Rue Didouche Mourad, au centre d'Alger. Les trottoirs sont bondés en cette nuit de fin juillet. Une nuit où le thermomètre chauffe ! D'une file interminable de véhicules se dégage un vacarme assourdissant qui maintient tout le quartier éveillé. Klaxons de voitures rutilantes par-ci, cris de passants en colère par-là, la rue bouillonne en cette heure tardive d'une nuit caniculaire. Dans les boutiques de luxe encore ouvertes et les rares tavernes de qualité se bousculent des dizaines de noctambules en mal de loisirs. A quelques enjambées de là, dans une venelle infestée de rats où stagnent des eaux usées pestilentielles, une femme et trois enfants occupent un bout de trottoir. A l'écart de l'ambiance festive du centre d'Alger, ces quatre âmes mangent à leur faim : une galette, des yaourts, un morceau de poulet rôti et une sauce rouge dans un faitout en tôle émaillée. Le tout posé à même le trottoir. Un dîner en pleine rue, à la belle étoile ! La dame s'affaire à donner à chacun de ses enfants sa part du repas, profitant pour ce faire d'une lumière blafarde jaillissant d'une fissure de l'immeuble d'en face. Visiblement gênée de notre présence dans ce coin discret, la dame arrange d'un geste brusque le foulard qui enveloppe ses cheveux et nous jette un regard hagard. L'aumône Après hésitation, elle accepte de nous livrer le récit de sa vie. A 43 ans, elle se retrouve avec trois mômes dans la rue à cause d'un mariage qui a mal tourné. « Mon mari m'a abandonnée et est parti à l'étranger. Sa famille, pour une histoire d'héritage, m'a jetée dehors », confie-t-elle, refusant toutefois de donner son nom. Sans travail, sans aucune qualification, cette femme n'a d'autre choix que de demander l'aumône pour nourrir ses trois enfants. Le benjamin a quatre ans et l'aîné huit, entre les deux, une fillette de six ans. Avec eux, elle arpente depuis plus de six mois les rues de la capitale, se déplaçant d'un endroit à l'autre, d'un quartier à l'autre, à la recherche de quoi tromper leur faim. « Jamais un jour j'ai pensé faire ça. Pour moi, c'était une chose inimaginable », pousse-t-elle, l'air peiné. Mais pour elle, cela devait arriver. C'est le destin. « Il y a parfois des situations qui nous dépassent, qu'on ne peut changer et qu'on doit accepter malgré toutes les peines que nous subissons. Ce qui m'importe aujourd'hui, ce n'est pas comment je suis arrivée là, mais plutôt comment en sortir, comment permettre à mes enfants de grandir loin de cette rude réalité de la rue qui parfois vide les gens de leur humanisme », dit-elle. La misère dans laquelle elle baigne depuis des mois ne lui fait pas perdre la raison. « J'essaie de remédier à cette situation avec les moyens du bord. Pour l'instant, je n'ai pas grand-chose, explique-t-elle. Je dépends de l'aide d'âmes charitables, Dieu merci il y en a encore sur cette terre. » Cette dame, qui traîne une histoire à la fois époustouflante et déroutante, arrive un tant soi peu à avoir de quoi vivoter, elle et sa progéniture, qui ne connaît de la vie que la mendicité. Ensemble, ils passent la nuit à la belle étoile, sur un bout de tissu. Un mal profond « Il nous arrive d'accéder à la cage d'escalier de l'immeuble qui est en face. Parfois, on trouve le portail fermé et on s'allonge sur le trottoir, raconte-t-elle avec un brin de désolation. Avec le temps, on finit par s'habituer. C'est dur, mais… » La dame affirme porter sur elle un canif. « J'ai été agressée par des voyous qui me voyaient autrement que ce que je suis réellement, dit-elle. Et maintenant, j'ai décidé de me défendre. » Cette quadragénaire dit n'avoir jamais été approchée par l'assistance sociale ou les services de la solidarité nationale. Elle raconte l'humiliation qu'elle subit au quotidien. « Les gens me regardent parfois d'un air méchant, comme si j'avais commis un crime, comme si j'avais choisi cette situation, regrette-t-elle. Un regard perçant qui me fait ressentir un mal profond. » A quelques venelles de là, pas loin de la salle de cinéma Algeria, une autre femme est allongée sur un carton. Elle nous demande de l'eau pour son bébé et accepte de nous parler. Elle dit s'appeler Fatima. Elle vient d'El Bayadh. Un peu confuse, elle affirme ne plus savoir que faire avec son bébé de14 mois. « Je ne veux pas le laisser à des inconnus, mais je n'ai pas les moyens de le garder, avoue-t-elle, l'air désemparé. Je dors souvent dans la rue, ici même ou plus bas, à l'entrée d'une banque. » Fatima, qui ne veut pas raviver ses blessures et parler de la mésaventure qui l'a menée à cette situation, connaît les moindres recoins d'Alger, non pas parce qu'elle a servi auparavant de guide, mais parce qu'elle les a foulés, à la recherche de quoi survivre ou d'un endroit plus sûr pour dormir. « En été, on peut passer la nuit à la belle étoile, sur un bout de trottoir ou devant une maison. En hiver par contre, c'est la débandade, fait-elle savoir. Vous connaissez le tunnel de la faculté centrale, c'est là-bas que j'ai passé la moitié de l'hiver avant qu'une personne m'offre une place dans un hammam. » Fatima raconte son quotidien : « Il m'arrive parfois de rester toute une journée sans rien manger. Je tiens le coup en me disant que tout cela finira un jour. » L'indifférence Loin de ce triste décor, plus bas, la place Audin est très animée. Les terrasses des cafétérias débordent de monde. Des gens se bousculent devant les salons de glaces, d'autres discutaillent des bobards autour d'un thé ou d'un café sans que personne ne fasse attention à ces grappes d'enfants mal fagotés errant dans les rues. Un groupe de trois garçons attire notre attention. Contrairement aux noctambules qui assaillent les restaurants huppés de la place, ces enfants, âgés cinq à neuf ans, n'ont pas de quoi s'offrir un pain. Habillés de haillons et pieds nus, ils s'accrochent aux passants leur demandant de l'argent pour manger. A quelques encablures de là, leur maman, assise à même le trottoir avec un bébé, les surveille. Elle essaie de son côté d'obtenir une aumône. Approchés, ces bambins disent n'avoir jamais connu les bancs de l'école. Timides, ils hésitent à nous parler. Ils courent vers leur mère qui a étalé un carton devant une boutique, fermée en cette heure tardive de la nuit. « Ils ont faim. Ils n'ont pas mangé grand-chose, affirme la maman, qui tient un bébé. Comment s'est-elle retrouvée dans la rue ? « J'ai perdu mon mari. Pendant des années, je vivais avec ses deux sœurs et son frère. Après, ils ont vendu la maison et m'ont mise dehors. Je n'ai pas de famille. Voilà, je me retrouve depuis deux mois mendiante à Alger », explique-t-elle. Depuis, elle est livrée à elle-même avec ses quatre enfants. Comme bien d'autres femmes qui se trouvent du jour au lendemain dans la rue sans assistance sociale ni une quelconque aide de l'Etat. L'un des enfants, l'aîné, revient tout content avec une pizza. Très précoce pour ses 9 ans, Aymen se montre débrouillard. Sa mère semble fière de lui. Que la nuit passe… Pas loin de cette scène, boulevard colonel Amirouche, on trouve un jeune adolescent en train d'étaler des cartons dans l'entrée de la Bourse d'Alger. Vêtu d'un tee-shirt blanc déchiré et d'un jean bleu délavé, le jeune Ahmed dit préparer la place pour dormir. Ses jambes dépassent largement le carton. « Je me débrouille du mieux que je peux. L'essentiel que la nuit passe », murmure-t-il d'une voix à peine audible. Tête posée sur une brique de fortune, le jeune homme raconte, tout en détournant son regard : « Je suis venu de Laghouat chercher du boulot. J'ai fini par vendre des cigarettes sur le trottoir. Cela me permet de manger à ma faim. Pas plus. Je dors donc dans la rue en attendant des jours meilleurs. » Pour Ahmed, c'est « une période passagère ». Il est là depuis le mois de mai et compte passer l'hiver dans la rue. « En quittant mon village, je ne savais pas que j'allais me retrouver dans la rue parce que je croyais que j'allais trouver du boulot. Mais une fois arrivé ici, mes rêves se sont envolés. Bon, je ne me plains pas trop parce que je gagne quand même quelque chose qui me maintient en vie. Si je n'obtiens pas un emploi d'ici l'automne, je rentre chez moi. » Si ce jeune compte regagner son domicile sous peu, d'autres, en revanche, n'y songent même pas. C'est le cas de Salim, 17 ans. Les yeux embrumés par le manque de sommeil, il s'extirpe du carton qui lui sert de lit, sur lequel est allongé depuis plus de deux heures. « Que voulez-vous ? Vous avez quelque chose pour moi ? », nous balance-t-il. Salim dit être « un enfant de la rue ». Il vit de petites bricoles. Les enfants qui sont, comme lui, dans la rue se comptent par milliers. Le fort taux d'urbanisation avec l'exode rural massif des populations qui quittent les villages vers la capitale, le manque de travail et la multiplication des bidonvilles sont autant de facteurs qui aggravent ce phénomène des femmes et enfants de la rue. Un enfant qui n'est pas pris en charge ni par l'Etat ni par sa famille n'a que la rue comme domicile. Quoi qu'il en soit, des femmes et des enfants sillonnent les rues et se heurtent aux nombreux écueils de la vie. Des laissés-pour-compte dans un pays qui ne manque pas de richesses ! 20 000 enfants dans la rue Le nombre d'enfants qui sont dans les rues donne la chair de poule. Selon une étude réalisée en 2006 par la Fondation nationale de promotion de la santé et du développement de la recherche (Forem), ils sont 20 000 à vagabonder à travers les rues de différentes villes du pays. Au nord surtout. Leur âge varie entre 5 et 16 ans. Ils se retrouvent dans la rue pour diverses raisons, dont les conflits familiaux et les agressions, souvent sexuelles. Une enquête nationale sur les enfants de la rue réalisée la même année par l'Observatoire des droits de l'enfant (ODE) révèle que 61% de ces jeunes vivent de mendicité, 15% de vols, 2% de prostitution. La même enquête affirme qu'un enfant sur deux présente des dermatoses et des infections respiratoires et consomme des psychotropes (diluants, colles). Les résultats de cette enquête montrent que 33% des enfants n'ont jamais fréquenté l'école, 54% ont le niveau primaire et 13% ont un niveau moyen. Aussi, trois quarts d'entre eux ont toujours leurs parents et 41% ont plus de cinq frères et sœurs. Près de la moitié d'entre eux ont rompu totalement le contact avec leur famille. Quelque 60% de ces enfants passent la nuit dans la rue ou dans les jardins publics, 29% sous des tentes ou dans des baraques de fortune et 6% squattent les gares routières, est-il indiqué dans la même enquête. Toutefois, 63% des enfants disent regretter les foyers familiaux et 57% veulent aller dans un foyer de substitution. Quant à leurs aspirations, 10% veulent devenir médecins, 14% veulent émigrer alors que 5% rêvent d'être un jour ingénieur, 4% enseignant, 2% policier, 4% chanteur... Bien que datant de trois ans, ces résultats révèlent l'ampleur de ce phénomène.