Otage de ces antagonismes culturels, structurellement entretenus par une socialisation imposée à la société algérienne, Mohammed Arkoun, comme une incarnation symbolique de toute une génération de chercheurs de métier (nasse essanaâ), se trouve dans une posture qui empêche toutes formes d'autonomie de penser libre, neutralité épistémologique et rigueur méthodologique, que lui exige sa propre identité professionnelle en tant qu'élite intellectuelle. Ayant une conscience précoce de ces entraves culturelles imposés comme ordre social dominant, empêchant l'émergence de toute forme d'individuation et de sujet pensant, il «quitte» l'Algérie, comme beaucoup d'intellectuels de son temps, et avant même, pour s'installer dans d'autres pays plus attractifs, où règne à la fois, une relative autonomie de penser dans le champ universitaire et la «sacralisation du savoir» dans la société en général. La migration intellectuelle du professeur Arkoun, est à la fois un exil subi et une rupture forcée par la force des choses dans leurs contextes, et qui à leur tour prennent un caractère structurel, puisque d'autres générations «post-arkounienne» subissent les mêmes contraintes sociétales et politiques dans leur pays d'origine. La migration intellectuelle algérienne reste dans sa profondeur un mouvement sociopolitique de contre hégémonie, c'est-à-dire une forme de contestation sociale, exprimant une double opposition : opposition au politique dominant, caractérisée par une idéologie nationale unanimiste, juste après l'indépendance, imposée comme une seule voix de la «raison d'Etat», et au même temps, comme une rupture consciente au processus de marginalisation symbolique par la société, productrice/reproductrice de l'ignorance sacralisée, loin de toute forme de rationalité. Une ignorance produite et entretenue volontairement par un système social communautariste et traditionaliste, considérée, du point de vue socio-anthropologique, comme un soubassement culturel invisible, aliénant toute une société par une transmission transgénerationnelle. Une ignorance sacralisée qui va, au fur et à mesure, des développements et les «réformes» successifs du système éducatif algérien et de l'université nationale, mettre ces derniers dans une posture de retraditionalisation et la désinstitutionalisation . Ces processus anomiques du système éducatif se trouvent piégés par la force des choses (mouvements sociopolitiques depuis les années 1980), otages des ses propres contradictions, puisqu'il est producteur d'ignorance, que la «pensée arkounienne» qualifie d'ignorance institutionnalisée, véhiculée par des options idéologiques du politique dominant depuis l'indépendance, dont Arkoun et ses semblables, avant et après lui, sont victimes de cette ignorance programmée ( ignorance systématique dans les programmes scolaires et universitaires, mass-médias, colloques…). Cette ignorance ne va pas tarder à plonger l'Algérie, à partir des années 1980 et début des années 1990, dans une série de crises identitaires, mettant, à la fois, le lien social et la conscience nationale de la société algérienne en péril. Une ignorance sacrée qui se reproduit comme un ordre naturel, piégé par un anachronisme à la modernité et une désocialisation des générations d'Algériens par rapport à leurs identités dans sa riche diversité. Les ruptures successives, dans la pensée et le patrimoine algériens, véhiculées volontairement à la fois par les deux types arkounien de l'ignorance, ont comme effet sur l'imaginaire de la société algérienne, la panne historique, empêchant le passage à la modernité avec ses enjeux géopolitiques et économiques. Une panne historique qui a comme genèse l'absence d'un projet de société, incluant consciemment, la «raison» dans la pensée, comme source de production du sens au contemporain de chaque génération. Dans ces conditions historiques très complexes, les porteurs du savoir et les intellectuels algériens, partisans de la pensée libre et fidèles à leur vocation universitaire, le cas du professeur Arkoun, se trouvent otages de ces deux situations historiques interdépendantes, systémiquement liées, créant systématiquement des foyers dormants/en veille de migration, et mettant l'Algérie parmi les éternels pays exportateurs de compétences et de ses meilleurs élites intellectuelles. C'est dans cet engrenage anthropo-politique, que se trouvent les porteurs du sens et du savoir, le cas de Mohammed Arkoun dans une posture d'émigration subie et non choisie. Ainsi, la fuite des élites intellectuelles algériennes, le cas du professeur Mohammed Arkoun devient un mal nécessaire et une fuite contre leur gré. L'émigration forcée d'Arkoun a symboliquement un effet dans la socialisation professionnelle de générations ultérieures, alimentant davantage l'imaginaire migratoire des élites algériennes. Les ruptures et les oublis ont été des butins-sanctions réservés symboliquement à toute tentative de démarcation et autonomie individuelles du communautarisme, entretenus par les gardiens des deux types arkounien de l'ignorance qui ont touché et touchent encore la mémoire intellectuelle de la société algérienne. Ce vide mémoriel, sous forme d'un processus systématique d'ignorances institutionnelles et sacrées, a mis des générations d'Algériens dans une amnésie chronique, créant une identité nationale fragmentée et conflictuelle, socialisant les Algériens dans une crise de repères symboliques, que le football a mis à nu, lors du match Algérie -Egypte, pour la qualification à la Coupe du monde 2010. Un contexte «footballistique», plein d'enseignements et de sens; le foot comme remède d'une mémoire fragmentée et d'une histoire réduite à des mythes, d'une société censée répertorier ses patrimoines matériel et intellectuel, comme source inépuisable de son identité diversifiée, ouverte et humaine. Or, la marginalisation symbolique du professeur Mohammed Arkoun, par son propre pays, par l'université algérienne, par les mass- médias lourds, reste un syndrome culturel, confirmant la typologie arkounienne de l'ignorance. Un syndrome culturel qui socialise des générations d'Algériens autour d'une identité mal assumée et d'un déni de soi. Combien d'Arkoun sont déjà exilés, à la fois dans leur propre pays et dans d'autres pays du monde et qui restent anonymes ? Combien leur exil a coûté cher pour la mémoire savante et à la dynamique sociale des idées en Algérie ? Combien leur exil forcé a favorisé toujours le maintien de cet ordre social, otage des deux types arkounien de l'ignorance ? En tout état de cause, Mohammed Arkoun, en tant que posture scientifique symbolique, a toujours été, sur le plan des représentations des Etats nations positivistes et hégémoniques, perçu comme un élément perturbateur de l'ordre social national, puisqu'il montre une autre voie d'émancipation( politique, civique, identitaire, religieuse… ) et de réussite sociale basée sur des compétences et les règles de l'éthique professionnelle. Malgré les entraves culturelles qui censurent les créateurs de lumière, le cas de la pensée arkounienne, nul, comme disait Ibn Roched, ne peut empêcher les idées d'atteindre les âmes. Repose en paix Professeur.