– Comment analysez-vous la situation qui reste extrêmement tendue en Syrie ? Le plus grave dans une dictature c'est de s'y habituer. Le régime syrien, par sa nature propre, ne cesse de renforcer sa dépendance dictatoriale alors que le peuple syrien, après plus de 40 ans de soumission, est décidé à se laver des toxines de la dictature. Il casse ce cercle fermé, respire l'oxygène de la liberté et récupère sa force pour sa liberté et sa dignité. L'issue est donc prévisible. Le régime sclérosé, ne comptant que sur l'excès de ses capacités répressives et ses moyens de manipulation, est actuellement noyé dans ses propres contradictions structurelles et la fameuse impasse de l'incohérence entre l'objectif déclaré et les moyens appliqués. Les autorités ne cessent de perdre du terrain, alors que le soulèvement populaire de plus en plus étendu et conscient de son potentiel révolutionnaire marque quotidiennement de nouveaux pas, n'accordant aucune crédibilité aux promesses du Président qui se concrétisent par plus de violence et de tuerie aveugle ainsi que des arrestations et des enlèvements. – Jusqu'où ira-t-il le régime baassiste ?
Ce régime, minoritaire dans tous les sens du mot, ira certainement jusqu'au bout. Un régime qui n'a en réalité rien de «baassiste» du moment qu'il n'y a pas, depuis plus de 40 ans, de vie politique ni dans la société ni dans les organismes politiques officiels qui ne sont que des façades ou appareils d'exécution et de corruption par la force du pouvoir, vidés de toute âme politique ou patriotique. Bien que ce régime soit poussé par cette révolution que la Syrie n'a jamais connue dans son histoire et qui l'engage dans une situation toute nouvelle et irréversible pour multiples raisons et cela, quel que soit l'aboutissement de la révolution en cours, il faut certainement s'attendre à des périodes excessivement difficiles du moment que ceux qui sont au pouvoir ne connaissent et n'ont jamais connu de «ligne rouge» de répression. Il reste à dire que tout scénario sur le développement de la situation est pour le moment hypothétique. La carte décisive restera la volonté du peuple à assumer ce moment vital avec patience et sacrifices. – Comment jugez-vous les réactions internationales par rapport à cette répression féroce des manifestations ? Les réactions internationales sont plutôt positives et ne cessent de progresser. Vous n'avez qu'à remarquer les sentiments et la solidarité des Algériens avec le peuple syrien martyrisé. Il y a également les réactions des pays étrangers qui sont naturellement variables, selon chaque pays et ses propres intérêts dans la région ainsi que le poids de l'opinion publique. La courbe dépendra naturellement du civisme des manifestants, de leur courage et de leurs sacrifices ainsi que de la persévérance du peuple à aller en avant de sa révolution démocratique. Jusque-là, la quasi-totalité des réactions déclarées appelle à plus de mesures de réforme effectives et de respect des revendications du peuple, à savoir liberté et dignité. Les pays occidentaux condamnent, par la force des choses, le comportement du tout-sécuritaire adopté par les autorités syriennes, surtout que ces autorités font usage des brigades de la mort pour tuer aveuglement et délibérément des civils et des militaires pour justifier le discours officiel selon lequel il y a un complot extérieur contre la Syrie. – Le mouvement de contestation, comme les autres révolutions dans le monde arabe, n'a pas de leadership. Pourquoi ? Comme vous le constatez, les soulèvements populaires successifs dans le monde arabe, qui ont fait leurs preuves, se caractérisent par un nouveau style : déclenchement par les jeunes, pacifisme, développement et extension selon une «cuisine» propre à chacun, sans leadership connu ou historique, mais avec une organisation et une structuration progressive. A ce sujet, il est important de signaler deux réalités : d'une part, l'existence permanente de forces d'opposition de tendance idéologique variable qui continuaient à dire non à des appareils du régime illégitimes, répressifs et corrompus au prix d'énormes souffrances et sacrifices au long cours de leur lutte et, d'autre part, «l'intelligence» reconnue de ces soulèvements déclenchés par des jeunes qui ont su se servir des moyens modernes de communication pour montrer la répression sauvage de leurs manifestations pacifiques. Si un danger existe pour la révolution du peuple syrien, ce ne sera pas l'essoufflement par l'absence de leadership actuel ou connu, car ce peuple saura mettre sa forme de leadership. – Certains experts internationaux donnent du crédit à la thèse du régime syrien qui évoque le risque d'une guerre civile. Qu'en pensez-vous ?
Effectivement, la première à avoir fait allusion à la guerre civile, dès la première semaine du soulèvement populaire, est Mme Bouthaïna Chaabane, conseillère du président Bachar Al Assad, et ce, en déclarant le risque de guerre ethnique, alors que le premier slogan unanime de tous les manifestants était et demeure le changement pacifique. Même s'il ne faut pas nier qu'il existe ou persiste dans nos sociétés un certain héritage de quelques «sensibilités» de nature religieuse, sectaire ou encore ethnique, le risque d'une guerre civile manque de tout fondement. Il est d'ailleurs important de rappeler que les leaders populaires syriens de toutes appartenances se sont réunis en 1936, pendant l'occupation française, au village (alaouite) d'Al Kordaha où vivait la famille Assad pour confirmer l'unité du peuple syrien face aux manœuvres françaises de diviser la Syrie en 5 petits Etats sectaires ou géographiques. Et ils ont chargé le leader druze, le sultan Bacha Al Atrache, de conduire la grande révolution de libération en Syrie. Si ce risque de guerre civile est évoqué par certains experts internationaux ou des responsables étrangers, c'est parce qu'ils ne connaissent pas encore vraiment le peuple syrien et son expérience historique en la matière. Où certains d'eux auraient des desseins autres… – Certains Syriens n'ont pas hésité à faire la comparaison entre la famille de Bachar Al Assad et les Trabelsi en Tunisie. Etes-vous de cet avis ? La comparaison entre les familles Assad et Trabelsi est juste en partie, à savoir la corruption de toute nature et le système sécuritaire et répressif… Mais la somme du mal fait quantitativement et qualificativement reste incomparable entre ces deux familles. La famille Assad a le pouvoir absolu programmé depuis plus de 40 ans pour le long terme et concrétisé par l'héritage du pouvoir, dans une République où l'armée, tenue par la famille et les proches, domine avec des forces militaires et des brigades loyales, les postes-clés et la mainmise sur tous les secteurs, y compris le trafic de drogue, d'armes, d'or, le patrimoine historique, sans parler d'un totalitarisme sans pair et d'un «culte de la personnalité» à contre-courant des temps modernes et des aspirations du peuple. Il suffit de regarder la différence évidente entre le comportement de chacune face au soulèvement populaire. Sans exagérer, le régime syrien est le pire des régimes arabes. Le changement démocratique de ce régime mafieux et figé par la révolution de son peuple est une véritable nécessité historique pour la victoire de la démocratie et le progrès dans le monde arabe.