la forêt par une piste sinueuse, toujours à l'affût, l'un d'eux reçoit un appel téléphonique d'un garde forestier. Une bonne nouvelle. « Ils viennent d'éteindre le plus gros de l'incendie qui menaçait la cédraie », expliquent-ils, enthousiastes. « Il ne reste plus que des fumerons du côté de Yema Hlima ». La menace est donc écartée et le Parc national, inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco comme réserve de biosphère et dont près de 80 espèces végétales, dont les cèdres séculaires, sont protégés par la loi, est « sain et sauf ». « Pour le moment du moins », tempère M. Khechna. Car, expliquent les gardes-forestiers, il suffirait d'une étincelle, d'une parcelle incandescente pour transformer la forêt en véritable brasier. « Jusqu'à présent ce ne sont que des chênes et des pins d'Alep qui ont pris feu. Les cèdres, qui sont des résineux, sont beaucoup plus inflammables et incontrôlables. Ils flambent en un rien de temps sans que rien ne puisse arrêter les flammes de se propager ». D'où la nécessité de déployer tous les moyens possibles pour leur sauvegarde. Incurie des autorités Même si la « catastrophe a été évitée », selon Mohamed Ziar, directeur du Parc national de Chréa, reste que le bilan est lourd. En deux jours, ce sont près de 50 hectares de végétaux, chênes verts, pins d'Alep et quelques cèdres qui ont été réduits en cendres, sans compter sans la faune, protégée elle aussi et pour laquelle aucun recensement n'est effectué. « Mais cela n'est qu'une estimation car afin d'évaluer précisément les surfaces détruites, il faut se rendre sur les périmètres du sinistre et cela demande d'employer des moyens techniques pointus, comme des GPS par exemple, d'autant plus que ce sont des zones inaccessibles », précise-t-il, poursuivant : « Mais nous sommes heureux car les forces d'intervention ont agi avec célérité et efficacité et ont pu circonscrire les départs d'incendie qui ont ainsi épargné la cédraie. » Toutefois, son discours « officiel et optimiste » diffère lorsqu'il est en « off ». A force d'insistance, il concède que les secours n'ont jamais été suffisants ou efficaces et que l'écosphère de Chréa, qui s'étend sur une superficie de 27 000 hectares, est non seulement continuellement en danger, mais que l'incurie des autorités à son égard aura raison d'elle, à l'instar de nombreux autres sites naturels, historiques ou touristiques du pays. « Normalement, une armada devrait être dépêchée pour lutter contre ces feux de forêt et tous les moyens devraient être mis à notre disposition à longueur d'année pour sa conservation ». Pourtant, cette réserve végétale et animale unique au monde « nous est enviée par le monde entier ». Alors, à quoi sert-il de s'enorgueillir à la moindre occasion de posséder de tels « joyaux » si aucun effort appréciable n'est consenti pour leur entretien, leur préservation et aujourd'hui leur secours ?