«Les mesures du gouvernement sont dérisoires et ne règlent pas nos problèmes. On s'est calmés, mais je vous promets que ça va reprendre très vite et de plus belle», annonce brutalement Hakim, 25 ans, émeutier du Quartier Communal de Fouka. Lundi, en début d'après-midi, le calme s'est réinstallé dans cette localité de la région de Tipasa, au point précis du premier embrasement de colère qui a contaminé les autres villes du pays. Un calme trompeur. Si les émeutes qui ont débuté le lundi 3 janvier se sont atténuées le vendredi 7, la menace continue de planer dans le coin. Capuche sur la tête, veste en cuir recouvrant un survêtement défraîchi, Hakim n'est pas près d'en dire plus pour l'instant. Sa véhémence l'empêche d'avoir un discours récapitulatif clair ou quelques projections précises sur la situation. Il faudra attendre. Difficile de reprendre son souffle après des soirées entières à crier sa révolte, à coups de jets de pierre contre la police et de pneus brûlés pour bloquer la route. Au Quartier Communal, Haï Ali Amar, dit «Château», les émeutes ont été propres et n'ont ciblé aucun bien privé. «Notre ennemi, c'est l'Etat, explique Farouk, habitant du quartier. On s'est donc limités à brûler les bus de Ouyahia (de l'Office national des œuvres universitaires, ndlr) pour l'exprimer. Les gens n'ont pas été agressés et les biens privés ont été sauvegardés, on n'est pas des vandales.» Le phénomène des émeutes n'est pas nouveau, notamment dans cette même région où, en 2006, de violents affrontements ont eu lieu pour des histoires de logements mal attribués. Diar Echems (Alger), devenu l'emblème de la protestation violente sur le logement, mais aussi dans plusieurs autres régions du pays où le ras-le-bol citoyen mène souvent à l'émeute.
Des émeutes payantes Mais ces émeutes qui apparaissaient jusque-là de façon sporadique ont pris une autre tournure depuis l'explosion de colère à Fouka le 3 janvier dernier, qui, pour la première fois depuis plus d'une décennie, a réussi à créer un impressionnant effet dominos, de ville en ville. Hausse des prix de l'huile et du sucre, mal-vie, chômage, crise du logement, manque de perspectives, rupture avec les dirigeants… la liste est longue. Mais comment les émeutes de Haï Ali Amar se sont précisément déclenchées ? Hakim, reprend son souffle et raconte : «Ce sont les vieux du quartier qui nous ont poussés à nous révolter mais sans faire de mal à quiconque. Il était juste question de faire entendre nos voix. On s'est organisés, on a cotisé – chacun a vidé ce qu'il avait dans la poche – pour payer le transporteur d'un container, puis on s'est servis chez le vulcanisateur pour les pneus avec lesquels on a bloqué la route. Et tout le monde nous a rejoints pour scander nos slogans contre Ouyahia, lihabbel ezawalya (qui a rendu fou les pauvres)». A première vue, Hakim peut paraître désoeuvré et aveuglé par la colère, mais plus il confie ses impressions, plus son discours gagne en sagesse et clairvoyance. «Les jeunes du quartier sont des gens bien et ils ne veulent de mal à personne, mais l'injustice nous pousse à bout. L'émeute est le seul moyen d'exprimer notre révolte.» Un de ses amis prend la relève : «On a de l'eau une fois tous les cinq jours. En été, c'est une fois par mois, pas de boulot. Pas de mariage. On s'entasse dans nos appartements et en plus il faut supporter que le maire vienne nous narguer avec son indifférence ?!», raconte Imad, avec un sourire qui mêle subtilement ironie et tristesse. 100 000 DA pour nous déstabiliser Les langues se délient et les détresses se font écho. Ali baisse la capuche de Hakim pour montrer sa blessure à la tête. Il donne en spectacle ses mains écorchées par les jets de pierres puis explique : «Vous croyez que ça nous fait plaisir d'en arriver là ? Ils peuvent continuer à nous faire passer pour des casseurs, mais nous, nous avons bien compris ce qu'il se passe. A Koléa, quelqu'un que je connais a perçu la somme de 100 000 DA pour organiser la casse et les agressions qui visent à déstabiliser notre mouvement de contestation.» Ces jeunes déterminés et tenaces ont fait entendre leur voix mais n'ont pas eu gain de cause, et pourtant ils ont cessé leur mouvement de contestation. Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Mercredi 5, une heure du matin, Moha, 27 ans, s'est réfugié dans la R4 de son frère à l'entrée de la maison pour parler au téléphone, à sa fiancée. Une impasse parallèle à la route bloquée par les révoltés du quartier Haï Ali Amar. Les jeunes continuaient à jouer avec les nerfs des flics qu'ils semaient à chaque fois qu'une tentative de les arrêter était entreprise, pendant que Moha, résigné, en marge, refaisait probablement le monde grâce aux échos de voix de sa bien-aimée. Samir raconte : «Un groupe de cinq jeunes a emprunté l'impasse pour prendre la fuite. Ils ont réussi, les flics sont tombés sur Moha.» Un voisin a assisté à la scène mais n'a pas osé sortir le secourir, de peur d'être, lui aussi, embarqué : «Ils l'ont battu et entraîné jusqu'à la route principale.» La sœur de Moha, le regard plein de larmes qu'elle retient avec fierté, poursuit : «Il ne faisait pas partie des émeutiers, quand on est sortis pour le chercher, on a retrouvé la porte de la voiture ouverte, ses deux téléphones sur le siège et son bonnet jeté par terre un peu plus loin. Ça fait déjà une semaine et on refuse de nous laisser le voir au commissariat. Nous sommes morts d'inquiétude.» Le père de Moha aura finalement réussi à le voir hier :«Il a effetivement été battu», confirmait-il au téléphone. Boutef attendu sur l'ENTV Ses larmes tombent, mais Safia, 29 ans, précise quand même : «C'est nous qui avons imploré les jeunes du quartier de cesser les émeutes, parce que certains contacts nous ont confirmé que Moha était maltraité et que ça risquait d'empirer si les émeutes ne prenaient pas fin.» Hakim confirme : «Nous avons cessé notre mouvement vendredi dès qu'on a su qu'on lui faisait subir des supplices. On s'est dit qu'il fallait qu'ils le relâchent. Une fois fait, on leur montrera de quel bois se chauffent les jeunes de Fouka !» Vendredi a justement été une journée décisive dans le quartier. Après l'appel de la prière, les jeunes ont décidé de reprendre leur contestation. Encore une fois, des pneus brûlés pour bloquer les routes et des slogans pour fustiger Ouyahia, qu'ils ont choisi comme fort symbole de l'Etat à abattre. Après deux heures d'affrontements désespérés, une rumeur annonce que le Président ferait un discours au JT de 20h. La contestation cesse, tous les regards se tournent alors vers l'écran fade et inanimé de l'ENTV. Non, pas de Boutef au JT ni de Ouyahia d'ailleurs. Scandalisés par ce qu'ils interprètent comme du mépris, les jeunes réinvestissent la rue. Puis, la rumeur folle, entre deux jets de pierres : «Moha serait torturé si on n'arrête pas l'émeute», explique Hadji, 23 ans. Ils poursuivent leur démonstration de colère jusqu'à 1h du matin et décident que ce sera la dernière, jusqu'à la libération de Moha. Hadji promet d'ailleurs : «Quand Moha sera libéré, on reprendra nos émeutes et tous ces flics qui n'ont pas hésité à tirer sur les tuyaux de gaz pour mettre le feu verront.» Un stade pour 600 millions de centimes Il reprend son souffle et se corrige : «Non, ce n'est pas vrai, on ne leur en veut même pas. Ce sont des zawalya (pauvres) comme nous et on le leur a dit ! Cela dit, un des officiers paiera quand même, un d'entre eux qui n'est pas comme les autres.» Qui est cet officier ? Hakim répond avec une colère qui redouble d'intensité : «Il est là depuis cinq ans, et il fait sa loi dans le quartier, il ne paye rien et nous méprise tous. Au premier soir des émeutes, il est venu négocier notre silence avec le maire, et comme nous avons été intraitables, on a eu droit à des insultes inaudibles, inacceptables. Etant donné qu'il n'y a pas de justice pour nous défendre, nous nous défendrons seuls.» Dans ce quartier, exemple représentatif de plusieurs autres, oubliés par les politiques, le pain est introuvable depuis des jours, le lait n'est disponible qu'en petite quantité, l'huile et le sucre ne sont plus sur la liste des achats. Les routes sont mal goudronnées, et des ordures jonchent le sol à chaque encablure. «Une absence totale de l'Etat, réplique Ali, la trentaine. Juste avant les émeutes, on a appris que le stade du quartier a été refait pour 600 millions de centimes. Vous vous imaginez, quatre projecteurs et un grillage pour cette somme ! On est livrés à nous-mêmes, au chômage, et ils nous prennent pour des débiles. Comment ne pas se soulever ?» Rien n'est réglé mais le calme est revenu à Fouka depuis quelques jours. Ce calme ne tient qu'à un fil, que ces jeunes couperont certainement lorsque Moha sera libéré.