Par le Dr Karim Khaled Sociologue «La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.» (A. Gramsci) L'anomie a atteint son apogée en Algérie. Dans ces conditions, les foyers migratoires dormants en Algérie ne peuvent que s'élargir ! L'assassinat des intellectuels pendant les années 1990, l'emprisonnement de 2000 cadres et de hauts cadres entre 1993-1995, la marginalisation systématique des lumières qui remettent en cause l'ordre établi dans l'article 51 de la dernière version de la Constitution, destiné aux diasporiques, des attaques féroces contre des écrivains connus et reconnus et qui donnent de réelle visibilité pour l'Algérie ne peuvent que se rassembler en un mot : le syndrome anti-intellectuels algéro-algérien qui remonte à la naissance du mouvement national et qui a pris un tournant dangereux ces derniers temps. Dans toute cette cacophonie, c'est l'Algérie qui est perdante et elle va perdre davantage puisque des vides générationnels sont déjà installés. Tellement la nature a horreur du vide, l'Algérie a subi depuis plus de 170 ans (Khaled, les quatre âges de l'émigration intellectuelle algérienne) une chasse à ses lumières. Les mêmes mécanismes de domination, de manipulation et de cooptation se reproduisent après l'indépendance pour donner naissance à un handicap majeur dans la dynamique des idées et de l'impossible autonomisation des savoirs. Du coup, après 55 ans d'indépendance, une crise aiguë dans la pensée critique est installée pour donner naissance à une multitude de pathologies sociales, dont l'aliénation à l'histoire, le syndrome de la maladie du pouvoir et la violence comme mode d'expression, de transition et de médiation. Le savoir est un pouvoir. Il devient un adversaire redoutable dans la raison des systèmes politiques hégémoniques et dans l'épistémie de ses élites gouvernantes. Faut-il rappeler que le statut social de «l'intellectuel autonome» en Algérie est soumis, sous les différentes contraintes sociales et politiques, à une posture de l'invisibilité. L'absence, malgré la présence des intellectuels, est bien entretenue, dont certaines institutions officielles et publiques. Il y a de la science que du caché. Or le voilé, quand il est dévoilé, est soumis automatiquement à la résistance, à la critique et dans certaines situations, à la marginalisation et la censure. Les systèmes politiques hégémoniques, souffrant de légitimité, sont généralement paranoïaques. Toutes alternatives sociétales, patriotiques et réflexives qui viennent d'en bas, prises de positions et d'opinions publiques engagées par des personnalités ou des partis politiques… ne peuvent être, dans les représentations des tenants de l'ordre établi qu'une menace à leur existence. L'instinct de survie est le point commun des différents groupes composant cet ordre établi. L'obligation de solidarité mécanique l'oblige au détriment de l'avenir du pays. Inconsciemment, ces groupes n'ont aucune perspective historique du fait politique et de la dynamique des sociétés humaines et de ses lois de fonctionnement. C'est dans ces conditions hégémoniques que les sciences sociales et humaines, qui sont censées être des sciences de la connaissance et de la conscience, deviennent un jeu politico-politicien pour ces systèmes politiques totalitaires avant d'être un enjeu épistémique pour le développement et l'épanouissement de la société. Les récentes polémiques autour des promotions médiatiques des prétendants «Roukates et guérisseurs parapsychologues» et des inventeurs de traitements aux maladies chroniques, comme le diabète…sont révélatrices du rôle du merveilleux qui caractérise toujours la culture orale de la société algérienne et comment cette représentation anthropologique se cristallise dans les institutions dites «modernes» et handicape l'émergence de l'intellectuel moderne, incarnant l'écrit et la traçabilité comme modes d'expression et d'existence. Paradoxalement, le peu d'intellectuels, universitaires et écrivains… ayant la conscience de la perspective historique et qui militent par leur métier d'écriture pour poser et reposer des problématiques de fond qui travaillent la société algérienne, se heurtent aux tenants de l'ordre établi (Khaled K., El Watan, 13 juin 2017) et aux gardiens des deux types arkouniens (Mohamed Arkoun) de l'ignorance, en l'occurrence l'ignorance sacralisée ou la «sainte ignorance» (Les tenants des discours religieux) et l'ignorance institutionnalisée, dont l'école principalement et l'édition sont deux institutions contrôlées et contrôlables par les tenants des pouvoirs et de ses privilèges pour contrer et contrecarrer l'intelligence autonome et les intelligentsias engagées. C'est-à-dire, se positionner et se justifier en tant que dominant sur les dominés. Il s'agit dans ces conditions d'une forme de racisme contre l'intelligence (cas de censure déclarée par le Sila-2017 contre deux intellectuels algériens renommés, en l'occurrence Aïssa Kadri et Daho Djerbal) en Algérie. Un racisme qui ne peut être rendu intelligible que dans ses propres conditions historiques, en tant que pratiques politiques, notamment dans le monde de l'édition, de l'enseignement supérieur et du journalisme. La domestication de l'Ugema (Union générale des étudiants musulmans algériens, une association savante née dans la douleur pendant l'époque coloniale en France), lors du congrès du FLN en 1963, est révélatrice de cette tendance pathologique chronique vis-à-vis de l'autonomie des intellectuels et des compétences professionnelles. En effet, le racisme de l'intelligence engendré par et pour les dominants depuis l'indépendance de l'Algérie, vis-à-vis des intelligentsias algériennes a comme fonction de reproduire le calme plat et de produire une armada de béni-oui-oui, pour reprendre le langage d'Edwar Said dans ses réflexions sur l'exil et ses analyses sur les intellectuels et le pouvoir. De ce point de vue, le racisme de l'intelligence, pour reprendre la définition de Pierre Bourdieu (Réponses : 164) «est ce par quoi les dominants visent à produire une ‘théodicée de leur propre privilège', c'est-à-dire une justification de l'ordre social qu'ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants». Dans ces conditions, on assiste actuellement à la mort de la fonction élitiste de l'université et à la naissance de l'universitaire fonctionnaire-opportuniste, soucieux de ses intérêts instinctifs, vivant en dehors des enjeux de la société et cherchant de la légitime, en fin de sa carrière, via les cercles officiels des tenants de l'ordre établi. Ainsi, se perpétue cet ordre social et s'incorpore dans l'inconscient collectif comme un ordre naturel, où «Hada ma yella», «Allah Ghalleb» et «El Maktoub» deviennent des expressions et des pratiques dans le quotidien de ces intellectuels faussaires. Le fatalisme devient une forme de répit, un paradis artificiel et une thérapie du moment. Au moment où ces faussaires brillent par leurs servitudes volontaires aux dominants et par leur fabrication médiatique, le sort des intellectuels critiques-exiliques, se trouvent contre leur gré entre deux choix: le silence douloureux ou prendre la valise. Il s'agit dans toutes ces situations d'un exil intérieur profondément violent, qui touche la dignité des intelligentsias algériennes de vocations professionnelles et patriotiques. La censure, l'autocensure et la domination symbolique dans le champ de la production intellectuelle Le peu de revues scientifiques à comité de lecture et la lourdeur administrative de l'espace de publication en Algérie mettent l'intelligentsia algérienne à «vocation publication» dans deux postures possibles: la publication dans des revues étrangères, ou dans la presse privée nationale ! Faut-il signaler que l'espace de l'édition en Algérie reste un lieu d'autocensure et de sélection conditionnée par les éditeurs, notamment sur des questions qui touchent à l'histoire, la mémoire et le politique. L'édition et la publication autonomes du politique dominant restent toujours problématiques en Algérie. L'héritage de l'autocensure exercée par les éditions officielles depuis l'indépendance laisse toujours ses traces en termes de représentations sur la pratique de l'édition post-Octobre 1988 ; la dépendance financière des maisons d'édition privées et publiques de l'Etat et du contribuable, reste une forme de contrôle et de domination symbolique par le système politique en place. Certains anciens responsables dans les éditions publiques ou privées reconnaissent l'existence de la pratique de la censure et de l'autocensure des intellectuels algériens, mais «sans oser» aller plus loin dans leurs témoignages et analyses pour expliquer les raisons de cette autocensure, notamment en sciences humaines et sociales. Des sciences qui sont censées produire de la connaissance et du sens dans une société en pleine crise de repères symboliques. Depuis la fin des années 2000, des dizaines de revues sont nées dans différentes universités sur l'ensemble du territoire national, dont les processus de création, de sélection et de publication d'articles obéissent en grande partie à des logiques administratives et de réseautage vu les critères exigés pour les soutenances de doctorat, les habilitations et pour les promotions. Cette émergence subite et accélérée des revues dans un espace universitaire en pleine crise sociale sous sa forme de perte symbolique de son autorité a, à la fois, accéléré la crise de la valeur du savoir et de ses porteurs et en même temps, de l'achèvement de sa mission élitiste. Il s'agit dans ces conditions, de décisions d'urgence, pour «faire face au dilemme de visibilité internationale». Or la visibilité internationale ne peut se mériter que par la visibilité locale et nationale. Entre l'acharnement à la recherche de la visibilité internationale et l'invisibilité nationale se cristallisent l'inertie institutionnelle et la dépendance aliénique aux détenteurs de légitimités scientifiques dans le monde. La réforme des licence, master et doctorat est aussi illustrative de cette nouvelle reconfiguration internationale des savoirs. Cette réforme née suite au processus de Bologne de 1999 en Europe et qui a été greffée en Algérie depuis 2004, nous confirme à quel point le «syndrome de l'urgence» consolide davantage la dépendance aveugle aux exigences de nouvelles orientations mondiales pour les systèmes de formation supérieure, imposés par ces «faiseurs et diffuseurs de légitimité scientifique et linguistique» dans le monde. Dans d'autres situations, certaines voix au sein de l'espace universitaire et valorisées par les discours des responsables du secteur universitaire et de la recherche, s'élèvent sous l'effet de l'urgence de la visibilité internationale, pour inciter les enseignants-chercheurs à apprendre et écrire en anglais ! Le portrait du colonisé, d'Albert Mimmi, est là et il se perpétue. Cet acharnement-piège de visibilité inter-nationale au détriment de la visibilité nationale, issue de l'urgence et de la «doctrine du rattrapage» des années 1970 et tout ce qu'elles véhiculaient comme contradictions sociales depuis l'indépendance, se juxtaposent à la politique d'arabisation volontariste qui a castré toute une intelligentsia francisante née dans la douleur coloniale. Il s'agit d'une fuite en avant en occultant l'histoire réelle et en ignorant que les sciences humaines et sociales ne peuvent avoir de légitimité sans son ancrage dans la société. Or, l'impensée et l'impensable dans cette posture outsider est de se préoccuper de donner des «comptes» ailleurs en laissant en compte l'urgence d'ici. Il s'agit d'une histoire de dépendance épistémique des élites politiques et intellectuelles qui ne peut se libérer que par la connaissance au préalable des conditions de cette dépendance. Comment peut-on produire du sens et de la connaissance, notamment en sciences humaines et sociales, quand l'élite intellectuelle et la société ne parlent pas le même langage ? Comment peut-on innover en technologie si ces sciences dites de conscience ne peuvent pas accompagner ces innovations ? Le dilemme persiste tant que les espaces sociaux ne bénéficient pas des degrés d'autonomie relative pour que les métiers intellectuels s'organisent sous forme de corporations professionnelles partenaires de l'Etat et non des clients des pouvoirs publics successifs de l'Etat. La domestication des savoirs (censure contre les Cafés littéraires…) et la surpolitisation des espaces sociaux de production intellectuelle (éditions livresques, artistiques, culturelles…) ont mis des générations dans des postures de censure, d'autocensure, et de mise en scène. De ce point de vue, des violences symboliques sont vécues sous forme d'un exil interne et dans d'autres situations, elles sont déterminantes dans l'émigration des élites intellectuelles en Algérie. La dernière censure du SILA-2017, en tant qu'institution de diffusion, qui ne peut être faussement neutre, alimente l'imaginaire collectif de la triade défendue (sexualité, religion et politique) dont l'intellectuel dans les pays du Maghreb est toujours soumis, pour des raisons de domination, à ne pas dévoiler les ordres établis soigneusement voilés. De ce point de vue, il est nécessaire de rappeler que tout le monde est intellectuel, mais ce n'est pas «tout le monde» qui a la fonction d'intellectuel. L'enjeu est dans la fonction et non dans le titre. L'indifférence ne peut être, comme disait Antonio Gramsci, que «le poids mort de l'histoire. C'est le boulet de plomb pour le novateur, c'est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes». Libérer les enthousiasmes, c'est avant tout se libérer et libérer les intelligences de toute forme de racisme, dont la censure et l'autocensure.