C'est un événement que cette exposition de deux mois consacrée à M'hamed Issiakhem, l'un des pionniers de l'art moderne algérien. Elle permet au Mama de mettre en œuvre, de manière notable, l'une de ses missions essentielles qui consiste à faire découvrir aux Algériens leur patrimoine pictural récent. Depuis son ouverture, le musée s'était consacré surtout aux expressions internationales et, à l'exception notoire de Mesli, les premiers inventeurs de notre Moi plastique n'étaient pas apparus. Rien de grave au demeurant, le Mama est jeune. Mais il est important justement, que pour ses premiers pas, il marche sur ses deux jambes : la découverte des expressions venues d'ailleurs et la promotion de celles nées ici ou produites par des gens d'ici. Il ne s'agit pas de sombrer dans un patriotisme culturel forcené ni d'établir un système idiot de parité, mais seulement de souligner une complémentarité. Issiakhem. Ce nom recouvre tout un monde : un homme, un artiste et plusieurs périodes historiques, depuis l'entre-deux guerres (il est né en 1928) jusqu'à la crise pétrolière des années quatre-vingts (il décède en 1985), en passant par la SecondeGuerre mondiale et la guerre de Libération nationale. Quel destin que le sien ! Au point où l'on ne peut s'empêcher de se poser la vieille question sans fond des intimités entre le malheur et le talent. Et si, en ce matin de 1943, à Relizane, le jeune Issiakhem de 15 ans n'avait pas volé dans un camp militaire américain cette grenade fatidique qui devait lui arracher deux sœurs, un neveu et un bras… ? Pure métaphysique ! Cependant, ce qui est avéré, c'est que l'histoire collective agit toujours, d'une manière ou d'une autre, sur l'individu. Ce qui est sûr aussi, c'est que cette catastrophe personnelle et familiale n'a jamais quitté son esprit et qu'elle est pleinement et durement enracinée dans son œuvre. Ce qui met fin à ce questionnement, c'est que tant de gens souffrent de guerres ou autres malédictions mais rares sont ceux qui en tirent une expression artistique. En conséquence, on peut raisonnablement supposer qu'Issiakhem aurait eu quand même du talent, mais que celui-ci aurait été privé des tourments qui en ont été le moteur sensible. La légende d'Issiakhem a longtemps couvert son œuvre. Il faut reconnaître que sa vie était, à sa manière, une œuvre. Mais il est temps que nous nous intéressions de près à ce qu'il nous a laissé. En nous offrant à voir des oeuvres qui, pour certaines, rencontrent pour la première fois le regard public, le Mama a, sans doute, pris là une initiative vitale de reconstruction de l'image d'Issiakhem dans notre société. Nous avons demandé à six acteurs de la vie culturelle, et pas forcément des peintres, d'exprimer ce qu'Issiakhem représentait pour eux (lire page suivante). Ils nous esquissent la partie émergée d'un iceberg bouillonnant dont les deux tiers demeurent encore recouverts sous les flots de la mémoire. SLIM : Je me souviens encore… M'hamed Issiakhem m'a toujours intrigué. Je l'ai souvent rencontré via des amis qui le connaissaient bien, fin des années 1970 à Alger. M'hamed me faisait penser immédiatement au look des peintres de la période des années vingt à Paris. Il ne parlait pratiquement jamais de peinture. Il préférait, je pense, que son travail soit d'abord admiré et que la jonction entre l'œuvre et celui qui la contemple soit faite. J'ai vu beaucoup de ses tableaux chez des amis communs qui les gardent précieusement dans leur salon. Ils lui avaient fait la promesse de les lui restituer en cas de rétrospective, mais ça devait être des promesses de Gascons ! Sa peinture met mal à l'aise tant elle raconte les souffrances de ses personnages et leur univers chaotique. J'ai beaucoup apprécié certaines de ses huiles qui étaient chez Néfissa, une de ses plus grandes amies à Tunis et à Rabat. J'ai pu mesurer l'ampleur de l'artiste et son travail complexe. M'hamed me respectait beaucoup, mais moi, il m'intimidait. Surtout à cause de son infirmité qui me faisait penser à Vincent Van Gogh, je ne sais pas pourquoi. Je l'ai côtoyé aussi un moment à Paris en 1972 avec Kateb Yacine qui faisait sa tournée avec la pièce Mohamed prends ta valise et avec lequel j'avais un projet de BD, resté à l'état de vœu pieux. Je me souviens encore de ce petit restaurant kabyle où nous passions beaucoup de temps à refaire le monde. J'entends encore le rire d'Issiakhem et ses empoignades amicales avec son ami Kateb… Puis vint la période du journal La République avec Bachir Rezzoug, en 1973, à Oran. Là aussi, je le rencontrais au hasard de ses entrevues avec notre directeur qui l'appréciait. Il avait même SA rubrique spéciale dans le quotidien révolutionnaire d'Oran. Je m'en veux de ne pas avoir brusqué cette timidité qui m'a empêché de le connaître davantage, d'échanger avec lui, le grand Issiakhem. Ah ! Si tous les heureux dépositaires de ses toiles daignaient au moins les laisser photographier pour les répertorier ! Toutes ses œuvres innombrables, disséminées de part et d'autre de la Méditerranée, seraient alors connues pour que notre mémoire se souvienne de l'œuvre grandiose de M'hamed ! -Djahida Houadef : Eclat maternel Issiakhem a vraiment le pouvoir de manipuler la lumière, un genre de pouvoir divin qui n'a été donné qu'à lui. Lorsque j'ai rencontré son œuvre dans les années quatre-vingts, j'ai cru la voir naître des côtes de nos mères. Une douleur aiguë, sans aucun cri ni écho. Une délivrance incertaine avec une expression floue et vague qui essaye de sortir de sa craintive chrysalide. Des corps difficiles à cerner compulsent la stabilité de l'horizon. Une présence abattue par un poids invisible exprime ce besoin de quelque chose. Des regards coléreux et vagues perdus dans l'interminable doute. Les traces d'un chaos ou d'une guerre pesante étaient bien présentes. Des plaies en multiples craquelures devaient être restituées, même s'il le faut avec un seul bras. En coups de brosses ou en estampes de couteaux, cette force intérieure devait bien réagir pour son existence. Avec une concertation étroite par une affectivité partagée, une tendresse héritée et un amour nourri, les ailes de la liberté se sont rétablies et nos mères ont refondu au cœur de l'œuvre d'Issiakhem une Nedjma au goût de notre amour, l'Algérie… -Nour-Eddine Saoudi : Souffrances et chuchotements Issiakhem, M'hamed. Aurait-il pu s'appeler autrement ? Je ne peux imaginer un autre patronyme que celui qui le consacre aujourd'hui, que celui qui le révèle à son environnement naturel, son Algérie, à nous tous, mais à lui d'abord. Son nom est désormais et inéluctablement lié à son œuvre. Violenté, il s'est fait violence. Meurtri dans sa chair et dans son sang, il tentera désespérément de s'absoudre de la cruelle culpabilité qui le ronge, qui le précède dans sa fuite pour mieux s'emparer de son âme tourmentée. Elle libérera son génie créateur. Voilé, éthérique, son ouvrage d'orfèvre nous le révèle enfin. Explosion de violence qu'il voudrait partager, mais parce qu'elle est pudeur, elle est tue. Souffrances de l'homme, souffrances d'une terre prodigue, souvent trahie, à laquelle il appartient. Ses meurtrissures sont susurrées, chuchotées à l'aimé, car lui seul peut comprendre la mesure des allusions et des douleurs contenus dans ses toiles. Nous sommes ces êtres aimés… Du moins, nous l'espérons. N-E.S. Musicien. Géologue et préhistorien. -Mohamed Balhi : Ces silhouettes qui me hantaient A mes débuts à Algérie-Actualité, en 1980, j'avais été hanté longtemps par deux peintres aux styles opposés. La nuit, Issiakhem, et le jour, Ziani. Il se trouve que j'étais alors généreusement hébergé par le réalisateur Hassan Bouabdallah, dont l'admirable épouse, Malika, était directrice du Musée national des beaux-arts. Ce couple d'artistes avait lui-même été dépanné par un ami qui leur avait prêté son bel appartement, non loin de la place Addis Abeba et du restaurant Carthage. Je dormais dans le salon, avec, comme décor, des œuvres authentiques de M'hamed Issiakhem, dont l'une rehaussée d'un texte de Kateb Yacine. Je pouvais à tout instant contempler ces silhouettes tourmentées, badigeonnées d'ocre et de bleu. Chaque matin, je passais par le souterrain des facs et je m'attardais sur les tableaux hyperréalistes exposés dans la boutique de Ziani. C'était, avant le croissant et le café crème, mon choc émotionnel. Un jour, alors que j'avouais ma préférence pour le style Ziani, j'eus l'impression d'avoir commis un sacrilège. Hassan m'engueula : «Quoi ! Tu n'aimes pas Issiakhem ? Ziani, ce n'est que la maîtrise de la technique pure !» «Chez Ziani, dis-je, on voit vraiment les veines de la main crispée, comme si l'on assistait à un cours d'anatomie (merci Rembrandt !)» Issiakhem me renvoyait-il l'image d'une Algérie déstructurée, d'une société désarticulée, dont je voulais effacer les traces ? Comment me défaire de ces silhouettes qui m'empêchaient parfois de dormir, alors que j'avais toute la baie d'Alger en vue et ses scintillements la nuit ? Ces silhouettes difformes, je pouvais les toucher… En fin de compte, c'est Issiakhem qui triompha dans mon subconscient. Car il est là à chaque fois que je vois un artisan pétrir de la glaise, à chaque fois que je croise, au détour d'une ruelle, une femme d'un certain âge. Quelqu'un a dit : «N'oublions pas que les petites émotions sont les grands capitaines de nos vies et qu'à celles-là nous y obéissons sans le savoir». C'est de Vincent Van Gogh, un autre écorché. -Nouredine Ferroukhi : Son art n'est pas mort Mettre en vis-à-vis la vie et l'œuvre d'Issiakhem est une tentation que l'artiste à alimentée et en même temps rendu vaine. S'il a toujours affirmé que sa peinture porte un témoignage permanent de sa vie, c'est qu'elle n'est pas seulement un reflet plastique, mais l'écho d'un vécu. Ainsi, l'œuvre relève aussi bien de l'attitude de l'artiste et de son engagement que de l'origine culturelle de son art. Comme il le disait si bien, «un pays sans artistes est un pays mort». Cela veut dire aussi que la culture rentre dans l'œuvre sous toutes sortes d'aspects. Voilà pourquoi l'œuvre se construit, par conquêtes et par à-coups, crises, ruptures et remises en cause majeures, mais non sans tourments, avec un acharnement et des reprises qui la font échapper à la linéarité de la chronologie. Le questionnement sur l'existence remonte à loin et continue à se poursuivre. La difficulté d'être dans ce monde correspond, dans l'art, à la crise de la représentation que l'artiste Issiakhem a voulu démontrer à travers son propre style. Il abandonne toute référence anecdotique à la vie, à seule fin d'en extraire plus clairement le motif dont il a le plus besoin pour donner corps à sa vision. Issiakhem a l'art de toujours tisser des liens forts entre son travail et ses expériences personnelles. (…) Comme tout créateur véritable, Issiakhem est conscient que lorsqu'il peint, tout comme il peindrait un portrait, il ne cherche pas la ressemblance, qui lui importe moins que la vérité. S'il s'interroge sur lui-même, c'est à partir des moyens qui sont les siens. Sous le nom de M'hamed Issiakhem, les mots peuvent-ils remplacer l'émotion provoquée par un tableau, par un dessin ou une eau forte ou la déclencher mieux que le regard ? Ce regard d'Issiakhem que son ami, Kateb Yacine, surnommait «Œil de lynx». -Liazid Khodja : Le happening permanent L'Algérie des années soixante-dix a vécu un bouillonnement culturel dont on n'a pas fini de faire l'inventaire. Les écrivains, tant francophones qu'arabophones, bousculaient la frilosité de leurs aînés. Les cinéastes, autour de la Cinémathèque, emportés par la fièvre des temps nouveaux, se reconnaissaient dans Omar Gatlato. Les peintres, partagés entre rupture radicale et réappropriation critique de l'héritage pictural ancien, cherchaient des réponses à leurs rêves… C'était l'époque de la chanson A vava inouva. C'était aussi Alger, ville ouverte, avec ses terrasses et cette ivresse d'exister, Alger où l'on croisait ce couple magique du peintre et du poète : M'hamed Issiakhem et Kateb Yacine. Familiarité, proximité, complicité, on s'enivrait au vrai sens du terme de ces rencontres dont, avec l'accoutumance, on attendait le moment des retrouvailles. Issiakhem comme Kateb Yacine nous fascinaient par ce permanent happening, marqué par une douloureuse quête identitaire. L'un comme l'autre, l'un et l'autre, ont donné tant à la peinture qu'à la littérature, leur dimension tragique, celle de la plus haute exigence.