A la faveur d'une rencontre de présentation de son livre témoignage sur l'assassinat de son frère Hichem, réunissant ses proches, parents et amis, Asma Guénifi est revenue sur une période ô combien douloureuse pour nombre d'entre nous, la décennie noire 1990-2000. Cette rencontre, Asma la voulait intime, réunissant ceux qui ont vécu dans leur chair et ceux qui ont été là dans les moments difficiles pour les soutenir, partageant leur peine et leurs convictions, leur lutte contre l'intégrisme islamiste, avec lesquels des liens ont été tissés par l'amitié et la tragédie. «Ce livre est écrit dans ma tête depuis longtemps, je rendais hommage à nos chers disparus, à chaque date anniversaire de leur assassinat, c'était devenu un rituel», dit Asma, extrêmement émue. Ce livre modeste est un peu un deuil, depuis 17 ans je voulais quelque chose.» Asma explique que la première raison de ce livre témoignage tient à un livre dont l'auteur a rapporté des faits inexacts sur son père, Nasserdine Guénifi, réalisateur, et militant de l'ex-PAGS, et sur son frère. La seconde raison, à la suite d'un problème de santé qu'elle a eu, Asma réalise qu'il était impérieux qu'elle transmette à ses trois enfants la mémoire de sa famille et l'histoire de leur oncle. C'est la seconde raison de son témoignage. Les mots sortent difficilement de la bouche de la jeune femme, elle essaie de ne pas croiser le regard de sa mère, Zahira, qui s'est retirée, très digne, dans un coin de la salle mise à disposition par un des amis de la famille depuis que les Guénifi ont été contraints de quitter la cité Bachdjarah où ils menaient une vie paisible, selon Asma, et où son frère, son aîné de un an, a été abattu par un terroriste au pied de son immeuble, alors qu'il venait d'entrer dans sa vingtième année. Asma évoque Rabah Asselah, qui était son camarade à l'Ecole des beaux-arts, assassiné avec son père, Ahmed, qu'il voulait, vainement, protéger de l'arme meurtrière. Asma évoque la mémoire de cette «grande dame» qu'était Anissa Asselah, emportée tragiquement par la douleur de la perte de son fils unique «Bouba», qui avait, lui aussi, vingt ans. «A chaque date anniversaire, Anissa Asselah m'appelait pour un rappel à l'ordre à la mémoire : ‘‘tu n'as pas oublié''», dit Asma. «Aujourd'hui 24 juin (jour de la rencontre autour de son livre, ndlr), c'est la date anniversaire de l'assassinat de Mohamed Réda et Lila Kheddar, frère et sœur de Chérifa Kheddar, présidente et fondatrice de l'association Djazaïrouna ; mon frère Hichem a été assassiné le 6 juin», dit Asma. «La famille de Chérifa m'a rendu le sourire», poursuit-elle. Les Guénifi trouvent à leur arrivée en France (fin de l'été 1994), en l'association Aïda — créée par des Algériens de Paris et de sa région ou nouvellement arrivés d'Algérie —, un soutien précieux : «Grâce à cette association, on a été hébergés à la Maison des retraités à Saint-Denis pendant 4 ans, on était trois familles réfugiées.» De sa vie en France, c'est la période que retient le plus Asma. Il y a Monique, une collègue de sa mère au centre Beaubourg qui leur prête son appartement pendant son départ en vacances, «tout un mois». Il y a eu Simon Blumenthal, emporté par la maladie, qui s'était tant et tant dévoué pour soutenir les victimes du terrorisme et leurs familles avec l'association qu'il avait créée : Algérie ensemble. Sa veuve et sa fille étaient dans la salle. En 1995, avec quelques camarades, Asma crée à Paris le groupe Hichem, qui sera actif jusqu'en 2002. Nazim Mekbel et Amal Fardeheb qui, avec d'autres enfants ou proches de victimes du terrorisme islamiste, ont créé Ajouad Algérie Mémoires pour que l'oubli n'enferme pas les victimes et leurs proches, sont là aussi. «Nazim Mekbel et Amal Fardhebeb font un travail très lourd et chargé», dit Asma. Mais ô combien nécessaire. En effet, «refuser ce travail de mémoire, qui est à la source de cette association et de la charte qui en émane, serait priver les générations futures des repères nécessaires à la construction de leur identité». C'est le credo de Ajouad Algérie Mémoires. Le titre de son livre, qu'elle a du mal à prononcer, est «une réponse à la charte de réconciliation nationale», explique Asma. «Pardonner, c'est un cheminement. Nous réclamons tous justice et réparation. La charte de réconciliation nationale nous interdit de parler de mémoire.» Asma se tourne vers la psychologue Latifa Belaroussi, et signale qu'elle «a fait un travail formidable avec les enfants de victimes du terrorisme.» Faisant référence au livre d'Asma Guénifi, Latifa Bélaroussi, rappelant Georges Semprun qui disait : «L'écriture ou la vie», «le livre d'Asma Guénifi est pour perpétuer la vie, c'est l'écriture et la vie». Ceux qui ne veulent pas de l'oubli et de l'amnésie devront lire, s'ils en ont la possibilité — dans l'attente qu'il soit disponible en Algérie — ce récit qui participe au travail de mémoire et de reconnaissance de la décennie noire. * Je ne pardonne pas aux assassins de mon frère par Asma Guénifi (Riveneuve éditions, juin 2011).