Boualem Makouf, ancien membre des Combattants de la libération, branche armée du Parti communiste algérien, puis des réseaux du Front de libération nationale, suite aux accords en ce sens entre le PCA et le FLN des printemps-été 1956, vient de commettre aux éditions Bouchène un livre intitulé Trains de nuit : une captivité à l'ombre des Aurès et préfacé par l'historien Mohammed Harbi. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une autobiographie, mais plutôt d'un témoignage sur les affres subies durant la guerre d'indépendance par les combattants algériens, dans les geôles coloniales françaises, en particulier dans la tristement célèbre prison de Lambèse, située au cœur des Aurès, dans l'Est algérien. L'auteur y a été incarcéré, de 1957 à 1961, avant d'être transféré, avec d'autres de ses frères de lutte, vers des prisons en métropole. Auparavant, l'intéressé avait passé une année environ (1956-1957) dans la prison de Barberousse, à Alger, autre haut lieu des crimes d'Etat français en Algérie. Ce livre se veut également un démenti au révisionnisme, ces dernières années, de la part des nostalgiques de «l'Algérie française» et à la loi scélérate de 2005 sur «les bienfaits de la colonisation». Pour les autorités coloniales françaises (Parti socialiste et Parti radical, et la droite, selon l'alternance au pouvoir), les prisons constituaient un maillon de premier plan de la machine de guerre visant à briser l'irrésistible aspiration du peuple algérien à mettre fin à la longue nuit coloniale. Ainsi, les conventions internationales, en premier lieu les Accords de Genève, sur les prisonniers de guerre, y étaient-elles totalement ou en grande partie bafouées, parce que la France ne reconnaissait pas la qualité de résistant algérien. Par une imposture juridique, elle avait qualifié d'«opérations de maintien de l'ordre» la guerre à outrance qu'elle menait contre les Algériennes et les Algériens. Boualem Makouf raconte par le menu comment les 2500 prisonniers politiques ou de guerre étaient réduits par l'administration pénitentiaire de Lambèse à des matricules, afin d'effacer leur identité d'êtres humains. Ils constituaient les souffre-douleur quotidiens de gardiens sadiques, dont les plus féroces étaient «pieds-noirs». Parmi ces derniers, certains étaient d'extrême-droite, et la plupart ne cachaient pas leur opposition farouche à l'indépendance. Ils ne se privaient d'ailleurs pas de le faire savoir aux prisonniers : «Jamais, nous ne nous laisserons gouverner par des bougnoules». Dès leur arrivée au centre de détention, les prisonniers devaient affronter un premier calvaire, celui de la fouille au corps et de la douche. Ils parcouraient ensuite quelques dizaines de mètres au milieu de deux rangées de gardiens déchaînés, qui faisaient abattre sur eux une pluie de coups de barres de fer, de trousseaux de grosses clés, d'injures bassement racistes, les bousculant et les faisant trébucher, etc. Ils devaient se rendre enfin, nus, dans une température glaciale, dans les douches toujours en courant où les gardiens, hilares, avaient pris soin de savonner le trajet. Ce qui provoquait des chutes nombreuses et douloureuses. Les gardiens faisaient aussi brusquement couler sur eux de l'eau bouillante ; ce qui entraînait de nombreuses brûlures, dont certaines graves. Que ce soit pour déjeuner le matin et à midi, ou pour dîner, les prisonniers devaient, sous les insultes et les coups d'une nuée de gardiens à l'affût, courir, toujours courir, puis saisir au vol l'une des gamelles disposées en pyramide. Ils étaient confrontés à la faim, au manque d'hygiène ainsi qu'aux poux qui pullulaient dans les cellules. Les détenus, gravement malades, étaient laissés à dessein sans soins à l'infirmerie ou dans les cellules jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il était également courant qu'un gardien provoque un détenu ou trouve un quelconque prétexte, pour ensuite le passer à tabac et/ou l'envoyer au cachot pour une durée d'un à quatre-vingt-dix jours. Dans ce terrible lieu, il était soumis à l'arbitraire et aux pires supplices par un détenu de droit commun, que les prisonniers avaient surnommé le «Sanglier», à cause de sa force bestiale, de sa face hideuse et de sa grande cruauté (voir aussi sa description dans Lambèze de Abdelhamid Benzine). Une salle était aménagée à l'abri des regards, pour les policiers, déguisés en gardiens, qui torturaient les prisonniers, soupçonnés d'entretenir des contacts avec la résistance à l'extérieur. En dépit de cette horreur quotidienne, les détenus étaient parvenus à s'organiser, afin de résister à l'atteinte à leur dignité et à leur intégrité physique. Ils tenaient pour cela à leur bien le plus précieux face à la «broyeuse» pénitentiaire coloniale : leur unité. Ils ont commencé par avancer les plus petites revendications, puis une fois celles-ci obtenues, ils les utilisaient comme points d'appui pour d'autres revendications, et ainsi de suite. Ces revendications étaient ponctuées occasionnellement de grèves de la faim. Le sort commun des prisonniers engendra également entre eux fraternité et solidarité. A titre d'exemple, les achats à la cantine de la prison, ainsi que les rares mandats et colis qui parvenaient à certains codétenus étaient partagés équitablement entre tous les prisonniers. Ils se prodiguaient aussi, le plus souvent, sans cahiers et sans livres, des cours de français, de droit, de mathématiques, d'histoire, etc. A ces luttes, les prisonniers de droit commun et les gardiens algériens de souche apportaient une aide précieuse. Certains adhérèrent aux réseaux de la résistance de la prison, d'autres parmi ces gardiens désertèrent vers les maquis. Les événements politiques majeurs à l'extérieur jalonnant la guerre d'Algérie n'étaient pas sans effets sur l'état d'esprit des gardiens, et donc sur leurs conditions de prisonniers. Ainsi, le complot, fomenté en sous-main par le général de Gaulle, le 13 mai 1958, qui lui avait permis de revenir au pouvoir, grâce à une alliance entre la grande majorité des gaullistes et «… tout ce que la France contient de fascistes, d'ex-collabos, de pétainistes, et d'anciens des guerres coloniales» ; le coup d'Etat militaire fasciste avorté du 21 avril 1961 d'un «quarteron de généraux» factieux, qui projetaient de débarquer sur Paris et y renverser le gouvernement de la République ; ou bien le terrorisme de la terre brûlée et du bain de sang de la fasciste OAS (Organisation de l'armée secrète), pour s'opposer à l'indépendance de l'Algérie et aux négociations pour l'indépendance dans la ville d'Evian. Mais l'histoire… Boualem Makouf, «Trains de nuit : une captivité à l'ombre des Aurès». Préface de Mohammed Harbi. Ed. Bouchene, Saint-Denis, 2011.